Chapitre 6 : Jay
Le prof de maths me donnait la chair de poule. Il avait ce regard vicieux planté au milieu d'un visage rond et des lèvres pincées, si fines qu'on ne les distinguait même pas. En un mot, il était affreux.
— J'y comprends rien, ça me soûle, rouspéta mon voisin de classe.
— Fais comme moi, ne te donne pas la peine de chercher.
La rentrée n'était déjà plus depuis que nous avions dépassé la mi-septembre. Et j'étais déjà à la ramasse en maths. Au bout de deux semaines ! Qu'est-ce que ce serait à la fin de l'année...
Un objet non identifié percuta l'arrière de ma tête. Je récupérai le papier chiffonné et le dépliai pour voir apparaître le petit mot de mon ami assis à quelques rangs derrière.
« Trou du cul. » Voilà ce que Mike avait écrit de sa belle plume de poète. Un vrai gamin irrécupérable.
La sonnerie retentit et je fus dehors avant même que l'affreux prof ne finisse de donner les devoirs pour la semaine prochaine. Mike courut pour me rattraper et nous nous installâmes sur notre banc attitré dans la cour, attendant que nos autres potes arrivent. Et ils ne furent pas longs.
Aria apparut la première avec ses cheveux blond cendré aux mèches roses. Elle insistait pour qu'on l'appelle Aria au lieu de Arianna, sans comprendre pourquoi ce diminutif lui tenait tant à cœur. Puis ce fut au tour de Sarah et enfin Hugo.
— J'en peux plus, je déteste ce bahut, décréta Aria.
— Il nous reste plus que quelques mois à tirer, fit remarquer Hugo.
Aria attacha ses cheveux en chignon en soufflant fortement. Et pour cause, quelques mois, c'était carrément une année scolaire. Hugo voyait toujours le verre à moitié plein, pour lui le mois de novembre bien entamé, c'était comme si nous étions déjà en décembre et donc en janvier, ce qui signifiait la moitié de l'année. Par conséquence, il ne restait que quelques mois avant le bac de juin.
— Je ne l'aurais jamais, ce foutu bac.
— Ne dis pas ça, je vais t'aider, la consola Sarah.
Sarah était l'intello de notre groupe, bien que Hugo et moi-même, nous défendions assez bien. Notre bande s'était formée petit à petit entre le collège et le lycée. En grandissant, on finissait inévitablement par se tourner vers des personnes qui nous ressemblaient. C'est pourquoi, tous les élèves appartenant ouvertement à la communauté LGBTQIA+ se côtoyaient plus ou moins.
Aria aimait les filles depuis aussi loin qu'elle s'en souvienne et Hugo revendiquait le titre de pansexuel en questionnement. Ma réputation d'homosexuel me précédait, je n'avais jamais caché mon orientation et apparemment, ma tendance à me teindre les cheveux semblait me catégoriser, sans comprendre pourquoi. Seuls Mike et Sarah ne savaient pas bien où se situer dans leur sexualité, mais après tout, nous acceptions également les hétéros, nous n'étions pas des foutus hétérophobes.
— Je crois que je vais sécher le cours d'histoire, déclara Mike en fouillant son sac à dos pour en sortir un cahier.
Il l'ouvrit, exposant une multitude de dessins et de croquis incroyables. Mike avait une fibre artistique indéniable.
— Je vais finir de travailler dessus, mais voilà ce que j'ai dessiné pour toi, dit-il en tendant une feuille à Hugo.
Ce dernier récupéra le papier, ses yeux noirs s'écarquillant à la vue de l'esquisse.
— La vache, c'est super beau, souffla-t-il.
— Dis-moi si tu veux modifier des trucs.
— Non, c'est parfait, s'enthousiasma Hugo.
Son sourire trahissait son honnêteté. Je jetai un coup d'œil sur le dessin et concédai les dires de mon ami. Mike avait esquissé un magnifique ours dont le design était moitié géométrique et moitié réaliste. Hugo voulait se le faire graver sur la peau pour ses dix-huit ans et j'avouais être jaloux.
— Prem's pour venir avec toi le jour où tu te feras tatouer. J'ai hâte de te voir pleurnicher comme une fillette, rigola Aria.
— Pfff, même pas en rêve. J'irai avec Mike et Jay.
— Oh, entre couilles donc, bougonna Sarah.
— Oh God, Sarah ne parle pas de couilles en ma présence, je vais vomir, rouspéta Aria en faisant une grimace exagérée.
La sonnerie me vrilla les oreilles lorsqu'elle retentit dans tout le lycée. Par chance, il ne me restait qu'une seule heure avant la fin de la journée et le début du week-end. Aria et Sarah filèrent à leur cours d'italien alors que Hugo et Mike restèrent ensemble, tentant de me détourner de mon cours d'histoire. Je n'étais pas influençable, je rejoignis donc ma classe, les pieds traînants, manifestant mon éternel engouement à ma façon bien à moi.
La journée s'acheva et je rentrais chez moi, épuisé. Je filai directement dans ma chambre. La couleur verte lagune trucmuche du mur commençait à me taper sur le système. Soi-disant que cela mettait en valeur ma tête de lit en bois sombre. Pfff, ce qui valorisait vraiment mon plumard, c'étaient les draps perpétuellement en désordre, histoire de faire péter les vocalises de ma maman adorée. Petite vengeance pour cette couleur affreuse.
Par chance, j'aimais bien mes meubles sombres, peut-être parce que c'était moi qui les avais choisis et non ma mère !
Après avoir déposé mon sac par terre, je récupérai une cannette de soda dans le mini frigo que j'avais eu à mes seize ans. Une cadeau pour frimer lorsque mes potes venaient chez moi.
Tout en buvant, je m'installai sur mon lit, évitant au passage les affaires jonchant le sol. Ma télé et ma PlayStation placées sur la commode face au lit, me firent de l'oeil, mais je décidai que c'était une mauvaise idée.
J'allais plutôt faire une sieste en prévision de mon week-end chargé. En plus de mon job de stripteaseur à temps partiel, j'étais également serveur le samedi, dans un café du centre, Le Florentin. Étant donné que je finirais ma soirée au club vers trois heures du matin, je n'aurais pas beaucoup d'heures de sommeil avant d'enchaîner au café demain matin.
J'invoquai donc Morphée pour qu'il m'enlace tendrement, ce qu'il fit puisque nous entretenions une relation plutôt intime tous les deux. Ouais, j'adorais dormir.
Ma très chère maman hurla après moi pour avoir raté le dîner. D'après elle, je considérais sa maison comme un hôtel et c'était inadmissible. Contrit, je me fis petit, priant pour qu'elle se calme avant que je ne doive partir en prétextant une soirée quelconque avec des potes. Si elle était trop énervée, elle risquait de vouloir assurer son autorité parentale en me refusant le droit de sortir. Ce qui serait contraignant. Faire le mur était dangereux, les rosiers denses sous ma fenêtre étant meurtriers.
Mon père m'aida considérablement à la détendre, la distrayant avec des histoires drôles de boulot. Ainsi, lorsqu'il fut l'heure pour moi de m'éclipser, personne ne protesta. Cette fois-ci, je pris un Uber pour m'amener jusqu'au quartier abritant le club. Je ne donnais pas l'adresse de l'établissement, ayant peur de m'attirer des ennuis. Une pointe d'appréhension me gagna à l'idée de ma dernière soirée là-bas. Pourtant, près de deux semaines s'étaient écoulées et rien n'était ressorti de cette histoire. Ça devrait donc aller.
Pour une fois, j'arrivais à l'heure et Jim sembla satisfait.
— Ce sera la dernière représentation avec cette chorégraphie, annonça-t-il pendant les danseurs et moi-même nous changions dans les vestiaires.
Cette annonce signifiait que l'on allait devoir créer et apprendre une nouvelle danse, ce qui m'excita totalement, j'adorais apprendre de nouveaux mouvements et enchaînements.
Une heure plus tard, j'étais sur scène pour le spectacle en groupe auquel je participais à chaque fois que je venais. Mon corps était comme envoûté dans un schéma appris par cœur. Il bougeait avec fluidité et sensualité. Chacun de mes mouvements avait été préparé, pourtant cela n'enlevait rien à l'euphorie du moment. J'adorais danser sur scène et me montrer ainsi. Mes potes n'arrêtaient pas de dire que j'étais dingue de faire ça, sans comprendre qu'en plus de l'argent, le divertissement m'amusait véritablement.
Les dernières notes se profilaient à l'horizon et j'arrachai mon pantalon pour dévoiler mon petit string rouge. Des sifflets retentirent et me galvanisèrent. Puis comme à chaque fin de show, je baissai le regard vers les clients au lieu de le figer sur l'arrière-salle. Grossière erreur.
Mes prunelles focalisèrent un visage entouré de courts cheveux bruns, assortis à une barbe bien taillée et des yeux gris aux pépites marron, luisant méchamment.
Mon corps se figea et je faillis même trébucher sur mes propres pieds. La musique s'acheva, le groupe se recentra et je repris mes esprits, suivant le mouvement pour sortir de la scène. Mon cœur s'affolait sous mes côtes. Je courus aux vestiaires prendre ma douche, me demandant comment j'allais me sortir de ce merdier. Un merdier qui commençait à me rendre furieux. Qu'est-ce qu'il foutait là, nom de Dieu !
Dès que je sortis de l'espace du personnel, une silhouette plutôt imposante par rapport à mon mètre soixante-et-onze, me bloqua le passage.
— Jay.
Je pinçai les lèvres en entendant le ton très colérique de Roman.
— Roman, répliquai-je dans un soupir exaspéré.
L'arrogance et la provocation étaient mes armes lorsque je me sentais agressé ou acculé, comme maintenant.
— Tu travailles ici.
Ce n'était plus une question. Il le savait, je le savais, nous le savions. Super.
La merde grossissait à vue d'œil et finirait par m'engloutir. Je sentais d'ici la puanteur.
— Tu m'as donc pris pour un con.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? rétorquai-je.
— Qu'est-ce que, toi, tu fais ici, bordel ! s'emporta-t-il.
Il agrippa le haut de mon bras de sa poigne ferme.
— Eh ! Lâche-moi ! m'époumonai-je.
— Certainement pas.
Je balayai les lieux des yeux et repérai plusieurs gardes de sécurité qui nous observaient. Il manquerait plus que nous provoquions un scandale. Sans attendre, je poussai Roman jusqu'au fauteuil vide le plus proche. Il résista, la mine encore plus contrariée.
— Assieds-toi ou on va se faire remarquer, grognai-je.
— Quand ton frère va savoir ça, tu...
— Quoi ? Non ! Ne lui dis rien, tu as promis !
— Je n'ai rien promis du tout. Et tu as menti, fulmina Roman.
— Ça va, c'est pas si grave.
— Pas si grave ? Jay, tu es mineur et tu travailles comme strip-teaseur !
— Chut ! Ne parle pas si fort, le réprimandai-je, inquiet que l'on découvre que j'avais menti sur mon âge.
— Personne ne m'entend avec cette musique.
Il n'avait pas tort, mais je ne voulais prendre aucun risque. Ce travail était important pour moi, alors hors de question que Roman foute tout en l'air.
Décidé à le convaincre de passer outre, je plantai mon regard dans le sien.
— D'accord, j'ai menti, mais n'en fais pas toute une histoire, s'il te plaît.
— Pas toute une histoire ? Bordel, qu'est-ce qui te prend de travailler ici ?
— Ça ne te regarde pas ! Oublie que tu m'as vu dans ce club et poursuis ta vie.
Roman tenta de se relever. Poussé par une angoisse grandissante, je l'en empêchai de mes deux mains sur ses épaules.
Un garde s'approcha pour voir si tout se passait bien. Avant même que Roman n'ouvre la bouche, je hochai la tête et grimpai littéralement sur les cuisses de Roman. Ce dernier se rigidifia ostensiblement. Le mec de la sécurité ne s'attarda pas et reprit sa place dans son coin.
— Jay, écarte-toi.
Ses mains saisirent mes hanches avec dureté pour que je m'éloigne. Une idée me vint alors. Jouer le tout pour le tout.
Mes bras s'enroulèrent autour de son cou et j'approchai ma bouche de son oreille.
— Allez, Roman, ne sois pas si frigide. Je pourrais danser pour toi et en échange, tu oublies tout.
— Ça va pas la tête ! tonna-t-il, complètement furieux à présent.
Il parvint à me faire reculer et je le vis plisser les yeux, leur couleur s'assombrissant tandis que son visage se déformait par une grimace horrible. La colère ne lui allait pas au teint.
— Descends de mes cuisses ou je te jette au sol, Jay, gronda-t-il.
Résigné j'allais m'écarter pour ne pas m'enfoncer dans cette attitude déplorable, cependant Roman fut plus rapide.
Ses doigts se crispèrent si fort que j'en eus mal et tout à coup, je fus soulevé dans les airs et reposé par terre. Le souffle court, j'avisai Roman face à moi, la mâchoire tressautant sous son emportement.
— Je suis pas venu pour une danse. On sort d'ici, tout de suite !
Conscient d'être en mauvaise posture, je ne protestai pas et me dirigeai vers la sortie. Une fois dehors, la musique assourdissante disparut et la réalité s'abattit sur moi. La bile me monta à la gorge à l'idée d'avoir été découvert ainsi. Après plusieurs semaines, je pensais avoir réglé le problème 'Roman', j'étais persuadé qu'il avait gobé mes mensonges. Visiblement, je me foutais le doigt dans l'œil. Bien profond, même.
La main de Roman se posa sur mon dos et il me poussa en avant. Je le suivis jusqu'à ce qu'on atteigne le parking extérieur le plus proche dans les environs. À cette heure et un vendredi soir, le quartier grouillait de fêtards, pourtant dans le parking, il n'y avait personne. On y jetait sa voiture et courait vers les restaurants ou les boîtes alentour.
— Je veux la vérité, maintenant, exigea Roman.
— Putain, pourquoi tu insistes comme ça ? En quoi ça te concerne ? Laisse-moi tranquille !
— Ça me concerne parce que tu es le petit frère de mon ami ! Et que tu fais quelque chose de dangereux.
— Ça n'a rien de dangereux, je danse juste certains soirs, c'est tout.
Roman soupira et se passa une main sur le visage, visiblement exaspéré. Nous étions donc deux.
— Comment as-tu réussi à te faire embaucher ?
— J'ai obtenu une fausse carte d'identité, révélai-je, las de mentir constamment.
— Comment ?
— Peu importe.
— Pourquoi fais-tu ça ?
— Et pourquoi pas ?
Cette fois-ci, la colère de Roman traversa sa peau pour me réchauffer le visage. Manquait plus que la fumée sorte de ses oreilles.
— Jay, si tu ne me réponds pas...
— Ok ! le coupai-je, comprenant que je perdais du terrain.
Roman était à deux doigts de tout révéler parce qu'il pensait que j'étais en danger ou une connerie du genre.
— J'ai besoin d'argent, confessai-je.
— Tu as des problèmes ? s'enquit alors Roman.
Qu'est-ce que je disais... Dans sa tête, si je travaillais dans un club de strip alors j'avais des ennuis. Or, je n'avais pas d'ennuis, je me responsabilisais. À ma manière un peu étrange certes, mais c'était pour la bonne cause.
— Non, je n'ai pas de problème, j'ai juste besoin d'argent. J'économise pour me payer une école privée après le bac. Je veux entrer en école supérieure d'Arts Dramatiques, mais mes parents n'ont pas les moyens alors je travaille pour mon avenir, expliquai-je.
Le visage sévère de Roman se fronça légèrement avant de se lisser dans une expression surprise. Tiens, j'avais étonné le brun ténébreux aux allures d'ours ? Enfin, ours... Il n'était pas si balaise. C'était plutôt... une panthère. Des muscles épais, mais allongés, une prestance nonchalante, assurée, sérieuse, sans possibilité de l'amadouer. Ouais, pas à dire, j'étais dans la mouise avec ce type !
J'avais besoin d'un nouveau plan.
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