« Lix, attends moi !! »

En entendant son surnom, Félix se retourna pour voir sans aucune surprise Changbin courir derrière lui. Âgé de 12 ans, le garçon avait toujours ses joues bardées de tâches de rousseur encore un peu rondes de son enfance. Son uniforme de collège était un peu froissé à cause de la journée et il se sentait fatigué. Par pur réflexe, il passa le bout de ses doigts sur la croix d'argent accrochée à son cou.

C'était hélas devenu habituel qu'il se fasse taquiner à l'école à cause de la religion. En grandissant, il avait compris beaucoup de choses et notamment le fait que c'était naturel de recevoir des remarques à ce sujet. Les enfants de son âge n'étaient pas très malins à ses yeux : il n'embêtait personne à ce sujet, il était bon élève, mais il était toujours considéré comme un étranger même si ça faisait des années qu'il était arrivé en Corée du Sud avec ses deux parents. Il n'avait d'ailleurs que très peu de souvenirs de ses années là bas.

A côté de lui et à bout de souffle, Changbin s'arrêta quelques secondes pour reprendre sa respiration. Lui avait quelque peu changé, plus grand que Félix, plus dur physiquement et toujours aussi gentil avec lui, il était rapidement devenu inséparable avec son voisin malgré les avertissements de sa mère. Ils se voyaient tous les jours, partaient au collège ensemble et en revenaient tous les deux. Parfois Félix devait mentir à sa mère car il finissait plus tôt, mais voulait rentrer avec Changbin alors il prétextait des devoirs à faire en études pour rentrer plus tard. A chaque fois que ça arrivait, il redoublait ses efforts à la prière du soir pour demander au Seigneur de le pardonner.

« Désolé Changbin, je pensais que tu étais déjà parti. » dit Félix en souriant à son ami pendant que celui ci reprenait son souffle péniblement.

« Non voyons, tu viens dormir à la maison ce soir je ne pouvais pas rentrer sans toi quand même ! »

Après de très nombreuses soirées de négociations, les deux garçons avaient réussi à convaincre la mère de Félix que ce dernier vienne dormir chez son voisin pour une soirée pyjama. La mère de Changbin avait accepté depuis des mois avant que l'autre maman ne finisse par céder. Fous de joie, les garçons avaient déjà prévus une quantité de chips et de soda conséquente, sans parler de plusieurs films qu'ils comptaient déjà voir dans la soirée.

« Tiens, il t'est arrivé quoi aujourd'hui ? » demanda alors Changbin en montrant le pan de blazer d'uniforme de Félix encore tâché de poussière. Par réflexe, le cadet passa nerveusement sa main dessus pour tenter de le dépoussiérer.

« C'est rien du tout, je suis tombé pendant la pause de cet après midi. » répondit le garçon sans cesser de sourire, il voulait faire passer sous silence le fait que c'était un de ses camarades qui l'avait poussé dans la terre en disant que sa famille et lui étaient des détraqués à croire en Dieu. Aussi, il ne voulait pas provoquer la colère de Changbin : dès qu'il évoquait ce genre de souci, son ami devenait rouge et lui promettait de casser le nez des crétins qui lui avaient fait ça.

« Mhm. »

Changbin ne semblait pas le croire, mais ce n'était pas grave. Le cadet continuait d'avoir son sourire de façade, ce n'était pas grand-chose à ses yeux. Il n'y avait pas de raison d'être énervé ou quoi que ce soit : après tout il avait toujours appris à pardonner les offenses. C'était une prêche régulière du prêtre de son église. Aimer son ennemi et offrir sa bienveillance quelque en soit le prix. Même si parfois, Félix se sentait débordé par ses émotions il se contrôlait toujours bien.

« Allez on y va. » continua Changbin en passant son bras autour des épaules de son ami. « ça va être génial, on va pas dormir de la nuit ! J'espère que ta mère ne vas pas venir te chercher trop tôt le lendemain matin, j'aime bien faire des grasses matinées. »

« Tu dis ça depuis que tu as enfin un lit double et plus un lit simple. » le taquina Félix en attrapant la main de Changbin pour qu'il garde son bras autour de ses épaules. « Ma mère m'a dit que je n'en aurais pas utilité jusqu'à ce que je quitte la maison, je ne suis pas prêt de changer de lit... »

L'aîné se mit à rire un peu en entendant ce que Félix disait et ce dernier se sentit bien mieux qu'en début de journée. Avec un an d'écart, les deux amis étaient séparés d'une classe mais trouvaient toujours le moyen de déjeuner ensemble et de passer leur temps libre tous les deux au collège. Félix n'avait pas beaucoup d'amis, il s'entendait bien avec un ou deux garçons de sa classe, mais beaucoup l'évitait à cause de la croix accrochée à son cou et il en avait conscience. Pendant une semaine il l'avait dissimulé sous ses vêtements et l'école avait été moins pénible, mais en oubliant de la mettre au grand jour un soir, il avait eu droit à un long sermon de sa mère comme quoi il manquait de reconnaissance. Il n'avait plus osé la cacher depuis, de peur d'oublier et de décevoir ses parents.

« Il faut bien un lit double quand on grandit, sinon comment on fait quand on est en couple ? Quand on sera plus grand il faudra bien qu'on dorme à deux dans le lit ! » reprit Changbin en reprenant la route vers leurs maisons. Dans la poitrine de Félix, son cœur se serra.

« En couple ? Avec une fille ? » demanda t-il d'un air dégoûté. « Pff, pas avant le mariage tout ça, ça sert à rien de toute façon. »

« C'est ce qu'ils disent dans la Bible ? » continuait l'aîné d'un air taquin.

Changbin était bien la seule personne dont Félix tolérait les remarques sur la religion. Il savait que ce n'était pas médisant ou méchant et que son ami respectait ce que sa famille et lui croyait. Aussi tira t-il la langue à son aîné.

« Oui ! On doit fidélité et amour à une seule personne dans notre vie, j'ai le temps de découvrir tout ça. »

« ça a l'air sacrément ennuyeux. » reprit Changbin en haussant les sourcils. « Comment tu fais si un jour tu t'entends plus avec la personne ? Tu te prives d'aimer une autre personne ? »

« Non, quand tu aimes quelqu'un c'est pour la vie ! » répondit Félix avec un air très sérieux. Il était sincère, à son âge l'amour lui semblait être le sentiment le plus puissant du monde. Ses parents l'aimaient, et il aimait ses parents. Lorsqu'il trouverait sa femme, il savait que ça serait la bonne personne pour le reste de sa vie.

« ça peut changer ça Félix. » continua l'aîné d'un air tout aussi sérieux d'un coup. « Et c'est pas grave si ça change. On a une vie entière, t'imagines quand on sera vieux et qu'on aura 40 ans, ça se trouve on voudra changer d'ici là ! »

L'espace d'un instant, Félix se demanda si lui et Changbin seraient toujours amis lorsqu'ils auraient 40 ans ou plus. Probablement. Ils seraient mariés avec des enfants, et leurs enfants seraient peut être amis entre eux aussi. En tout cas, le garçon esquissa un sourire à cette image : celle de lui et son ami, accoudés à une table de cuisine entrain de boire du vin comme son père pouvait faire, alors que leurs épouses parlaient toutes les deux et que les enfants jouaient ensemble. C'était rassurant de se dire que Changbin serait là dans le futur, il avait toujours été son guide depuis qu'il était arrivé en Corée et ça lui faisait du bien de l'avoir avec lui.

« Tant qu'on est ensemble, même à 40 ans ça me va. » répondit alors Félix sans cesser de sourire.

Ils prirent ensemble le bus pour rentrer dans le quartier où ils habitaient tous les deux. Assis côte à côte, ils firent abstraction des autres élèves qui prenaient le bus en même temps qu'eux pour continuer à parler de tout et de rien. Félix était terriblement impatient de sa soirée : il allait très souvent chez Changbin et connaissait sa famille ainsi que sa chambre par cœur. Mais le fait de pouvoir y dormir ajoutait énormément de piquant. C'était la première fois qu'il était autorisé à dormir ailleurs que dans son lit d'enfant et il avait hâte de pouvoir dérouler son sac de couchage pour veiller jusque tard en parlant avec son aîné. Ils finirent par partager une paire d'écouteurs pour écouter de la musique sur le téléphone de Changbin : les parents de Félix n'en voyait pas d'utilité et n'avaient pas voulu en acheter un à leur fils. Le garçon n'avait pas insisté : il n'en avait pas vraiment besoin en effet. Mais Changbin avait fait planter dans sa tête l'idée qu'ils puissent s'échanger des messages le soir quand ils ne pouvaient normalement plus se parler à cause de l'heure tardive, et Félix était intéressé. Aussi avait il prévu s'en parler avec ses parents.

Ils sortirent du bus une fois le chemin terminé. L'air était encore frais du début du printemps, aussi se pressèrent ils de rentrer afin de pouvoir tout préparer. Félix avait le droit de partir chez son ami une fois ses devoirs pour le week-end terminés, aussi s'était il avancé toute la semaine le plus possible pour aller chez Changbin rapidement. Ils saluèrent tous les deux la petite voisine d'à côté de chez eux avant de se séparer sur le palier de la famille Lee, où Félix promit de faire ses quelques devoirs rapidement avant de pouvoir enfin le rejoindre.

« Maman, je suis rentré ! » s'exclama t-il en poussant la porte d'entrée pendant que Changbin sortait de la cour pour rejoindre sa propre maison.

La lumière baignait le couloir de l'entrée, encombré de quelques paires de chaussures appartenant à ses deux parents. Son père était souvent en déplacement, c'était pour son travail qu'ils avaient dû retourner vivre en Corée alors que le couple avait quitté le pays des années auparavant pour la même raison. Félix se déchaussa et se rendit dans la cuisine au bout du couloir pour trouver sa mère affairée aux fourneaux. A ses yeux, elle ne prenait pas une ride, pas une marque du temps qu'il passait. Elle était vraiment la plus belle femme du monde.

« Ah ! Tu es rentré mon petit chat. » lança t-elle en se tournant vers lui pour lui sourire. « La journée s'est bien passée ? »

« Oui ! » mentit il pour ne pas inquiéter sa mère. Au début il avait parlé des soucis qu'il rencontrait à cause des autres enfants, mais sa mère s'était montrée inflexible : les idiots qui reniaient Dieu ne méritaient pas son attention, il fallait être fier de ses valeurs. Aussi, dès qu'un incident de ce genre arrivait il préférait garder le secret. « Je vais aller faire mes devoirs et mon sac pour aller dormir chez Changbin. »

« Oui bien entendu. » répondit sa mère sans cesser de sourire. « Pense bien à prendre ton carnet de prières et ta Bible aussi, si jamais tu veux la lire avant d'aller te coucher. »

Félix hocha la tête et abandonna la cuisine pour retourner dans le couloir et ainsi emprunter l'escalier jusqu'à l'étage. Toutes les maisons du quartier étaient des maisons jumelles : il s'agissait du même plan à l'intérieur. Aussi, il prit le même chemin qu'il prenait chez Changbin pour rejoindre sa chambre. Cette dernière n'était pas spécialement beaucoup décorée mais elle convenait à Félix. Hormis son lit, un bureau et une armoire, il y avait quelques étagères chargées de livres et de figurines. Rien n'était accroché au mur, hormis l'éternel crucifix au dessus de sa tête de lit. Sur sa table de chevet se trouvaient deux photos : une de ses parents et de lui prise des années auparavant, et une de lui et de Changbin lors de leur première sortie à la plage tous les deux.

Après avoir posé son cartable à côté de son bureau, le garçon sortit son agenda et se mit aussitôt au travail. Il était hors de question de perdre une seconde de plus, aussi se rua t-il sur ses exercices d'arithmétique et d'algèbre pour en finir le plus rapidement possible. Son esprit était entièrement happé par l'idée d'enfin aller dormir chez Changbin. Cela faisait des mois qu'ils en parlaient. Et l'idée d'enfreindre les règles de la maison : manger des chips tard, regarder des films sans limite d'heure et surtout parler jusqu'à ce que tout le monde dans la maison dorme, tout ça était excitant au possible. Félix dévora alors ses devoirs avant de pouvoir repousser son carnet et de se changer à la hâte. Il troqua son uniforme scolaire pour enfiler un jean et un tee-shirt avec un sweat-shirt pour mettre sa tenue d'école dans son panier de linge sale. Ensuite, il se rua dans son armoire pour en sortir son sac de couchage et le sac à dos qu'il réservait habituellement aux sorties en forêt avec ses parents le dimanche après midi, après la messe et un bon repas. Il y fourra son pyjama, un change pour le lendemain, sa brosse à dents ainsi que du dentifrice et hésita un moment devant son carnet de prières ainsi que sa Bible, posés tous les deux sur sa table de chevet.

Aurait il le temps de lire une fois là bas ? Ce n'était vraiment pas sûr. Il pouvait toujours prendre sa Bible, c'était un modèle de poche et elle ne prenait pas beaucoup de place. Après avoir hésité quelques secondes, il enfonça le livre dans ses vêtements et ferma ses sacs pour dévaler les escaliers. Il avait terriblement hâte.

Félix retrouva sa mère dans le salon, entrain de regarder une chaîne d'informations en continu. Dans la maison baignait la bonne odeur d'un repas familial, mais le garçon n'avait pour une fois pas envie de rester. Il allait manger chez Changbin et surtout dormir chez lui ! Lorsqu'elle l'entendit descendre, sa mère se leva avec un sourire sur le visage.

« La maison va être bien vide jusqu'à ce que papa rentre. » dit-elle en se penchant en avant pour prendre son fils dans ses bras. « Ah... tu grandis trop vite, tu le sais ça ? »

« Je suis toujours ton petit chat maman ! » répondit il en riant de bon cœur, faisant ainsi fondre celui de sa maman en face de lui.

« Bien entendu. » rétorqua t-elle en lui caressant le nez du bout du doigt avant de se mettre à rire à son tour. « Sois sage surtout et ne mange pas trop de cochonnerie ! Et n'oublie pas ta prière avant de dormir, c'est très important ! Sinon le Seigneur ne sera pas content. »

« Promis ! »

Félix donna un baiser sur la joue de sa mère avant de faire demi-tour et d'abandonner sa maison pour la soirée. Son cœur battait un rythme infernal dans sa poitrine : il avait rêvé de ce moment depuis des semaines maintenant et l'idée même de partager quelques instants privilégiés avec Changbin le ravissait. Il regarda bien des deux côtés de la rue avant de traverser et de venir toquer à la porte de la famille Seo. Il était aussi un peu nerveux : il se savait bien éduqué et il espérait sincèrement que tout allait bien se passer.

Lorsque la porte s'ouvrit sur une grande jeune fille, Félix sentit l'appréhension monter d'un cran. Elle ressemblait beaucoup à Changbin, si ce n'était qu'elle le dépassait d'une bonne tête et qu'elle avait quelques cicatrices d'acné sur les joues. Elle s'écarta de la porte d'entrée alors que dans le fond un véritable vacarme se faisait entendre.

« Bonjour Changna, tu vas bien ? » demanda Félix en entrant enfin dans la maison tout en saluant la sœur aînée de son ami, qui était occupé à dévaler les escaliers pour accueillir son invité.

« Oui ça va, j'avais oublié que c'était ce soir que tu venais Félix ! » répondit elle sans cesser de sourire pour laisser passer le garçon, qui fut aussitôt aux prises avec Changbin.

Changna était la grande sœur de Changbin de trois ou quatre ans, c'était déjà une adolescente et Félix la trouvait toujours très gentille. Même si son ami s'en plaignait, il savait très bien que Changbin adorait sa sœur et passait autant de temps que possible avec elle. De temps en temps Félix était jaloux : lui était enfant unique. Il aurait aimé avoir des frères ou des sœurs.

« Changna ! Tu aurais pu attendre que je vienne pour lui ouvrir ! » s'écria Changbin avec sa voix tonitruante en attrapant aussitôt son ami par les épaules.

« Hey du calme le gnome ! » répondit Changna en lui tirant la langue et en refermant la porte derrière Félix. « Il fallait être plus rapide, c'est pas moi qui passe ma vie derrière la fenêtre de ma chambre pour guetter l'arrivée de Félix ! »

A ces mots, les joues de Changbin rougirent outrageusement et son cadet se mit à rire. Ça rassurait énormément Félix de savoir qu'il n'était pas le seul à être impatient de cette soirée. Il se dégagea de la poigne de son ami pour enlever ses chaussures avant que madame Seo ne débarque dans l'entrée avec les poings sur les hanches et un faux air sérieux. Avec les années, elle était plus ronde que lorsque Félix l'avait rencontré. Mais elle avait toujours un air bienveillant et gentil, surtout quand elle faisait semblant d'être exaspérée de ses propres enfants.

« Bon, si le zoo est bientôt fini est ce que c'est possible de laisser ce pauvre Félix déposer ses affaires dans ta chambre Changbin ? Le repas sera prêt pour 20h alors je veux tout le monde dans la salle à manger à cette heure ci ! »

Dans un concert de « oui », Changna retourna dans le salon pour regarder la télévision pendant que les deux garçons montèrent à l'étage pour que Félix puisse déballer ses sacs. La décoration de la chambre de Changbin avait quelque peu changée au fil des années. Certains posters de super héros avaient laissé la place à des chanteuses de pop, des mangas ou encore des footballeurs connus. Désormais il y avait aussi moins de place : le lit double était très grand et faisait face à une commode où se trouvait une télévision ornée d'une console de jeux. Au pied du meuble reposait une guitare acoustique que Changbin s'était vu offrir à son dernier anniversaire. Félix posa ses sacs au pied du lit sur lequel son ami s'était assis et s'apprêtait à déballer son sac de couchage quand Changbin l'arrêta d'un geste.

« Tu veux pas qu'on dorme ensemble ? On a de la place dans le lit tu sais. » dit il d'un air perplexe en observant son cadet. Félix fit une légère moue.

« Je n'ai pas envie de te déranger, puis ça va tu sais j'ai l'habitude de ne pas avoir de place. » répondit Félix en esquissant un sourire : le lit de Changbin semblait très confortable mais il ne pouvait pas le gêner.

« Félix, je te le propose. » rétorqua son ami en tapotant la place à côté de lui « Puis ça sera mieux pour se partager les plaids en regardant les films de toute façon. »

Il fallait admettre que c'était un bon argument. Félix ne déballa donc pas son sac de couchage avant de venir s'asseoir à côté de son ami sans cesser de sourire.

« Tu as commencé la guitare alors ? » demanda t-il en montrant d'un coup de tête l'instrument posé dans un coin de la chambre.

« Oui un peu, mes parents m'ont inscrit à des cours mais je crois que je ne suis pas très doué. » répondit Changbin en s'étirant et en s'allongeant sur son lit. « J'aimerais essayer de chanter, mais ma voix change tout le temps en ce moment. »

La puberté était aussi quelque chose avec quoi Félix avait du mal. Sa voix, habituellement fluette, était devenu très grave avec le temps. Il était dans une période où sa voix déraillait à plusieurs reprises par jours et il était persuadé que ça n'allait pas s'arranger. Il savait que beaucoup de garçons de son âge l'enviaient pour avoir un timbre d'adulte aussi grave, mais il en était embarrassé au quotidien.

« Tu es bon en littérature. » continua Félix en s'asseyant en tailleur. « Tu devrais essayer d'écrire des paroles de chanson, je suis certain que tu serais très doué pour ça. »

« C'est une idée, pourquoi pas ! » répondit son aîné en souriant .

Ils parlèrent encore de tout et de rien longuement avant que madame Seo n'appelle tout le monde à venir se mettre à table. Les deux garçons abandonnèrent alors la chambre pour rejoindre la salle à manger attenante à la cuisine de la maison. Sur la table, ils découvrirent plusieurs pizzas faite maison. Félix s'installa à côté de Changbin : le père de ce dernier travaillait dans la même société que son père à lui et ils étaient contraint de voyager régulièrement. Si le père de Félix pouvait rentrer souvent, ce n'était pas le cas de celui de Changbin qui partait régulièrement à l'étranger. Ce soir, ils étaient donc quatre autour de la table de la salle à manger.

Félix laissa son regard se promener dans la pièce. Au milieu des photos de famille présentes sur le buffet renfermant la vaisselle, il fut surpris d'en voir une de Changbin et de lui prise dans le jardin de la famille Seo. Lui gardait les quelques clichés avec son ami étaient confinés dans sa chambre, sa mère étant intraitable sur la décoration des pièces communes. Hormis quelques photos des offices religieux de Félix, son baptême, sa communion et sa participation à la chorale de Noël l'année précédente, il y avait peu de photos dans le salon.

Alors que Félix s'apprêtait à réciter le bénédicité comme à la maison, les enfants Seo souhaitèrent simplement bon appétit avant de se servir. Ils mangèrent avidement les pizzas qu'avait préparé madame Seo tout en parlant de leur semaine à l'école. Changna écoutait d'un air distrait en regardant son téléphone posé à côté de son assiette, provoquant une légère confusion chez Félix. Tout était si différent de chez lui. Bien entendu, il avait comprit que ce n'était pas nécessaire de réciter tout son discours avant un repas à l'école, mais chez lui il n'en avait jamais raté un seul. La famille Seo était gentille, ils étaient attentionnés et doux avec lui, aussi Félix se sentait légèrement perdu. Pourquoi des gens intelligents et raisonnés ne faisaient rien en rapport avec la religion et la foi ?

« Tu ne manges pas Félix ? Tu n'as pas faim ? » s'inquiéta bientôt madame Seo en observant l'assiette vide du petit garçon.

« Oh non, désolé ! Ça a l'air très bon madame Seo. » répondit Félix en se servant dans un des plats disposé sur la table. Et il avait raison : la mère de Changbin était une bonne cuisinière.

Une fois sorti de ses pensées, c'était bien plus agréable de manger sans trop remuer ce qu'il avait dans la tête. Il se mêla à la conversation facilement avec la famille, même Changna était plutôt gentille pour une adolescente avec quelques années de plus qu'eux. Après avoir mangé quelques fruits en dessert, madame Seo les mit à contribution pour débarrasser la table avant de les laisser faire ce qu'ils voulaient. Changbin et Félix se ruèrent donc à l'étage après avoir remercier la mère du premier afin de faire leur douche l'un après l'autre. Une fois en pyjama, les deux garçons fermèrent la porte de la chambre de Changbin derrière eux, sans la verrouiller tout de même, avant de filer grimper dans le lit en riant tous les deux.

Ils jouèrent d'abord à quelques jeux de combat sur la console de Changbin, mais Félix n'était pas bon du tout. N'ayant lui même aucune console à la maison, ses maigres entraînements se résumaient à ceux qu'il faisait chez son ami. Ils arrêtèrent rapidement, l'aîné ne voulant pas frustrer le plus jeune en étant plus à l'aise que lui. A la place, Changbin attrapa un des paquets de bonbons qui traînaient à côté de son lit (ils iraient se brosser les dents une deuxième fois, ce n'était pas bien grave!) ainsi qu'un des plaids se trouvant sur son lit pour s'enrouler avec Félix dedans et attraper la télécommande de sa télévision.

« Tu es prêt pour quelques films ? » demanda Changbin en ouvrant la plateforme de vidéos à la demande d'un air curieux.

« Oui, tout sauf des films d'horreur s'il te plaît, j'ai peur après. »

Félix se sentait bien dans le plaid de Changbin baigné dans son odeur et sa chaleur. Le garçon soupira d'aise en se calant confortablement par dessus les couvertures du lit de son aîné alors que celui ci choisissait un film d'action classique. Il picora quelques bonbons le temps du générique de début et sentait l'excitation monter lorsqu'il se rendit compte qu'il faisait nuit noire à l'extérieur. Il allait vraiment passer la nuit chez Changbin et rien au monde ne pouvait le rendre plus heureux.

A quelques centimètres de son ami, Félix se détendit dans les oreillers tout en regardant le début du film. C'était une production américaine très générique, un bon film d'action produit quelques années auparavant. Ils rirent aux blagues potaches du héros, sentirent des frissons lors d'une course poursuite endiablée et crièrent victoire lorsque la bande d'amis de protagonistes s'en sortit indemne après toutes leurs péripéties. Même si Félix était légèrement fatigué, il ne voulait pas que ça s'arrête. Au fil du film, ils avaient échangé des remarques avec Changbin comme ils le faisaient d'ordinaire, en commentant les actions des personnages ou en essayant d'attraper un bonbon ou un soda pour se désaltérer.

Ils enchaînèrent sur un second film sans attendre. Cette fois ci, ce n'était pas un film d'action mais plutôt surnaturel. Félix était terriblement concentré. La principale protagoniste s'était réveillée un jour dans le corps d'un homme et personne autour d'elle ne semblait se souvenir qu'elle était une fille autrefois. Perplexe, le garçon attrapa ses genoux pour les tenir étroitement dans ses bras tout en regardant l'écran.

Ce qui le perturba davantage, c'était le fait que le meilleur ami de cette pauvre femme transformée semblait être amoureux d'elle. Aussi, lorsqu'ils se retrouvèrent tous les deux et que le jeune homme voulu embrasser son amie, dans un corps d'homme, Félix sentit ses oreilles rougir intensément.

Parfois il avait entendu jusqu'à quel point sa mère n'aimait pas les hommes qui aimaient les hommes et les femmes qui n'aimaient que les femmes. Elle les qualifiait de « dégénéré » et elle lui rabâchait à quel point c'était dégoûtant. Pourtant, Félix sentait au creux de son ventre une légère appréhension en voyant les deux protagonistes s'approcher de plus en plus, jusqu'à ce que leurs lèvres s'effleurent. Était ce vraiment dégoûtant ? Ni l'un ni l'autre ne semblait l'être...

« Hey Lix... Te force pas à regarder si ça te dérange. »

La voix de Changbin le fit sursauter, aussi se tourna t-il vers son aîné. Ce dernier l'observait avec un léger sourire peiné avec la télécommande à la main. Honteux, Félix ouvrit la bouche pour se justifier.

« M-mais non, tout va bien, pourquoi ? » demanda t-il nerveusement.

« Parce que tu retiens ton souffle depuis une bonne minute maintenant. » répondit son aîné en lui donnant un léger coup de pied sur le sien sous le plaid. « Ce n'est qu'un baiser, t'es plus un bébé non ? »

« Oui, enfin... » commença à reprendre Félix, encore nerveux. Par réflexe, il toucha la croix accrochée à son cou : à chaque fois qu'il se sentait tiraillé c'était la seule chose qui le rassurait. « Je ne sais pas, j'ai jamais embrassé quelqu'un. »

« Je sais. »

Bien entendu que Changbin savait. Changbin le connaissait depuis des années et ils étaient inséparables. Pourtant Félix n'avait aucune idée de si son aîné avait déjà embrassé qui que ce soit. En y pensant, il fixa un instant les lèvres de Changbin : elles étaient charnues et plutôt jolies, mais le garçon secoua la tête par réflexe.

« Allez ce n'est rien. » reprit Changbin en souriant de nouveau et en lui faisant signe de regarder de nouveau la télévision : la scène du baiser était enfin passée.

S'il se sentait maladroit en présence de son aîné, ce dernier ne s'était jamais moqué de lui, chose pour laquelle Félix était terriblement reconnaissant. Il savait qu'il était prude pour un garçon de son âge, surprotégé par ses parents et moqué à l'école. Mais Changbin était toujours là pour le rassurer et lui dire les choses importantes qu'il avait besoin d'entendre.

« Tu sais Lix. » commença Changbin une fois le film terminé et la jeune femme ayant retrouvé son corps d'origine tout en se mettant en couple avec son meilleur ami. « Ce n'est pas grave d'avoir envie d'embrasser quelqu'un. Je sais qu'on en a déjà parlé mais c'est naturel. »

« Je n'ai jamais eu envie d'embrasser quelqu'un. » répondit aussitôt le garçon en laissant une fois de plus dériver ses yeux sur les lèvres de Changbin. Ce dernier tiqua, mais n'insista pas plus que ça.

« Comme tu veux, va à ton rythme. Mais ne te prend pas la tête d'accord ? »

Ils regardèrent ensemble encore un autre film mais Félix sentait ses yeux papillonner en plein milieu. Alors qu'il fermait inconsciemment les yeux pour se reposer, il entendit son aîné lui dire d'aller se brosser les dents pour qu'ils puissent fermer les lumières et se coucher. Sans réfléchir le garçon obéit et s'exécuta.

Ce ne fut qu'une fois allongé dans le lit avec Changbin, les dents propres et la lumière éteinte, que Félix se rendit compte qu'il n'avait pas fait sa prière du soir. Alors qu'il allait sortir du lit pour la faire, son ami lui attrapa doucement le bras en lui demandant de ne pas trop bouger la couverture car il faisait froid. Le garçon hésita quelques secondes. Sa mère lui avait bien dit de faire sa prière, il n'avait pas envie de désobéir et...

Lorsqu'il sentit les doigts de son aîné s'entrelacer aux siens pour le ramener sous la couette du lit, Félix céda. Il se glissa de nouveau à côté de Changbin et enfonça sa tête dans l'oreiller confortable. Dans les ténèbres de la chambre, il aperçu vaguement le sourire de son ami sur ses lèvres pendant qu'il lui caressait la main doucement.

Ce fut la première fois où Félix ne fit pas sa prière avant d'aller dormir.