Chapitre 38 : Jay
Le cauchemar s'approfondissait, me plongeant dans une torpeur effrayante. Roman m'avait jeté de chez lui. J'étais parti avec Théo par automatisme, engourdi par le choc.
— Jay ! cria Théo dans la voiture.
Mon esprit était saturé et je sentais tout mon corps trembler.
Dans la voiture pour rentrer chez moi, Théo avait gardé le silence jusqu'à ce qu'il éclate finalement et demande des explications. J'étais en colère contre lui, contre Roman, contre moi ! Mais cette colère ne perçait pas la surface opaque d'abattement. Complètement dévasté par les événements de la veille, par ma dispute avec Roman puis son rejet, je n'arrivais plus à reprendre pied, à sortir la tête de l'eau. Venait-il de me quitter ?
Ses mots avaient laissé un goût amer dans ma bouche, il m'avait enjoint de dire la vérité sans rien exiger véritablement, mais il était clair que c'était ce qu'il attendait de moi. Marqué par ses accusations lors de notre dispute, je me mis à croire que peut-être, je l'avais mérité. Mon entêtement m'avait poussé dans cette situation critique et tout s'effondrait autour de moi, il n'y avait rien à sauver.
— Explique-moi ce qui t'arrive ! persista mon frère.
Je déglutis, cherchant à avaler l'émotion qui m'étouffait. Le regard tourné vers la vitre et le paysage de la ville, je me mis à raconter ce qui s'était passé. Toute la vérité.
Lorsque j'en vins à la partie la plus difficile, celle de mon... agression, mes mots étaient noyés dans des trémolos douloureux.
— Quoi ?!
Théo serra le volant puis enclencha le clignotant et se rangea sur le côté de la route.
— Tu... Putain de merde !
Son cri de rage me sortit quelque peu de ma torpeur. Je le vis frapper le volant plusieurs fois avant qu'il n'inspire profondément et ne se tourne vers moi.
— Bon sang, Jay, mais pourquoi t'es allé travailler là-bas ?
— Je voulais me faire de l'argent pour mon école de danse, expliquai-je d'une voix qui ne semblait en rien à la mienne.
Je me raclai la gorge et tentai de faire comprendre à mon frère mes motivations.
— Mais tu n'avais pas besoin d'être stripteaseur ! Tu te rends compte à quel point c'est grave ! Tu es un ado et tu plonges dans des sphères dangereuses comme si tu étais intouchable ! s'énerva Théo. T'es inconscient ! Ce qui t'es arrivé aurait pu être plus grave, nom de Dieu !
— Ça va ! hurlai-je à mon tour, les larmes me brûlant les rétines. J'ai compris, je suis qu'un con et j'ai mérité mon sort !
Le visage de Théo se transforma subitement et une profonde tristesse s'afficha. Il plongea vers moi et me serra dans ses bras.
— Non, Jay, c'est pas ce que je voulais dire.
Je sentais bien qu'il était partagé entre l'horreur et les accusations. Après plusieurs secondes d'étreinte, il se recula et son regard redevint grave.
— Jay tu deviens un adulte maintenant, tu dois prendre soin de toi, comprendre les dangers de la vie. Tu ne peux plus agir avec naïveté et égoïsme.
Je me murais dans le silence et mon frère reprit la route.
Après les mots agressifs de Roman, ce sermon enfonça le clou. Et comme si cela ne suffisait pas, une fois à la maison, Théo décréta qu'il fallait que je le dise aussi aux parents. Que j'avoue mes fautes et mes mensonges. Mortifié, je me résignais donc.
D'un ton affable, le corps toujours enveloppé dans cet engourdissement, je déclarai avoir pris un travail en tant que strip-teaseur pour quelques soirs par mois afin d'économiser suffisamment d'argent pour payer une école privée. Je racontais sans fioriture avoir été démasqué par Roman qui m'avait forcé à prendre un autre travail pour que je démissionne du club.
J'avouais avoir été trop têtu pour écouter. Trop stupide pour prendre conscience de la gravité des inquiétudes de Roman, jusqu'à ce que je sois agressé, comprenant alors avec brutalité à quel point il avait eu raison. À quel point j'avais été un simple objet de désir sans considération, une chose que l'on pouvait s'approprier sans rien demander. Je n'étais pas un danseur, je n'attisais pas les convoitises artistiques, non, j'étais un simple objet sexuel mouvant. Qu'on pouvait acheter.
Mon père hurla, ma mère pleura à chaudes larmes, le corps secoué. Théo la prit dans ses bras, la réconfortant alors que je me faisais petit dans un fauteuil du salon.
Dévoiler mes mensonges ne me soulagea d'aucun poids. Cela ne fit qu'aggraver le sentiment amer que je ressentais. Toute cette souffrance pour rien. Ma mère n'arrêtait pas de dire que c'était de leur faute, parce qu'ils n'avaient pas été assez clairs avec moi concernant mon avenir ; ils étaient prêts à payer une école privée, prêts à m'offrir l'avenir dont je rêvais. Elle pleurait de culpabilité alors même que je savais pertinemment qu'ils auraient tout fait pour m'aider, mais c'était mon choix de vouloir leur épargner ça. Mon choix de vouloir m'émanciper pour qu'ils ne s'inquiètent pas.
De son côté, mon père rageait intérieurement, n'osant pas me regarder dans les yeux, cachant sûrement sa déception. Il vociféra qu'il ferait fermer l'établissement. Son travail en mairie pourrait peut-être l'aider à impliquer la police dans un contrôle quelconque, à attaquer le propriétaire pour avoir engagé un mineur. Ses projets de représailles cachaient sa propre culpabilité de n'avoir rien vu, de ne pas avoir été plus ferme avec moi.
Ainsi, après cette grande discussion à cœur ouvert, je fus puni. Plus de sorties après les cours et évidemment, plus de travail, ni au café, ni au studio de danse.
Le seul point que je cachais encore était ma relation avec lui et bien heureusement, Théo était d'accord pour que cette information reste secrète. D'autant plus qu'il estimait que je ne le reverrais plus. Comme si j'allais l'écouter.
Il pouvait toujours se fourrer son doigt bien profond là où je pensais.
Le soir, tard, je reçus un message de Roman. Mon cœur bondit dans ma poitrine en voyant ce texto.
De Roman ❤️ : Est-ce que ça va mieux ? Tu as parlé à tes parents ?
Le corps empli d'espoir, je répondis avec le plus de sincérité. J'allais mieux, je n'étais plus sous le choc et j'avais tout révélé à mes parents. Je confiais aussi ce qu'ils avaient décidé et les conséquences pour moi ; puni et sans boulot.
J'attendis toute la nuit une réponse. Elle ne vint jamais.
*
Dès mon arrivée au lycée, ce lundi, j'eus droit à un interrogatoire en règle de mon week-end, comme d'habitude, mais je fus incapable de me confier. Pas devant tout le monde, comme si ce n'était juste... rien.
Cependant, Mike savait pour ma sortie au club alors il me demanda des détails lorsque nous fûmes seuls sur le chemin vers chez nous.
Je gardais mon regard au loin tandis que nous marchions dans son quartier, pas très loin de sa maison. Le ventre en vrac, j'exposai les évènements avec le plus de neutralité possible, pour ne pas être submergé par les émotions.
Il n'y avait rien de beau à contempler, mais les voitures et le goudron m'évitaient de voir la pitié sur son visage. D'une main sur mon bras, il nous obligea à s'arrêter pour que je me tourne vers lui.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il doucement.
Je haussai les épaules pour toutes réponses.
— Tu as porté plainte ? Il faut que ce chien...
— Ça sert à rien, l'interrompis-je rapidement. Il n'y avait rien de répréhensible. Je travaillais illégalement, je faisais un show dans un endroit privé où il n'y avait aucun témoin. Ce sera sa parole contre la mienne. Et puis...
— On s'en fout de ça ! Je suis sûr qu'on te croira, assura Mike.
— Tu crois ? Tu crois que l'on va croire un gamin gay qui a menti à tout le monde pour faire strip-teaseur ?
Mon ami fronça le nez et je secouai la tête.
— De toute façon, mon père s'occupe de ça, j'ai plus envie d'y penser.
— Ça aurait pu être grave... soupira Mike. J'espère que tu feras plus un truc aussi con !
— Tu vas pas t'y mettre toi aussi, j'ai eu assez de leçons de morale comme ça, j'ai compris.
— Vraiment ? Parce que franchement... je ne sais pas ce qui t'est passé par la tête pour accepter de travailler dans un endroit comme celui-là.
Je fixai mon ami avec attention, mon regard noisette dans le sien d'un marron plus foncé. Son sérieux, son ton, tout me faisait penser qu'encore une fois, j'étais jugé, incompris, réprimandé. Comme je le méritais.
Mais cette fois-ci, sa phrase me percuta. Qu'est-ce qui m'était passé par la tête ? Eh bien... rien. En réalité, je n'avais jamais réfléchi à autre chose qu'au fait que ça payait bien et qu'on me demandait juste de faire quelque chose que j'aimais. Danser et charmer.
Roman avait eu raison depuis le début, j'étais un gamin stupide. À aucun moment, je n'avais réfléchi plus loin que le bout de mon nez. Pourtant, même mes amis m'avaient mis en garde, ne comprenant pas vraiment pourquoi je tentais un truc pareil. Parce que, eux aussi, étaient conscients que ce n'était pas approprié. Putain, quel con ! Un foutu débile.
Ou peut-être une personne qui avait besoin de se prendre un mur en pleine figure pour comprendre qu'il se plante. J'avais le droit de faire des erreurs, non ? Pourquoi fallait-il toujours voir le mauvais côté des choses ? Penser systématiquement à ce qui pourrait tourner mal ? Je n'étais pas comme ça, moi. J'avais beau ne pas être tout à fait un adulte, je savais que je ne serais jamais pessimiste. Mais je pouvais apprendre de mes erreurs. Je grandissais, j'évoluais, je me découvrais.
— Allez, fait pas cette tête, mec, c'est fini ces conneries, reprit Mike en me prenant dans les bras.
La bile me monta à la gorge et je m'écartai mal à l'aise. Mike ne remarqua pas mon trouble et nous reprîmes la route vers chez lui en silence. Étant puni, je le déposais simplement devant sa maison avant de marcher pour rejoindre la mienne à dix minutes de là.
En arrivant chez moi, je fonçai dans ma chambre pour me blottir dans mon lit. J'avais passé ces deux derniers jours à parler avec mes parents. De mes actes, de mon manque de lucidité et de discernement, de mon erreur, mais également de l'école d'Art Dramatique. J'avais expliqué à quel point la danse était une passion, un objectif d'avenir. Et j'avais même confié avoir pris des cours avec Roman et à quel point cela me comblait.
Aujourd'hui, je ne voulais plus parler. J'avais tout perdu.
Roman ne m'avait toujours pas répondu, je n'avais aucune nouvelle de lui et cette distance me broyait. Son rejet m'était insupportable.
Et je ne cessais de me demander s'il avait mis fin à notre histoire. Il avait imposé un silence sans avoir eu de discussion à tête reposée. Ses mots me hantaient, des propos blessants qui me reléguaient à un gamin égoïste et avide d'argent, prêt à bafouer tout et tout le monde pour mes propres désirs. Je ne voulais pas qu'il ait cette image de moi.
J'avais essayé de l'appeler, je lui avais envoyé plusieurs textos pour m'excuser, pour qu'il me pardonne. Aucune réponse. Mes yeux me piquèrent à cause de toute cette tristesse qui m'envahissait. A l'abri des regards dans ma chambre, je laissai cette douleur me faire pleurer.
J'étais amoureux de Roman. Mon amour me sautait aux yeux à présent que je redoutais de le perdre. Mes sentiments me bouffaient littéralement, ils prenaient toute la place en moi, me guidaient et me contrôlaient.
En fermant les yeux, mon esprit imagina les bras réconfortants et chauds de Roman qui m'enserraient et me protégeaient. Qui chassaient le froid abyssal dans ma poitrine et les frissons désagréables sur ma peau.
Mais comme à chaque fois que je fermais les yeux, des souvenirs atroces revinrent à la charge. La nausée me secoua en revoyant le visage souriant de Frédéric, son souffle sur ma peau, ses mains chaudes me caressant pour ensuite me faire mal. Les réminiscences de ces actes me brûlaient encore le corps.
Je me redressai, les paupières écarquillées et la couverture serrée contre moi. Ma respiration sifflante me fit mal alors je tentai de la bloquer pour expirer lentement jusqu'à ce que je me calme enfin.
De manière brutale, ces derniers jours, j'avais pris conscience que j'avais encore beaucoup à apprendre, que même lorsque l'on est sûr de soi et que l'on pense être en contrôle, certaines choses sont tout simplement indépendantes, elles s'imposent à nous sans notre avis. Ce sont ces choses qui doivent être prises en considération à chaque décision.
Je l'avais compris. J'aurais aimé rester naïf et optimiste, malheureusement le monde n'est pas tout beau, tout rose. Ça n'avait jamais été seulement de la danse, je le comprenais maintenant. Je voyais tous les signes, les avertissements. Avec le recul, je voyais ce que je m'étais entêté à ignorer.
Mon corps m'appartenait à moi seul et j'avais le pouvoir de l'offrir à qui je le voulais, mais je ne devais jamais oublier que selon les circonstances, selon les personnes, on pouvait m'arracher ce droit.
De rage ou peut-être de désespoir, je saisis mon téléphone et appelai Roman. Encore. La sonnerie m'agaçait à mesure qu'elle se multipliait. Puis la tonalité s'enclencha et la voix de Roman flatta mon oreille. Pour me dire qu'il était indisponible.
— Putain ! hurlai-je à pleins poumons.
Mes doigts tapèrent rapidement un énième message.
À Roman ❤️ : Bordel mais réponds-moi ! Je ne suis pas une vieille chaussette, tu ne peux pas juste me jeter et ne plus penser à moi comme si je n'avais pas d'importance ! On doit parler !
Bon, c'était un peu agressif, mais tous mes messages jusqu'ici avaient été dégoulinants de pathétisme, m'excusant encore et encore et quémandant son pardon. Et ça ne marchait pas. Peut-être que la provocation marcherait ? J'avais si mal. J'étais désespéré. Fragilisé. Je voulais retrouver le Jay déterminé, rebelle, têtu et fier.
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