Partie 1
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Partie 1 : Chassez le chien du fauteuil du Roi
(Jean de la Bruyère)
Prom Queen — Molly Kate Kestner
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Je n'ai pas eu les idées claires de la soirée. Disons qu'en arrivant, je savais déjà précisément comment elle allait se terminer. Ça n'a pas manqué.
Ma mère m'avait déposé devant le gymnase du lycée à dix-neuf heures trente-deux. J'avais retenu l'heure exacte parce qu'elle n'avait eu de cesse de me rappeler mon retard. Elle a complimenté mes cheveux plaqués en arrière et mon costume de soirée. Pourtant, la couche de gel que je portais était si épaisse qu'il me semblait avoir les cheveux gras, sales et luisants, et le costume deux pièces qui avait appartenu à mon père me donnait des airs de pingouin. J'ai attendu que la vieille voiture de ma mère sorte du parking et j'ai retiré la veste de mon smoking. De même, j'ai défait le noeud de la cravate à pois qui enserrait ma gorge et après avoir roulé les deux vêtements en boule, je les ai fourré dans un buisson. J'en avais choisi un plutôt à l'écart, au risque qu'un imbécile ne se trouve le génie de choisir celui-ci comme urinoir.
Je n'ai jamais regretté avoir menti à ma mère sur l'heure de la soirée. Il était hors de question que l'on me voit comme cela. Sortant mon téléphone de la poche arrière de mon pantalon, j'ai fait un rapide tour sur les réseaux sociaux. Je voyais déjà dans mon fil plusieurs élèves apprêtés pour la soirée, posant face à leurs miroirs, et qui heureusement arriveraient plus tard. Le bal de promo promettait d'être grandiose et j'en avais déjà prévu le clou du spectacle.
J'ai ignoré quelques messages privés qui me suppliaient de leur consacrer une danse et j'ai directement basculé sur ma conversation avec mon meilleur ami. Il répondit à mon message immédiatement, décrétant qu'il m'attendait déjà dans les toilettes.
Rasant les murs et baissant la tête, j'ai esquivé deux groupes en file indienne qui attendaient que l'on vérifie leurs invitations pour rejoindre la grande salle. Sans bruit, j'ai traversé le hall d'entrée jusqu'à un couloir. Là, il m'a fallu encore parcourir plusieurs mètres en trottinant, passant devant les vestiaires pour rejoindre les toilettes. Une fois devant la porte, j'ai toqué trois fois en appelant mon meilleur ami :
— 'Lix, c'est moi. Ouvre !
Aussitôt, le battant s'ouvrit sur un visage méfiant surmonté d'une touffe de cheveux blonds. Ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'arrondit en un « o » parfait. Il n'a pas fallu plus longtemps pour qu'il se moque de moi.
— Oh punaise, si tu voyais ta tête mec !
— M'en parle pas, c'est affreux.
Je l'ai rejoint dans les sanitaires et Felix s'est empressé de coincer une nouvelle fois la porte avec une chaise volée dans la réserve. Pour ma part, je me suis directement dirigé vers le lavabo en m'empressant de retirer la chemise trop petite et dont le blanc avait jauni à mesure des lavages. Je n'ai pas attendu plus longtemps pour noyer ma tête sous le robinet. L'eau ruisselante me donna des frissons, il n'y avait pas de réglage « chaud ». J'ai frotté mon crâne jusqu'à ce que tout le gel disparaisse dans le siphon et Felix en profita pour sortir mes affaires de son sac-à-dos.
— Vivement que tu te casses de chez toi. J'ai plus de place chez moi à force de garder ton bordel. D'ailleurs, je t'ai tout mis dans un carton, faudra que tu penses à l'amener chez Hyunjin. T'es sûr que tu veux pas parler à tes parents ?
— Pour qu'ils m'envoient en maison de redressement pour me soigner du démon ? Laisse tomber mec, aussitôt mes dix-neuf ans passés, j'me casse de là-bas.
J'ai fini par relever ma tête de l'évier et j'ai essoré mes cheveux comme j'ai pu.
— Ça irait pas mieux si tu mettais la tête sous le sèche-main ? a proposé Felix, inclinant le cou de manière à repousser ses mèches blondes vers l'arrière.
— Putain, bonne idée !
Mon exclamation nous a fait rire, le conseil avait du génie. J'ai fini par passer ma chevelure sous le souffleur d'air chaud.
— Vas-y, ça change rien... a maugréé Felix en éparpillant ma tignasse brune.
Il a passé une dizaine de minutes à arranger mes cheveux pour leur donner une forme potable, humidifiant certaines mèches rebelles qui piquaient vers le haut. Par la suite, il a sorti de son sac la chemise et la veste que nous avions achetés ensemble pour le gala, ainsi qu'un flacon de parfum qui avait couté presque l'entièreté de mes économies.
— Enfile-ça, et dépêche-toi, on va être hyper en retard. Quelqu'un va bien finir par prévenir les profs que deux cons bloquent les toilettes depuis une éternité.
— Je fais aussi vite que je peux, je te ferai remarquer ! râlai-je, boutonnant rapidement — et uniquement — le milieu de ma chemise noire. Ji' t'a envoyé un message ?
J'ai enfilé la veste de velours marine en fermant le seul bouton et ait retourné deux fois le bas des manches, laissant apparaître le satin noir de la doublure. L'encolure déboutonnée de la chemise m'arrivait sous le diaphragme. Felix a tripatouillé son téléphone et j'en ai profité pour m'asperger d'Hermès.
— Merde, il m'a appelé.
Il a coincé son portable entre son épaule et son oreille pendant qu'il fouillait dans son sac-à-dos à la recherche de ma gourmette, mon collier, mes boucles d'oreille et mes bagues. J'ai changé ma montre de main en finissant d'arranger ma tenue. Voilà qui était tout de même mieux qu'à mon arrivée !
— Ouais, t'es où ? a répondu Felix en m'aidant à accrocher mes boucles d'oreille.
Je n'entendais pas les paroles de Jisung mais au ton excité du blond, je n'avais pas de mal à deviner qu'il nous insultait de tous les noms.
— Mais suce ma bite en fait ! Si ça fait dix minutes que vous poireautez, vous pouvez attendre encore un peu.
J'ai haussé un sourcil en fixant Felix à travers le miroir des toilettes. Il a fini de fourrer ma vieille chemise dans son sac et il a levé le regard vers moi. Le sourire en coin que je lui ai adressé était équivoque et il a roulé des yeux dans ses paupières en ricanant. Faire des allusions à notre pré-adolescence était devenu un de nos jeux favoris. Peut-être parce que nous déplorions le fait que l'époque soit révolue. Le temps du collège, quand nous étions peureux de tout, quand nous en voulions au monde entier et quand nous rêvions de revanche. Il y avait eu nos instants de gloire et de découverte, où à quatre, on avait pris pour sérieux le jeu de touche-pipi. Nous étions même allés bien au-delà de ça. Le lycée avait tari nos élans. Peut-être parce que nous avions grandi et que ce n'était plus tant nécessaire. Peut-être parce que nous avions fini par croire que c'était bizarre de faire ça entre nous, entre mecs, et à plusieurs. Lorsque Hyunjin a eu sa première copine, il a arrêté de venir à ce genre de soirée. Nous ne lui en avons pas voulu, quand bien même nous regrettions l'effet de ses lèvres sur nos hormones.
Pourtant, encore aujourd'hui, il nous arrivait d'y songer, de récidiver.
Encore aujourd'hui, je n'ai jamais cru ni Felix ni Jisung lorsqu'ils nous assuraient qu'ils ne jouaient qu'aux jeux vidéos chaque fois qu'ils se voyaient.
— Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre que les packs te pèsent ? T'as qu'à les poser !
— C'est bon 'Lix, arrête de l'embêter. Dis-lui qu'on arrive.
Le blond a levé les yeux vers moi en enfilant la bretelle de son sac-à-dos et je me suis affairé à pousser la chaise.
— Espèce de sagouin ! a éclaté de rire Felix, en réponse à je-ne-savais quelle bêtise qu'avait du lui sortir Jisung. On est là bientôt, préparez-vous.
— Vous ? ai-je demandé en tenant la porte au blond.
Felix a raccroché et on s'est tranquillement dirigé vers les vestiaires.
— Y a Hyunjin et deux autres mecs. Le cousin de Hyunjin et un inconnu, je n'ai pas bien compris qui c'était mais apparement il est cool, donc tranquille.
— D'ailleurs, tant qu'on n'est qu'entre nous, tu veux qu'on en parle ?
— De ?
— Ta propension au massacre et ton choix d'avenir.
Encore une fois, Felix a relevé la tête vers moi. Pourtant, je n'étais pas bien plus grand que lui. Il avait l'air d'un enfant chaque fois qu'il me regardait. J'aimais croire que c'était parce que même de mon meilleur ami, j'arrivai à susciter l'admiration et assoir mon emprise. Jisung s'amusait à dire que j'étais un roi sans royaume qui attendait d'être couronné.
Qu'il avait l'air fragile Felix, ce soir-là, le visage auréolé de blond. Ses taches de rousseurs créaient des points d'ombre sur ses pommettes et ses sourcils légèrement froncés m'indiquaient qu'il avait compris ce que j'insinuai.
— Pff, de quoi tu parles ? éluda-t-il avec un ton qui sonnait faux. Allez, grouille.
Il a tourné la tête pour éviter mon regard et il a enfoncé la poignée de la porte des vestiaires des garçons.
— Ne leur dis rien.
J'ai haussé les épaules et j'ai promis de me taire. Je ne lui ai pas dit qu'ils s'en doutaient déjà. On est entré dans le vestiaire et Felix a couru jusqu'à la petite fenêtre rectangulaire, au fond des douches. Il l'a ouverte difficilement et le visage de Jisung nous est apparu. On aurait cru une vision d'horreur tant il nous avait surpris.
— C'est pas trop tôt ! J'vous dis pas la galère, je me trimballe les packs depuis chez Hyunjin. J'me suis défoncé les doigts !
— Salut les mecs, a lancé ce dernier à travers l'interstice, poussant Jisung pour avoir la place de nous voir.
— Hey bro.
— Yo. Balancez vite les bouteilles, ça m'étonnerait pas que l'autre vendu de Kwang fasse le tour des vestiaires. Ils ont interdit l'alcool je vous rappelle.
Ça a suffi à les faire se dépêcher. Ils se sont pressés de faire passer les deux packs de bières et les quatre bouteilles en plastique remplies d'alcool préalablement dilué. Felix en a rentré trois dans son sac-à-dos ainsi que quelques bières.
— On va mettre le reste dans les toilettes. Bougez-vous de faire le tour du gymnase. On se rejoint dans le hall d'entrée dans cinq minutes. Y a encore les deux autres avec vous ?
Hyunjin s'est poussé de l'ouverture de la fenêtre et j'ai discerné les deux formes noires et mouvantes des inconnus.
— Oh mon dieu ! J'vais me faire tuer par Eunji. Je lui avais donné rendez-vous devant le gymnase y a dix minutes...
Nous avons entendu la réaction de Jisung même à travers la fenêtre fermée. « C'est une blague ! C'est ma soeur que t'as invité ? » Nous avons ri sans pouvoir nous en empêcher et nous sommes repartis au pas de course jusqu'aux toilettes. Malheureusement, il y avait déjà d'autres lycéens à qui j'avais parlé deux-trois fois. J'aurai été incapable de citer leurs noms mais ils m'ont salué comme si j'étais leur plus proche ami alors je leur ai tenu la conversation, servant de diversion le temps que Felix ait caché les bouteilles dans les bacs de chasse. Les deux garçons furent surpris, presque honorés de me voir leur parler. L'un a tenté de m'impressionner à grand coup de blagues envahissantes et l'autre s'est empressé de me sauver, prétextant qu'ils devaient retourner dans la grande salle.
— Fuck! s'est soudainement énervé Felix. J'ai foutu l'pied dans la cuvette !
Il a ouvert la porte et m'a tendu une des bouteilles depuis son perchoir, debout sur la cuvette.
— Rah c'est dégueux, j'ai de la flotte plein les chaussettes ! a-t-il râlé en chuchotant.
J'ai bu bien cinq gorgées, l'une ayant manqué de mal passer tant j'eus envie de rire, avant de lui rendre la bouteille. Il a bu autant, voire plus que moi, et il a glissé la bouteille dans le bac avant de remettre le couvercle de céramique. Je crois que Felix aurait pu boire comme un trou si je lui en avais laissé l'occasion. Ce soir-là, il avait ce besoin compulsif de boire pour s'amuser. Ça le convainquait qu'il était le meilleur, qu'il était libre, et qu'il avait une excuse pour échapper à ses responsabilités. Il avait besoin de courage Felix, pour survivre dans son insécurité.
— Allez bouge, on va nous attendre.
— Mec, je sais que t'attends que ça de faire ton entrée mais laisse-moi au moins le temps de me préparer mentalement à briller.
Il a recoiffé ses cheveux avec un dédain feint. Ça m'a fait sourire. Il n'avait pas tord.
Au pas de course, nous avons regagné le hall sans être vus. Felix a laissé son sac dans un coin, à l'abris des regards et nous avons rejoint nos amis qui nous attendaient en cercle au centre de la pièce. De loin, j'ai observé amusé plusieurs dernières années que je connaissais, ou seulement de vue, tourner régulièrement le regard vers eux. Je n'aurai eu aucun mal à parier que si Hyunjin n'était pas venu accompagné, de nombreuses filles auraient laissé tomber leurs cavaliers pour lui demander une danse. Levant fièrement le menton, j'ai redressé mes épaules, affermi mon regard et un léger sourire, plus sensuel que gentil, décora mes lèvres. J'ai senti Felix inspirer profondément à ma droite et il a arboré une figure détendue, parfaitement élaborée. Il avait toujours mis un point d'honneur à paraître avenant, drôle et détaché. La beauté solaire, douce et confiante qu'il était loin d'être en réalité.
— Enfin ! s'est exclamé Hyunjin en nous apercevant.
Il a exagérément écarté ses bras et nous avons pris place dans le cercle. A son tour, Eunji nous a sauté au cou. J'ai serré la jeune fille dans mes bras en la complimentant. Je connaissais Eunji depuis le primaire. A dire vrai, je l'avais rencontrée même avant d'entendre parler de son frère.
— Tu es resplendissante.
Assortie au costume de Hyunjin, sa robe d'un beige nacré frôlait le sol à chacun de ses pas. De fines bretelles soutenaient son buste, là où le tissu replié à la manière d'un drapé creusait un décolleté léger, attirant l'oeil curieux. Elle était parée de bijoux brillants, dorés, purs comme le diamant. Elle portait la parure de sa mère.
— Merci, tu n'es pas trop mal non plus !
Le sourire d'Eunji était un des plus joyeux qu'il m'avait été donné de voir. Elle avait le même que son frère. Ses lèvres glossées de paillettes dévoilaient deux rangées de dents blanches parfaitement alignées, son sourire était si grand qu'on devinait ses gencives. Elle avait l'air heureuse, la soirée n'avait pas commencé qu'elle rayonnait déjà de joie. Elle était magnifique Eunji, et elle brillait tellement que si je n'avais pas été à ses côtés, on n'aurait vu qu'elle. J'ai fini par lâcher sa taille et elle s'est remise dans le cercle, à la droite de Hyunjin. Jisung se pencha pour glisser quelques mots dans l'oreille de sa jumelle.
— Du coup, vous êtes en couple ? intervint l'un des deux inconnus.
Je n'avais jamais vu aucun d'eux. Ils n'étaient pas du lycée, c'était une certitude. Celui-là semblait même plus vieux. Il porta une main à ses cheveux bruns qu'il avait figés sur le front. Deux créoles en argent noir décoraient ses oreilles et se balancèrent tranquillement lorsqu'il inclina la tête sur le côté en posant sa question.
— Moi ? s'est presque insurgée Eunji. En couple avec Hyunjin ? Alors ça, c'est la meilleure !
— Dis que je suis détestable aussi... bougonna le noiraud.
— Tu es détestable voyons, lança-t-elle joueuse. Mais non, je plaisante, fais pas cette tête.
— Non mais tu as raison, concéda finalement Hyunjin. Toi aussi, t'es moche.
Il avait sur son beau visage cet air coquin qu'il portait parfois, lorsqu'il était particulièrement fier des répliques qu'il sortait. La jeune fille bouda en croisant les bras, pestant sur le fait qu'elle n'aurait jamais du accepter d'être la cavalière de son meilleur ami.
— D'ailleurs, vous vous appelez comment ?
La voix profonde de Felix a résonné autour du cercle, il avait un ton sensuel que je lui connaissais bien mais pas dans des situations comme celle-là. J'ai capté le regard de Jisung, il a eu un sourire en coin et j'ai relevé un sourcil espiègle, serrant inconsciemment mes lèvres.
Oh oui, je savais exactement comment cette soirée allait se terminer.
Je n'avais pas vraiment fait attention à Jeongin jusque-là. Pourtant, je ne sais pas comment j'avais fait pour ne pas le voir avant. Disons qu'il n'était pas personnage facilement oubliable. Il avait cet air singulier Jeongin, qui faisait que dès qu'on posait les yeux sur lui, on ne pouvait s'en défaire bien longtemps. Il avait cet attrait naturel, cette douceur dans ses yeux plissés, il avait ce charme particulier qui était attirant et qui intéressait. C'était presque dur à définir, et je pense que je ne trouverai jamais les mots pour décrire ce que j'ai ressenti à cet instant ; lorsqu'il a souri, que ses joues se sont creusées de fossettes et qu'il s'est présenté.
— Je m'appelle Jeongin, a-t-il annoncé d'une voix forte et intelligible. Je suis le cousin de Hyunjin.
C'était ça. Il avait quelque chose de Hyunjin. Il avait quelque chose de grand, de beau, d'extraordinaire. Ça devait être un truc de famille. Il semblait intouchable. Comme son cousin, Jeongin était un garçon étincelle. Il brillait comme un soleil noir et dès qu'on semblait pouvoir l'atteindre, il disparaissait dans l'éther sans laisser de trace. Il laissait une empreinte dans notre mémoire et on ne pouvait jamais s'en séparer. Ouais, c'était ça que m'avait fait ressentir Jeongin en un sourire.
J'avais beau nous avoir placé sur un piédestal, jamais quelqu'un n'a été plus proche de moi que Jeongin. Pourtant, il ne m'avait pas fallu longtemps pour remarquer qu'il avait un an de moins.
Ensuite, Chris a dit quelques mots que je n'ai pas voulu écouter. J'ai gardé haut mon port de tête au risque de perdre la face, et je suis resté quelques instants à fixer Jeongin. Il était entièrement vêtu de noir, de ses chaussures à ses cheveux. Un pull à col roulé moulait son buste et enserrait gracieusement son cou. L'air ailleurs, il tripotait de ses doigts bagués un collier d'argent, monté d'une croix. Son pantalon à pince galbait ses jambes et il portait presque négligemment sa veste de costume à même ses épaules.
Je crois que j'aurai pu fixer Jeongin pendant des heures si les explications de Chris n'avaient pas titiller mon oreille.
— Deux bouffons ont bloqué les toilettes alors je suis allé dehors. C'est là que je vous ai trouvé. J'avais fait la même chose à votre âge !
Felix plissa ses sourcils d'une drôle de manière. Je crois que nous pensions exactement à la même chose.
— Qu'est-ce que tu fais à notre gala de fin d'année ?
— Oh, j'ai été invité par le proviseur, a-t-il simplement souri.
Christopher Bang était une énigme que je n'ai jamais su résoudre. Je ne l'ai pas beaucoup côtoyé, et cette soirée ne m'a pas aidé à le comprendre. Christopher Bang était terrifiant. Ses yeux bruns débordaient de gentillesse et brillaient d'une intelligence si fine qu'il lui suffisait de dévisager quelqu'un pour l'écraser. Son sourire était si sincère qu'il devenait oppressant.
— Ah oui, y a des gens privilégiés ! s'est exclamé Jisung, boute-en-train.
En réponse, Chris a humblement haussé les épaules.
— J'ai été couronné roi de promo il y a trois ans. Le proviseur a organisé une cérémonie bizarre cette année, peut-être parce que son départ en retraite est bientôt. Il a demandé à certains anciens rois et reines de promo de venir à ce gala.
— Respect, a lâché Eunji d'un ton fier.
Notre ainé a sorti son téléphone de sa poche un instant en remerciant la jeune fille. Il a tapoté deux-trois fois l'écran et a relevé la tête vers les autres terminales qui nous fixaient de loin.
— D'ailleurs, je suis venu avec ma copine mais je l'ai perdue en allant pisser. Elle doit être quelque part... Oh, la voilà ! Eh Yoohyeon, par-ici !
En quelques secondes à peine, une jolie blonde avait rejoint notre cercle. Chris a enserré sa taille d'un bras et lui a collé un baiser sur la joue. Elle a roulé des yeux dans ses paupières.
— Sale con, tu m'as laissée toute seule ! a-t-elle râlé. Ça fait dix plombes que je tourne en rond en t'attendant. Pourquoi est-ce que je suis venue...
Chris a rigolé en s'excusant. Il avait le regard tendre et la voix basse.
— Parce que tu n'avais pas le choix, princesse.
— Hmfp.
C'est ainsi que nous avons fait la connaissance de Yoohyeon. Nous n'avons pas attendu longtemps avant que les professeurs qui s'occupaient de l'organisation ne nous rappellent à l'ordre. A pas lents, nous nous sommes dirigés vers la table de plastique qui avait été installée devant la porte de la salle de bal. Un groupe de trois attendait qu'on leur tamponne d'encre bleue le dos de la main. L'une des filles nous proposa de passer devant eux mais je déclinai d'un geste et d'un sourire. J'ai regardé la fille hausser les épaules en rougissant et nous sommes passés chacun notre tour. J'ai donné mon invitation et en réponse, mon professeur de langue étrangère accrocha à ma veste une broche décorée d'une rose blanche et celle d'histoire s'occupa du tampon.
Hyunjin ouvrit la grande porte et je perçus presque instantanément les regards de la foule. Plusieurs murmures impatients déferlèrent en vague jusqu'à nous, et mon visage s'éclaira du plus fier des sourires. Susciter l'intérêt des autres était un accomplissement, un réel bonheur. Nous méritions les éloges et les acclamations. Je les méritais. Je m'étais battu pour les obtenir.
Peut-être que c'était ça, l'impression d'être le roi.
— Eh ! Seungmin, c'est ça ? m'interpela Chris avant que je ne passe la porte. J'ai entendu dire que tu étais le favori pour la couronne. Bonne chance !
— Merci.
Aussitôt, il disparut dans la foule, Yoohyeon à son bras. Il était incroyable Chris, et il était terrifiant.
— Prêt ? m'a intimé Felix en posant sa main sur mon épaule, un léger sourire sur ses lèvres.
— Depuis que je suis né.
Il a ri de ma remarque. Les mots étaient sortis ainsi, forts et déterminés. J'en avais moi-même été surpris. J'avais l'impression d'avoir attendu ce moment toute ma vie. Il m'a suffi d'un regard en coin pour reconnaître Jeongin, debout à ma gauche. Il arborait une expression incroyablement calme.
La tête haute, j'ai pris tout mon temps pour passer la porte. J'ai croisé les regards et les sourires de plusieurs connaissances qui me prenaient pour leur ami. Bon nombre d'entre eux sont venus me saluer courant la soirée. Tous les élèves de dernière année me connaissaient, je n'aurai pas la prétention de dire tout le lycée mais l'idée ne me paraissait pas invraisemblable.
La mascarade a commencé avec une musique de fond que j'appréciai particulièrement. Les airs étaient doux, chantants, presque tristes mais il y avait là quelque chose de solennel qui me donnait l'impression de pouvoir toucher l'infini. Ce soir-là, je portais toute la rage d'un homme bafoué dans mon corps et je tenais entre mes mains mon coeur rafistolé que je brandissais à bout de bras comme un trophée.
Regardez Papa, Maman, combien est devenu puissant votre fils chéri.
Regardez mes ennemis, combien celui qui a été roulé dans la boue a grandi.
Ce soir, quand Kim Seungmin portera la couronne à son nom et qui lui revient de droit, il se sera vengé.
— Tu devrais sourire un peu plus Hyung, m'a fait remarquer Jeongin. On dirait que tu vas tuer quelqu'un.
— C'est l'ancien moi que j'ai tué Jeongin.
Il m'a adressé un regard en coin et a simplement hoché la tête, une moue dubitative sur ses lèvres fines. Il était singulier Jeongin, on ne pouvait pas passer à côté sans le voir. C'était si naturel chez lui, cette étincelle. Je la lui enviai tellement, tout comme je l'avais enviée à Hyunjin pendant notre adolescence. Quelques années avant, j'aurai aimé qu'on me remarque au premier coup d'oeil, qu'on s'adresse à moi avec intérêt, qu'on retienne mon prénom, qu'on ne m'oublie jamais.
— Bravo.
Son ton était mesquin mais je m'en fichais pas mal. Felix m'a brusquement frappé dans le dos avec le plat de sa main.
— Seungmo ! Viens, ils ont mis du crabe au buffet, hors de question que je le rate !
Son sourire semblait toucher ses oreilles. Contaminé par sa bonne humeur, j'ai ri de mon meilleur ami et je l'ai accompagné jusqu'aux grandes tables rectangulaires. Il y en avait sur chacun des bords du gymnase, sur toute la longueur des gradins. Jeongin ne nous a pas suivi, il m'a fait un geste de la main, a attrapé une des flutes de champagne sans alcool que portait un surveillant sur un plateau, et a disparu dans la foule.
Nous avons retrouvé Hyunjin devant le buffet. Une coupe à la main, il était pris dans une passionnante conversation avec un garçon que je ne connaissais pas et deux filles de dernière année. Eunji était aussi à ses côtés mais semblait plus se préoccuper des toasts et des petits fours que de son cavalier.
En quelques secondes à peine, Felix a rejoint la jeune fille et s'est jeté sur le plat de verrines au crabe. Pour ma part, je me suis emparé d'une flute de champagne qu'il ne m'a pas fallu longtemps pour siffler et je me suis joint à la conversation. J'ai reconnu l'une des filles comme une énième de celles qui avaient demandé à Hyunjin de l'accompagner au bal. A la manière qu'avait sa copine à la pousser vers le grand noiraud, j'ai supposé qu'elle n'avait pas encore renoncé. Je lui ai souhaité bien du courage.
Si je savais bien une chose de Hyunjin, c'est qu'il changeait de partenaire comme de chemise et que ses « non » étaient définitifs. Il ne faisait pas dans le coup d'un soir et il ne laissait pas le bénéfice du doute. Ses enchaînements étaient impitoyables, on le prenait pour un bourreau des coeurs, il recherchait simplement la perle rare. Pire qu'une nana, il adorait sans compter, mais jamais il n'a aimé. Alors, refusant de blesser plus ses copines, il s'en séparait. Et il tournait ainsi. Il a fait durer ce manège très longtemps. A vrai dire, il a répété ce cycle tout le lycée.
Pourtant, il avait un coeur doux comme un agneau Hyunjin, et petit comme un caillou.
Il était beau et avait l'air grand, dur et intangible, mais il était aussi fragile qu'une coupe en cristal, il était éphémère, comme une étincelle.
— Et toi Seungmin, t'en penses quoi ?
— De ? ai-je questionné, sortant de me pensées.
J'ai un peu secoué la tête pour revenir à la réalité, et je me suis gonflé des regards attentifs tournés vers moi. Tous, sauf les deux goinfres au buffet, attendaient mon avis.
— Tu penses que ce sera qui la reine de promo ? s'enthousiasma l'autre des deux filles, avide de commérages People sur les terminales.
A sa manière de poser la question, je me suis demandé si elle faisait partie du club de journalisme. Je n'ai jamais su la vérité mais cette fille me déplaisait beaucoup. Pourtant, il allait sans dire que je connaissais bon nombre de rumeurs et bon nombre de commérages. Je n'y avais jamais fait attention mais ils finissaient toujours par se frayer un chemin jusqu'à mon oreille. Ça ne m'étonnait pas que Hyunjin participe à cette conversation, il adorait ce genre de choses. Il était toujours au courant de tout. A dire vrai, il était souvent le sujet de ces rumeurs.
— Jeon Heejin, je suppose, avançais-je, pas plus intéressé. Ou Shim Seungeun peut-être, elle a fait du bon travail au bureau des élèves.
— Seungeun ?! s'exclama la même fille, une moue répugnée sur les lèvres. Sérieux ?
Son ton m'a fait froncer les sourcils mais personne n'a relevé. Ça ne l'a pas empêchée de continuer.
— Pas Seungeun ! Elle est si...
Elle décida que mimer était une meilleure idée alors elle gonfla ses joues et écarta ses bras.
— Enfin, vous voyez quoi ! rit-elle soudainement, s'attendant sûrement à ce qu'on la suive.
Non, je n'appréciais pas cette fille du tout, c'est peut-être pour cela que je ne me souviens plus de son prénom.
Puis brusquement, le garçon que je ne connaissais pas et qui se tenait à la gauche de Hyunjin s'agita. Le temps sembla ralentir, si bien que je n'eus moi-même pas l'impression que le geste était volontaire. La flute en plastique qu'il tenait entre ses doigts se retrouva au sol, son contenu collant déversé sur le décolleté de la fausse journaliste. Cette dernière poussa un petit cri aigu et le garçon se confondit en explication.
- Oh mon dieu ! Ça va aller ? Je n'ai pas fait exprès, on m'a bousculé et j'ai perdu l'équilibre. Ta robe n'est pas tachée au moins ? Ce serait dommage.
J'ai eu un sourire en coin dès la fin de son manège. Jamais le garçon ne s'était excusé, et jamais il n'avait regretté son geste. Il avait un air familier et pourtant, j'aurai pu jurer ne lui avoir jamais parlé. C'était peut-être la manière dont il se tenait, ou bien le fait que sa prestance était similaire à celle de Chris. Je ne savais pas vraiment. Il n'était pas aussi terrifiant que Chris cela dit, mais il en imposait pas mal. Ce devait être l'effet de la chemise de soie rouge qu'il portait les manches retournées, laissant apparaître une flopée de tatouages sur ses avant-bras, ou bien du pantalon noir monté d'une ceinture à grosse boucle et qui lui collait aux jambes.
Il avait l'air immense, il était plus petit que Jisung.
Je n'ai pas eu le temps de me demander ce qu'il faisait à notre bal de promo qu'il s'était déjà emparé d'une nouvelle flute de mousseux à la pomme. Il ne fut pas remis en cause.
— Ça va, marmonna la jeune fille, les larmes aux yeux, je n'osais même pas imaginer combien sa robe de gala avait pu lui coûter.
Elle épongea un peu son buste avec la serviette en papier qu'elle avait dans les mains. Elle ne donna plus son avis, à vrai dire, elle ne dit plus rien du tout. Heureusement, Hyunjin s'est empressé de poursuivre.
— Personnellement, j'imagine bien Hwang Yeji ou Kim Hyunjin.
— Rassure-moi, tu ne dis pas ça simplement parce qu'elles ont les mêmes noms et prénoms que toi ?
Le sourire qu'il m'adressa me fit ricaner. Ah Hyunjin ! On ne le changerait jamais.
— Tu n'as pas voté pour Eunji ? s'étonna la fille qui espérait une danse avec lui.
— On parle de moi ? s'incrusta l'intéressée, la bouche encore encombrée de petits fours et les mains pleines.
Hyunjin l'attira à lui pour passer son bras sur ses épaules. On les aurait cru en couple, mais autant Felix que moi savions que Hyunjin se servait d'elle comme accoudoir. D'ailleurs, celui-ci eut une petite moue. Il adressa un regard dégoûté à sa meilleure amie.
— ... T'as un peu de... (Il se toucha le bord de la lèvre.) T'as du crabe autour de la bouche.
Surprise, Eunji eut la décence de rougir et Felix, nous rejoignant à son tour après avoir englouti le buffet, s'empressa de lui faire passer une serviette en papier.
— Merci 'Lix. T'aurais pu être plus romantique Hyunjinnie... bougonna-t-elle faussement.
Je crois qu'il ne lui avait fallu que deux secondes pour comprendre la situation et en jouer.
Eunji avait toujours détesté les filles qui tombaient pour Hyunjin. Elle ne m'a jamais dit pourquoi mais j'avais fini par me dire qu'elle était jalouse, et qu'elle aussi, elle devait l'aimer. A la réflexion, je crois qu'Eunji a eu des sentiments pour Hyunjin. Elle avait du l'aimer et s'était ensuite forcée à jeter cette affection aux oubliettes. Elle refusait d'être une énième, elle savait qu'elle n'était pas la bonne et que Hyunjin ne l'aimerait pas comme cela. Finalement, le temps avait transformé l'amour en amitié et les habitudes ayant la vie dure, sa jalousie était devenue pitié.
C'était peut-être ça au final, elle trouvait pitoyables les filles qui tombaient pour Hyunjin. Surement parce qu'elle aussi elle l'avait été, pitoyable. Alors à ce moment-là, Eunji a fait semblant d'être en couple avec Hyunjin pour que l'autre fille renonce avant de s'humilier.
Elle ne faisait pas toujours les choses bien Eunji mais elle a brillé en voulant la sauver.
— T'aurais pu me faire un bisou, continua-t-elle en tendant ses lèvres vers l'avant.
Felix eut un bruit de gorge étrange alors qu'il manquait de s'étouffer. La jeune fille s'excusa et partit la queue entre les jambes, vite suivie par son amie qui ne manqua pas de dévisager méchamment et Eunji, et le garçon à la gauche de Hyunjin.
— T'es dégueux, se plaignit le grand noiraud, plaquant une main sur le visage de la brune pour l'éloigner de lui.
Il ne m'a pas fallu longtemps pour éclater de rire. Eunji a suivi, puis Hyunjin, et les deux autres.
— Je ne t'ai jamais vu ici, t'es venu avec quelqu'un ? questionna Felix, le ton curieux avant d'enfoncer la petite cuillère en plastique pleine de crabe dans sa bouche.
Hyunjin eut une expression bizarre sur le visage, il avait l'air presque ahuri. L'inconnu se contenta d'un léger rire silencieux en passant une de ses mains dans sa nuque, frottant ses cheveux bruns.
— On peut dire ça oui. Je m'appelle Changbin.
— Il a un an de plus que nous, précisa le grand noiraud sans se détacher de sa grimace.
Changbin. Changbin. Je ne savais pas pourquoi ce nom m'était si familier. Pourtant, plus je l'observais, plus j'étais persuadé de l'avoir déjà vu. Nous nous sommes présentés, il donnait l'impression de nous connaître.
— Je sais, j'étais dans votre lycée l'année dernière, sourit le brun.
— Jamais entendu parler de toi, désolée, commenta Eunji, plutôt désintéressée. Je vous laisse les gars, trop de testostérone ici, je vais tenter de retrouver mon frère et Sugyeong. Qui sait ce que ma meilleure amie est encore en train de trafiquer... A tout à l'heure !
Elle agita sa main munie de sa serviette en papier et disparut dans la foule de danseur. La musique avait changé en une plus commerciale, le genre de celles que tous connaissaient et que les fans du groupe hurlaient à s'en casser la voix.
Moi, je suis resté là. J'ai fixé Changbin pendant une éternité, attendant une réponse qui ne viendrait pas de suite. Je n'ai aucun souvenir de la conversation que nous avons eu, tous les quatre, posés près du buffet. Au bout d'un temps, Changbin a annoncé qu'il allait retrouver un de ses amis, décrétant qu'ils avaient encore deux-trois choses à régler.
— On se reverra plus tard. Bonne soirée !
— Avec plaisir, lui lança Felix de son singulier ton grave, soutirant un rictus en coin et un clin d'oeil de notre ainé.
La réponse du blond m'a fait doucement sourire. Je pense que Felix aussi, il savait exactement comment cette soirée allait se terminer. Nous avons regardé Changbin s'éloigner pendant quelques secondes durant lesquelles le regard de Felix se porta bien bas. Il inclina la tête et se mordit la lèvre, je lui ai donné un coup d'épaule joueur.
— Mais vous déconnez les gars ! explosa finalement Hyunjin, les yeux tant écarquillés qu'ils semblaient sortir de sa tête.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est Seo Changbin !
Felix fronça les sourcils, un peu perdu, beaucoup perplexe. J'ai mis un moment à associer le nom de famille de Changbin à son visage.
— Attend, quoi ? s'écria soudainement mon meilleur ami. Tu veux dire, Seo Changbin, genre, le type qui a fini premier aux concours d'entrée des S.K.Y ? Tu rigoles !
Une main plaquée sur son front, Hyunjin secoua la tête.
Ah. C'était donc pour ça que Changbin m'était si familier. Il n'était pas tant une légende que la fierté de notre lycée. J'avais déjà croisé Changbin dans les couloirs l'année dernière, je ne l'avais vu que de loin mais le proviseur n'avait pas manqué de nous rappeler maintes fois son exploit. Après l'avoir rencontré, je me suis demandé comment un garçon comme lui avait pu obtenir le prix d'Excellence tandis que je me contentais d'un classement moyen. Changbin n'avait rien d'un garçon droit, il n'avait rien de l'image parfaite qu'on pouvait s'en faire, il avait même un mauvais genre. Il m'était apparu comme imposant plus que terrifiant et il semblait avoir une confiance inébranlable en ce qu'il croyait. Il était juste, on l'avait nommé génie. Pourtant, il avait tout du garçon banal Changbin, malgré son physique excentrique : ses tatouages et la cicatrice entaillant son sourcil. Il était même un peu trop normal.
Je crois que j'étais jaloux de lui. Il me mettait mal à l'aise, comme si son humilité et sa confiance en lui suffisait à me rappeler mes propres erreurs. Il me rappelait d'où je venais.
En fin de compte, est-ce que je méritais vraiment le titre de roi ?
— Seungmo... marmonna Felix à voix basse, proche de mon oreille. On va chercher l'alcool tant qu'il est encore temps ? Je pense qu'ils ne vont pas tarder à délibérer.
J'ai simplement dodeliné de la tête, expédiant au loin mes pensées. Je ne devais pas penser à ça, j'avais trop donné pour pouvoir abandonner maintenant.
— Tu viens avec nous Hyunjin ?
— Hum ? fit le grand noiraud en pianotant sur son téléphone, peu à l'écoute. Ouais ouais, je vous suis. Je dis à Jisung de nous rejoindre là-bas.
Délaissant le buffet et nos coupes en plastique, nous nous sommes frayés un chemin entre les petits groupes d'élèves.
— Seungmin ! Tu viens danser avec nous ? m'interpelèrent plusieurs camarades de classe.
Je déclinai d'un sourire, agitant ma main, et criant par-dessus la musique : « Peut-être plus tard ! » Je les aimais bien. Nous avons continué notre périple et peu après, le téléphone de Hyunjin s'est mis à vibrer, sifflotant une musique débile que Felix lui avait mis comme gage et qu'il n'avait jamais su changer.
— Oui Jeongin, prononça-t-il en portant difficilement son téléphone à son oreille, esquivant de peu un coup de coude d'une danseuse.
Le volume de la musique avait été augmenté, si bien que les conversations étaient devenues bien plus compliquées. Alors la joue collée au combiné, Hyunjin n'entendait presque rien.
— Attends, attends ! répéta-t-il plusieurs fois. J'entends rien, je sors. Attends. Mais ferme-la ! Je te dis d'attendre !
Une fois dans le hall d'entrée, nous n'avons pas pris le temps d'attendre Jisung. Felix s'est précipité vers son sac à dos qu'il avait caché dans l'impasse menant à la réserve. Hyunjin braillait au téléphone et j'ai remarqué que les surveillants et professeurs avaient déserté le hall, profitant eux-aussi de la fête. Bien qu'atténuée, la musique nous parvenait toujours depuis le hall d'entrée, faisant vibrer la double-porte dans ses gongs. Plusieurs attroupements d'élèves s'étalaient sur le parking, fumant pour certains, buvant en cachette. D'autres, se fichant complètement de la soirée plutôt ringarde, avaient apporté une enceinte portable qu'ils brandissaient de mains en mains comme un trophée.
Avant de les rejoindre à l'extérieur du gymnase, nous nous sommes entassés dans le couloir. Jisung est arrivé un peu après, le souffle court.
— Non mais cherche pas Jeongin, je ne te prêterai pas ma moto, s'énerva finalement Hyunjin, sa voix résonnant jusqu'au hall vide. C'est mort, tu vas me l'emboutir direct !
— Qu'est-ce qu'il a à gueuler comme un chancre ?
Jisung a haussé un de ses sourcils, le ton dédaigneux. Jisung, c'était peut-être le garçon le plus rancunier qu'il m'ait été donné de rencontrer. Si ma grand-mère passait en première position, le brunet n'était pas loin derrière. Le temps avait beau être passé, Jisung avait toujours gardé une certaine rancune envers Hyunjin. Il l'adorait, le doute n'était pas permis, mais Jisung avait toujours été jaloux du noiraud. Il n'avait jamais osé l'avouer. Alors le jour où il est parti, où il a arrêté de venir à nos soirées, où il a arrêté de nous baiser, Jisung l'a très mal pris. Sa réaction avait été enfantine mais nous étions des gamins. Je pense que ces soirées avaient été pour Jisung une manière de se rapprocher de Hyunjin. Il cherchait à l'atteindre par tous les moyens, il l'humanisait pour que Hyunjin ne paraisse jamais plus comme intouchable à ses yeux. Pour que jamais plus, il ne lui apparaisse supérieur.
Jisung voulait de l'attention, il voulait qu'on le remarque. Il criait fort, il parlait trop. Il n'était pas le plus beau. Il était un peu comme moi.
— Oh Jinnie ! gronda Felix. Baisse le volume, tu veux ? On va se faire cramer, si ça continue.
— Ils vont bientôt délibérer, on en reparlera après... Ouais... Ouais, c'est ça. A plus.
Hyunjin a fini par raccrocher. Il a enfoncé son téléphone dans la poche arrière de son pantalon de costume et s'est approché de nous. Accroupi face à son sac, Felix a été le premier à coller ses lèvres au goulot. Il a pris plusieurs gorgées à la fois. L'alcool brûlant son oesophage, il gardait les paupières plissées et les sourcils froncés au possible. C'était une drôle de grimace. J'ai eu bien du mal à le détacher de la bouteille. Il a roulé des yeux dans ses paupières quand j'ai réussi à l'en extirper. Néanmoins, il ne fit pas le fier. Il baissa la tête et j'ébouriffai grossièrement ses cheveux.
A mon tour, j'ai bu du mélange amer qui portait peu le goût de jus de fruits et j'ai tendu la bouteille en l'air pour que Hyunjin la prenne. Puis brusquement, la musique explosa à nos oreilles, s'amplifiant dans le hall comme si aucune cloison ne la retenait.
— Saleté de gamins, grommela une voix que nous connaissions bien.
— Oh putain, c'est Kwang ! s'affola Felix en sautant sur ses pieds.
On entendit la double-porte se refermer et les claquements rapides et réguliers des talonnettes du petit homme qui se rapprochaient.
— Il y a quelqu'un ? fit-il, ponctuant sa question d'un terrible accent de campagne.
J'ai retenu mon souffle alors que Felix me tirait pour me relever. Précipitamment, Jisung a arraché le sac-à-dos des mains du blond et il a tiré Hyunjin jusqu'au fond de l'impasse, priant pour que l'obscurité les cache suffisamment. De là où j'étais, je discernais encore les formes de leurs corps qui s'agglutinaient dans le renfoncement de la porte de la remise.
— Vous n'avez pas le droit d'être là, retournez dans la grande salle !
Au fond du couloir, le surveillant Kwang apparut, les mains sur les hanches. Felix se retint de pouffer. Nous avions l'habitude de rire de lui. Kwang était surveillant depuis une dizaine d'années et il nous avait suivi tout notre lycée. Il avait du signer bien des mots de retard de Felix, arrêter bien des cochonneries de Hyunjin dans les toilettes des filles, et courser bien des fois Jisung lorsqu'il séchait les cours et tentait de sauter le grillage. Quant à moi, j'avais eu avec lui bien des débats durant les conseils de classe pour essayer de rattraper les bêtises de mes amis. Je ne sais pas combien de fois je l'avais fait tourner en bourrique. Kwang était têtu, rigoriste, et très à cheval sur le règlement. Il nous grondait souvent mais au fond, je suis sûr qu'il nous aimait bien. Je pense qu'il allait un peu me manquer.
— Ouais, désolé, commença mon meilleur ami. On voulait aller aux toilettes mais ma mère m'a appelée. Vous savez, l'inquiétude, savoir à quelle heure elle devait venir me chercher, tout ça...
— Ta mère n'était pas en Australie ? Kwang plissa les paupières, méfiant.
J'ai retenu de peu de frapper mon visage du plat de ma main. J'ai senti Felix se crisper et j'ai préféré ne pas me mêler au mensonge bancal qui s'évertuait à débiter. Peu sûr de lui, il balayait des bras pour étayer ses propos. Moi, je me suis désintéressé de ce qu'il racontait. Discrètement, j'ai lancé un regard en coin vers le fond de l'impasse. Manquant de lâcher un ricanement, j'ai fortement fermé mes paupières, un fin sourire transparaissant sur mes lèvres.
Décidément, ils n'étaient pas sortables ces deux-là.
— Ça te fait rire Seungmin ? a grogné Kwang. Allez, retournez dans la salle les mioches.
Nous ne nous sommes pas fait prier. On a tourné à gauche en direction des toilettes pendant que Kwang nous suivait du regard. Nous avons pressé le pas alors qu'il s'assurait que personne ne s'était accaparé les vestiaires. Par la suite, il nous a lancé un dernier regard alors que nous feignîmes d'entrer dans les sanitaires, puis il a tourné les talons. Nous avons attendu quelques secondes que la double-porte de la grande salle claque de nouveau et nous avons couru jusqu'à la remise.
— Oh putain... a lâché Felix. Ça va, on ne vous dérange pas trop ?
J'ai ri des yeux de Jisung qui s'écarquillaient de stupeur mais pas de honte. Ses mains ont desserré leur emprise sur la longue chevelure du noiraud et Hyunjin a enfin consenti à retirer sa langue de sa bouche.
— Un peu, si, a-t-il soufflé mécontent, essuyant un filet de salive et de ce que je soupçonnais être de l'alcool de son menton.
— Classe, ai-je souligné.
— Putain, vous êtes sérieux ? Vous avez vidé la bouteille avec vos conneries.
Felix a grogné. Il n'était ni jaloux du geste, ni dégoûté. C'était la bouteille vide qui l'avait énervé. Je n'ai fait aucune remarque. Ce soir, Felix allait sûrement boire comme un trou jusqu'à ce qu'il ne tienne plus debout, jusqu'à la désinhibition, jusqu'à l'exaltation, jusqu'à l'apothéose. Jusqu'à ce qu'il atteigne l'état de latence et d'euphorie qui lui ferait toucher l'infini, jusqu'à ce qu'il explose le plafond de verre et le sol de béton, jusqu'à ce qu'il soit assez courageux pour faire face aux conséquences, jusqu'à ce qu'il oublie de compter les secondes avant son départ.
Jusqu'à ce qu'il redevienne totalement libre de ses choix. Peut-être pour la dernière fois.
— Râle pas Lix, y en a deux autres dans le sac.
— Je vous déteste, a-t-il répliqué.
Soudainement, la porte menant vers l'extérieur s'est ouverte, laissant passer une flopée de lycéens pressés, criant et riant.
— Grouillez-vous, a hurlé une fille à ses amis. Ils ne vont pas tarder à délibérer.
— Vous devriez y aller les mecs, nous a incité Felix en récupérant son sac-à-dos. Je vais tenter de trouver un autre endroit où cacher la tease.
Jisung s'est proposé pour l'accompagner. Ces élections ne l'avaient jamais vraiment intéressé de toutes façons. Hyunjin les a regardé s'éloigner en se chamaillant et il a pouffé quand Felix a attrapé à pleine main une fesse du petit brun. Sans se presser, nous avons regagné le hall qui s'était de nouveau vidé.
— Du coup, Jisung... ?
Hyunjin ne m'a pas répondu tout de suite. Il a attendu d'arriver devant la grande porte avant de m'attraper par le poignet. Sans chercher à me plaquer contre la porte, il a simplement avancé de quelques pas jusqu'à ce que j'ai à lever les yeux pour croiser son regard.
— Chaud comme la braise, murmura-t-il avec un sourire en coin. Comme moi...
Hyunjin était un garçon étincelle, et il avait de celles-là dans les pupilles.
— Comme nous tous... ai-je chuchoté à mon tour.
J'adorais admirer Hyunjin. Ses paumes ont lentement retracé mes hanches, remontant sur ma taille, glissant sous le velours bleu marine de ma veste, découvrant un peu plus mon bas-ventre et mon nombril que laissait apparaître ma chemise à peine boutonnée. J'ai souri un peu plus et le soupir mutin du noiraud a frappé mes lèvres.
— J'ai tellement hâte de te voir sur cette estrade.
Humant, j'ai accroché mes mains autour de son cou, rapprochant nos visages. Je crois que Hyunjin crevait d'envie de m'embrasser, il a serré un peu plus fort ma taille entre ses mains brûlantes et j'ai lentement incliné mon visage pour frôler ses lèvres des miennes.
— Alors admire-moi.
Je l'ai repoussé, ai fait deux pas en arrière et j'ai poussé la double-porte battante, ouvrant sur la grande salle aux lumières tamisées et aux projecteurs braqués sur le proviseur qui s'apprêtait à entamer son discours. Hyunjin m'a rejoint et il m'a lancé un « Gagne ! » amusé qui m'a fait trembler.
Pris par la fièvre, mon coeur battait si fort que j'ai cru qu'il allait rompre. Là, à quelques secondes de la fin, j'ai imaginé que je n'étais pas encore assez. Je me suis rappelé d'où je venais, ce que j'avais traversé, et j'ai eu peur qu'on s'aperçoive du piège.
J'allais être couronné roi mais ce n'était pas mon royaume. Je n'étais pas du même monde.
J'étais un mensonge.
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J'espère que cette première partie vous aura plus. La suite sortira dans quelques jours, 2-3, tout au plus !
D'ici là, prenez soin de vous (ça m'avait manqué).
Ash (:
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