18| La colère
MAIA
Je suis une personne horrible.
Horrible, horrible, horrible.
Je me dégoûte tellement.
De ce que je me rappelle, cette haine que je me voue à moi-même a toujours été là. Je ne me suis jamais trouvée jolie et je me suis constamment rabaissée intérieurement depuis le début simplement parce que c'est comme ça, que les choses ont toujours été ainsi. Cette haine est apparue un jour sans que je ne sache pourquoi et elle n'est jamais partie.
Ne mange pas ça, tu ne crois pas que tu es déjà assez grosse ?
Tu fais pitié à ne pas être capable de t'ouvrir aux autres. De toute façon, il est clair que les gens rient tous de toi dans ton dos.
Ne réponds pas à cette question, ça ne sert à rien ; la classe est remplie de gens bien plus intelligents que toi.
Ferme ta gueule, tu crois que ton avis intéresse qui ici ?
Il n'y avait aucune bienveillance dans ma voix intérieure : juste une colère que je n'arrivais pas à diriger contre quelqu'un d'autre que moi-même.
Alors, je me suis tue. Je me suis renfermée, et je n'ai plus rien dit. Parler aux autres, se faire des amis, sociabiliser, c'était trop difficile. Je m'étais tellement répétée que je ne valais pas le coup et que ça n'apporterait rien à personne de me connaître que je n'essayais même plus.
Avec le recul, je crois que ça vient de mes parents mais surtout, de ma tante. En tant que fille unique, tous leurs espoirs étaient basés sur moi. C'était implicite ; ils ne m'ont jamais mis la pression pour réussir à l'école ou forcée à être surdouée en arts, en musique ou en sport mais je sentais qu'ils espéraient que je deviendrais une personne importante. Quelqu'un d'utile, comme ma mère pharmacienne ou mon père pédiatre.
Ma tante savait que je me créais toute seule cette pression, et elle a tout fait pour me l'enlever. Elle me rassurait, me complimentait, essayait de me soutenir du mieux qu'elle pouvait. Mais pourtant, c'était pire : sentir qu'elle était si formidable me faisait sentir encore pire.
C'était un cercle vicieux : je me sentais nulle et les gens qui essayaient de m'aider m'enfonçaient sans le vouloir dans ce tourbillon de sentiments négatifs et de dégoût de moi-même.
Je crois que le fond du problème, c'est que je me suis toujours comparée aux autres. Physiquement, mentalement, socialement – sur tous les domaines, je notais les gens et essayais de faire mieux. Seulement, ce fonctionnement ne peut pas marcher bien longtemps. On ne peut pas être meilleur que tout le monde et lorsqu'on se rend compte qu'on est toujours en-dessous quelqu'un, la colère grandit.
C'est ça, le truc. J'étais en colère de n'être pas assez bien. J'étais en colère de n'être que moi quand Daphné et toutes ces filles étaient si belles, intelligentes et courageuses. J'étais en colère d'être aussi lâche et différente quand je voyais les garçons oser rire fort, faire des conneries et profiter de leur jeunesse. J'étais en colère contre mes parents de s'aimer si fort et même de m'aimer aussi parce que je pensais ne pas le mériter. Et puis, j'étais en colère contre ma tante parce qu'elle était indépendante, forte et si maline. Elle était tout ce que j'aurais voulu être, comme un miroir qui me renvoie le reflet de la femme parfaite.
Je me suis construite autour de toute cette colère. Elle s'est logée en moi et n'a cessé de grossir avec les années, me rappelant à la moindre occasion combien j'étais inutile, sous-douée, complètement déphasée comparé aux autres.
Le pire c'est qu'au bout d'un moment, j'y ai trouvé une certaine force. Quand ça allait mal, j'écoutais avec attention cette voix douloureuse cachée au fond de moi qui m'enfonçait encore plus pour mieux rebondir après. Quand je faisais de la boxe, j'utilisais cette colère pour détruire les sacs de frappe. Au fil du temps, elle est devenue une vraie partie de moi.
Mais maintenant, je sais que je dois m'en détacher. Cette colère est toxique et je crois qu'il est temps que j'arrête de me détester.
C'est vrai, j'ai fait des erreurs – des tas, même. J'ai blessé mes parents, j'ai laissé ma meilleure amie sans nouvelles pendant cinq ans, j'ai brisé le cœur d'un garçon que j'aimais et j'ai laissé ma tante gérer les conséquences de mes actes.
Je ne compte pas l'abandon de Rose dans cette liste parce que pour moi, ce n'était pas une erreur. La garder nous aurait détruites toutes les deux. Je n'étais pas assez forte et même avec toute la bonne volonté du monde, je n'aurais pas pu la rendre heureuse. Elle avait besoin d'une famille, d'une mère, et je n'aurais pas pu endosser ce rôle. C'est peut-être la seule fois de ma vie où je peux sincèrement remercier la voix haineuse qui m'a tant hurlé dans les tympans que j'étais une incapable.
Il est temps que je m'aime, et je crois que je mérite cet amour. On m'a déjà aimée et oui, cela se compte peut-être sur les doigts d'une main, mais ces personnes-là m'ont voué un amour puissant et inconditionnel que j'ai désormais envie d'être capable de ressentir envers moi-même.
Je suis courageuse, belle et formidable. Je suis intelligente, puissante, et je sais ce que je veux. Je suis toujours vivante, j'ai tenu malgré les épreuves, et je peux faire littéralement tout ce que je veux de ma vie.
Alors oui, je ne suis peut-être pas la plus courageuse, la plus belle, la plus formidable, la plus intelligente ou la plus puissante de cette Terre, mais j'ai compris que je ne suis pas en compétition avec les autres. Le bonheur est différent pour chacun et chercher à prendre celui des autres ne nous apportera pas le nôtre. Ces filles ont le droit d'être aussi incroyables, et elles ont même raison de l'être.
Et moi aussi, j'ai le droit de m'aimer. Je vais m'aimer.
Et tant que ça n'est pas le cas, je n'aimerai personne d'autre.
∞
HÉLIOS
J'ai embrassé plusieurs filles dans ma vie.
Pas des masses, mais assez pour savoir à quoi ressemble un bon baiser. Celui avec Maia, par exemple, faisait partie de ceux qu'on oublie jamais.
D'abord parce qu'il était incroyable, et ensuite – et surtout – parce qu'elle s'est enfuie juste après.
Je n'ai pas cherché à la rattraper ; j'étais beaucoup trop sonné pour cela. J'avais rêvé de ce moment tellement de fois que pendant un instant, j'ai cru que tout se passait dans ma tête. C'est seulement quand j'ai réalisé que c'était bel et bien arrivé que la douleur de son départ précipité m'a retourné le cœur.
En fait, je crois qu'elle m'a embrassé pour les mauvaises raisons. Je crois qu'elle ne m'aime pas et qu'elle s'est seulement sentie bien à cet instant T où je l'ai prise dans mes bras après ses révélations. Elle s'est sentie protégée, écoutée, et elle s'est laissée allée. Mais dès qu'elle a ressenti en elle que ça n'irait pas plus loin, elle est partie.
Mais moi, je crois que je l'aime. C'est con, hein ? Je suis amoureux de Maia Aubery, soit la seule personne sur cette Terre qui ne me considère même pas assez pour trouver une excuse avant de se barrer après m'avoir embrassé.
Je suis un gros pigeon, putain.
— T'es sûr que ça va ?
Je lève à peine les yeux sur Barbara, qui me fixe d'un air concerné. Elle est debout de l'autre côté de la pièce et semble sincèrement inquiète derrière sa frange.
Elle est arrivée avec sa nouvelle coupe en me disant qu'elle avait « besoin de changement ». Tout ce que j'ai su répondre, c'est que ça lui va bien.
— Tout baigne, réponds-je en levant un pouce en l'air.
Elle arque un sourcil.
— « Tout baigne » ? Sérieux, Hélios, tu me fais flipper.
J'hausse les épaules, un grand sourire aux lèvres. Il n'arrête pas de me monter au visage depuis ce matin. Je crois que mon corps espère recoller mon cœur brisé à coups de grands sourires – et comme je n'ai pas la force de me battre contre moi-même, je le laisse faire.
— Tu veux qu'on en parle ? finit-elle par soupirer en se mordillant la lèvre supérieure.
— Non merci.
— Pourquoi ?
Je secoue la tête, les joues roses.
— C'est gênant, expliqué-je simplement.
Barbara me lance un drôle de regard avant de rétorquer :
— Me parler de tes problèmes, ce n'est pas gênant. Par contre, toi qui rejettes ma déclaration, ça c'est gênant.
Mes joues me brûlent tandis qu'elle étouffe un petit rire. Elle a reparlé plusieurs fois de ce qu'il s'était passé depuis le début de l'après-midi, toujours sur le ton de la blague, un peu comme si elle avait parfaitement réussi à passer au-dessus de tout ça. Je n'arrive pas à savoir si elle s'en fiche vraiment ou si elle fait seulement semblant, un peu comme moi.
— Allez, dis-moi ce qui se passe, finit-elle par me demander, accoudée à mon bureau.
— Ça roule, je te l'ai dit, me défends-je.
Elle lève les yeux au ciel.
— Si ça allait si bien que ça tu ne m'aurais pas demandé de venir, Hélios.
Je m'apprête à la contredire mais je m'interromps au dernier moment, refermant bêtement la bouche.
C'est vrai, je l'ai appelée parce que j'allais mal. J'ai passé la nuit entière à écrire des tas de trucs dans mes carnets mais rien ne s'est éclairci au petit matin comme je l'espérais. J'avais toujours mal dans la poitrine et ma tête me hurlait toujours de tout envoyer valser et de kidnapper Maia contre son gré. Heureusement pour moi – je veux dire, je préfère éviter la prison pour l'instant –, mon cœur a été plus fort et je me suis contenté de souffrir en silence, seul dans ma chambre.
Mais au bout d'un moment, j'en ai eu marre d'être seul. Je voulais que quelqu'un soit là pour me remonter le moral, pour me soutenir. J'aurais bien demandé à mes colocs mais elles n'auraient pas été objectives et en plus, elles sont nulles pour remonter le moral – elles me proposent toujours de soit regarder Clueless soit de manger des fajitas, ce qui ne fonctionne pas dans cent pour cent des cas.
Alors, j'ai pensé à Barbara. C'est con, mais c'est la première personne qui m'est venu en tête. Douce, rassurante, avec qui je me sente bien. Quelqu'un qui me fasse sentir chez moi.
Ça m'a fait mal de me dire qu'autrefois, j'aurais tout de suite su que c'était lui que je devrais appeler.
Barbara a répondu en dix minutes à mon texto en disant qu'elle viendrait dès qu'elle pouvait. J'ai dû attendre qu'elle termine de travailler à l'agence immobilière alors je n'y croyais plus, mais elle a finalement sonné vers seize heures avec un bouquet de violettes à la main parce que « les hommes aussi aiment les fleurs ». J'étais d'accord, et je les ai mises dans un vase avant qu'on aille dans ma chambre.
Déjà, à ce moment-là, je me sentais un peu mieux.
— Allez, bouge ton cul ! me presse-t-elle. Tu t'es disputé avec Allison ? essaie-t-elle de deviner.
— Non.
— Avec Daphné, alors ?
— Non plus.
— Axel a fait une connerie et tu t'inquiètes pour lui ?
J'arque un sourcil avant de répondre :
— Pas que je sache, mais c'est fort possible.
Barbara réprime un sourire.
— Hélios, finit-elle par dire doucement. Dis-moi ce qui se passe, s'il te plaît.
Je la regarde tandis qu'elle vient s'asseoir sur mon lit. J'essaie de ne pas avoir l'air trop perturbé tandis que je referme le carnet dans lequel j'étais en train de dessiner, essayant de ne pas penser qu'une autre était exactement à cet endroit il y a à peine vingt-quatre heures.
Au bout d'un long moment, je finis par dire doucement :
— C'est Maia. Je crois que... je crois que j'ai des sentiments pour elle.
Le visage de Barbara se fige.
— Sérieusement ? demande-t-elle, blanche comme un linge.
— Voilà, c'est gênant, répliqué-je en me plaquant une main sur le visage.
— Non, non ! s'empresse-t-elle de me dire. C'est juste que je ne m'y attendais pas, c'est tout.
Je la regarde à travers mes mains plaquées sur mes yeux en écartant légèrement mes doigts, ce qui lui arrache un sourire. Elle retire ensuite mes mains en disant gentiment :
— En tout cas, je dois avouer que vous allez bien ensemble.
Je ne peux m'empêcher de la regarder d'un air déçu.
— Moins que nous deux.
Je sais qu'elle comprend ce que je veux dire.
Elle secoue doucement la tête et presse légèrement ma main dans la sienne avant de la lâcher, un sourire triste aux lèvres.
— Peut-être. Mais on ne choisit pas qui on aime, pas vrai ?
J'acquiesce en silence.
Bien sûr, que je vais mieux avec Barbara. Elle est très intelligente, ambitieuse et courageuse. Elle m'apprécie, elle est particulièrement gentille avec moi et je lui plais — ce qui est, en soi, déjà suffisant pour la demander en mariage. Je trouve qu'on ferait un couple génial, et je crois même qu'on nous l'a déjà dit plusieurs fois à l'école.
Oh, si seulement je pouvais l'aimer.
— Maia, alors, hein ? finit-elle par dire en se raclant la gorge.
Je grimace.
— Faut croire.
— Et alors quoi, finalement ? dit-elle au bout d'un moment. Si tu l'aimes, tu n'as qu'à aller lui dire. Je ne vois pas où est le problème.
Je la dévisage comme si elle était folle à lier – ce qu'elle est très probablement vu ce que je viens d'entendre.
— Mais bien sûr. Tu sais quoi ? Je devrais même écrire « To me you are perfect » sur une pancarte et me pointer devant chez elle avec une radio qui hurle des chants de Noël.
Elle grimace, ses yeux brillants d'un dégoût – d'une pitié ? – facilement perceptible même sous sa frange effilée.
— Une référence de Love Actually ? Seigneur, tu es sacrément amoureux.
Je détourne le regard, honteux.
Mais qu'est-ce que je suis devenu, au juste ?
— C'est nul que tu ne veuilles pas lui dire, dit alors Barbara. Tu risques de passer à côté de quelque chose.
Je la regarde sans rien dire, le regard éloquent. Elle me regarde dans le blanc des yeux sans rien dire avant de s'exclamer, les yeux grands ouverts :
— Oh merde, tu lui as déjà dit ?
J'acquiesce.
— Et elle a dit non, je suppose, devine-t-elle. Ouch.
Je relève la tête pour la regarder, saisissant une pointe d'ironie dans sa voix.
— Bah alors... Faut rigoler ! s'exclame-t-elle soudain avec un accent bien connu.
J'étouffe un rire en reconnaissant le son TikTok qu'on entend en ce moment à toutes les sauces. Il n'y a pas à dire, j'adore cette fille.
— Tu sais ce qu'on devrait faire ? finit-elle par me dire au bout d'un moment.
Je m'installe encore plus confortablement sur le lit, les bras croisés derrière la tête.
— Regarder un film ? proposé-je.
— Ta gueule.
Il n'y a aucune sécheresse dans sa voix ; elle énonce un fait, c'est tout. J'ai eu faux, elle me le dit. J'adore sa franchise.
— On devrait lui faire regretter son choix, dit-elle ensuite pour ne pas me faire languir plus longtemps.
J'arque un sourcil.
— Ah oui, en effet, c'est différent d'un film.
Elle me fixe d'un drôle d'air, puis son visage s'illumine. Un fin sourire satisfait éclaire ses lèvres comme si elle venait d'avoir la meilleure idée de l'année.
— Pas tellement, quand on y pense... Dis, tu as toujours ton projecteur – celui que tu avais prêté à madame Johnson pour la projection de Billy Elliot en cinquième ?
Je me redresse, me demandant où est-ce qu'elle veut en venir.
— T'as une mémoire de dingue, commenté-je, impressionné. Mais pour répondre à ta question : oui, je l'ai toujours.
Elle se lève d'un bond et attrape le col de mon t-shirt d'un air enthousiaste avant de me dire avec un grand sourire :
— Dans ce cas, j'ai une idée géniale.
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