Chapitre 27
La porte s'ouvrit dans un désagréable grincement. Hervan modela une boule de lumière qu'il laissa planer au-dessus de leur tête et tous deux s'avancèrent dans la longue salle recouverte de dalles poussiéreuses.
Le regard de Morgal se posa au fond, là où Locea, toujours drapée dans ses vêtements fluides, toisait un prisonnier ligoté à une chaise. En s'approchant davantage, il nota qu'il s'agissait plutôt d'une détenue mais son visage demeurait caché sous un sac de toile.
— « Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas Liza... »
De son côté, Hervan le scrutait de ses billes ternes, dénuées d'émotion. Quant au mage, il saisit la main de l'elfe dans la sienne et le guida jusque devant l'inconnue.
— Vous allez me demander de l'achever ? demanda-t-il en cherchant à élucider la situation.
Sur sa chaise, la femme frissonna et tenta de sortir quelques mots mais un bâillon semblait l'entraver.
— La tuer ? ricana le chef de la Confrérie, il se pourrait bien. Mais vois-tu, je préfèrerais que tu comprennes avant la démarche.
D'un signe de tête, il ordonna à Locea d'ôter le sac afin de dévoiler l'identité de la prisonnière.
— Lalith ?! lâcha Morgal.
Il n'en revenait pas : son amie se trouvait là, dans cette cave insalubre. L'envie de la prendre dans ses bras et de lui témoigner toute son affection lui prit mais il se ressaisit, conscient qu'il était toujours face à Hervan.
— Nous l'avons capturée non loin d'ici, expliqua ce dernier, une elfe en Fanyarë, ce n'est pas anodin, n'est-ce pas ? Locea m'a confirmé que cette personne faisait partie de ton passé, est-ce la cas, Chérubin ?
— Non... J'ignore l'identité de cette jeune femme.
— Ah oui ? Enlève-lui son bâillon.
Morgal s'avança maladroitement jusqu'à Lalith. Celle-ci paraissait frigorifiée et terrifiée. Du sang coulait de son front et ses vêtements de voyages s'empourpraient à certains endroits. Une grimace de tristesse parcourut son regard à l'instar de Morgal.
Mais pour lui, la colère transparaissait clairement : comment Locea avait-elle osé divulguer une partie de son passé ?! Ils auraient tous deux une petite conversation par la suite et marqué ou pas, le prince tenait bien à réclamer ses droits.
D'un geste lent, il dénoua le tissu et aussitôt, Lalith s'écria pleine d'espérance :
— Morgal !
Il écarquilla les yeux de panique : Hervan serait bientôt au courant de sa véritable identité.
— Oh Morgal, nous t'avons tellement cherché. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de te retrouver enfin. Mais tu sembles blessé, tout va bien ?
— Lalith, je t'en prie...
— Tu dois rentrer, Morgal. Ta place est en Calca comme ton rang...
Il lui coupa la parole :
— Tais-toi !
Les yeux de son amie s'emplirent de larmes : la déception imprégnait les traits harmonieux de son visage.
— Regarde-là, Chérubin, souffla Hervan derrière son épaule, tu as devant toi ton passé. Toute ta vie, il tentera de te ronger, de t'entraver, de t'empêcher d'atteindre ton but. Tu tiens à cette fille, n'est-ce pas ?
Morgal garda le silence. Le moindre mot pouvait jouer en sa défaveur. Son supérieur posa la main sur son bras et murmura :
— Connais-tu la devise de notre organisation, Chérubin ? Le pouvoir ne s'obtient qu'au prix du plus grand sacrifice... Tes émotions ne sont que barrières face à l'accomplissement de tes ambitions. Et sur ton chemin, tu ne laisseras que désolation ; il n'y pas d'autre voie pour atteindre la puissance.
— Que voulez-vous dire ?
— Cette fille est une faiblesse pour toi : elle tente de t'arrêter. Ce n'est pas ce que tu veux, n'est-ce pas ? Demande-lui ce que prévoient ses compagnons maintenant qu'ils veulent te mettre la main dessus.
— Morgal, murmure-t-elle, ne l'écoute pas. Tu nous manques...
— Ma tête est mise à prix, Lalith.
— ...
— Je ne peux regagner Calca sans finir en prison ou exécuté.
— Il est trop tard déjà. J'ai repéré ta trace depuis quelques jours. Si demain, je ne suis pas de retour au campement, un humain enverra un message à Elmaril pour témoigner de ta présence dans la région ; le roi enverra des centaines d'hommes pour te retrouver.
Morgal blanchit : en aucun cas, cela ne devait se produire.
— Où est ton campement, où est ce maudit message ?
— Morgal... Je t'en supplie...
— Tu veux ma mort, Lalith ? Tu ne peux pas me laisser vivre tranquillement ? Où est ton campement ?!
Il lui empoigna la gorge avec violence, les dents serrées. Déjà, il pouvait sentir ses crocs pousser sous la rage.
— Je ne te dirai pas, balbutia-t-elle, le souffle coupé.
Le prince la lâcha et recula de quelques pas, comme pour reprendre ses esprits. Sa raison dérapait mais il n'en avait cure. Pour rien au monde il ne se retrouverait une nouvelle fois plongé dans des tribulations interminables.
Le ricanement de Locea le tira de ses pensées :
— Mon cher Chérubin, tu vas devoir faire preuve d'inventivité pour qu'elle te dévoile l'emplacement du message. Le temps est compté.
Il fronça les sourcils :
— Je ne vais pas la...
— La torturer ? Tu vois une autre alternative ?
— Oui : fouillez dans sa mémoire.
Le mage croisa les bras sur sa poitrine et ajouta :
— Mais je veux te voir la charcuter.
— Jamais je ne poserai la main sur Lalith.
— Ah oui ? Tu veux que Duncan s'en charge alors ? Tu connais son aversion pour ta race. Je te laisse imaginer quel sort il lui réservera.
Morgal sentit son souffle s'accélérer : la situation dégénérait. Son cœur se contracta brusquement dans une douleur lancinante. Il faillit s'effondrer sur le sol ; il ne tarda pas à comprendre que ce mal s'héritait de la marque du mage. Elle le forçait.
— Lalith, grinça-t-il difficilement, dis-moi où se situe ton campement.
Elle secoua la tête, les larmes dévalant sur ses joues rougies. Son ami n'avait plus le choix.
Hervan lui montra la table où reposaient les ustensiles.
— « Ces salauds avaient tout prévu... »
Il était dégoûté par ce plan machiavélique. Un goût amer lui remonta à la bouche : c'était donc ça sa voie vers la puissance ? Torturer les personnes qu'il aimait ? Il se pencha au-dessus de la table, ignorant les plaintes de l'elfe et choisit un scalpel ainsi qu'une pince. Pour le reste, il ignorait encore le fonctionnement.
Lorsqu'il rejoignit Lalith, il rencontra son regard dévasté mais déterminé.
— Tu ignores que j'ai fait ça pour ton bien, Morgal, renifla-t-elle, ne laisse pas ton âme sombrer, je t'en prie.
— Lalith, ne m'oblige pas à te faire ça.
— Tant pis, je pensais pouvoir te raisonner...
— Je ne suis plus l'homme que tu as connu.
Comme il savait qu'elle ne dirait rien délibérément, il resserra fermement les liens sur ses membres et commença l'opération.
Derrière, les deux maîtres observaient la scène sans ciller, un sourire sournois aux lèvres. Morgal hésita quelques secondes : le point de non-retour approchait et bientôt, aucune marche arrière ne serait possible. Il respira profondément et fractura les doigts de son amie dans d'horribles craquements secs.
Malgré sa fierté, la jeune femme ne put s'empêcher de hurler. Les oreilles du prince se baissèrent devant l'horreur de la scène :
— « Tu tortures ta propre amie, lui criait sa conscience, tu n'es qu'un monstre. »
Comme Lalith gardait obstinément le silence, il se chargea de l'autre main sans obtenir de meilleurs résultats.
Les coups de scalpels sur la peau ne donnèrent pas non plus de réponses. Si la détenue souffrait physiquement, Morgal sentait son esprit se scinder et se révolter contre son propre chef. Il ignora les voix qui lui criaient de cesser ce cauchemar, se répétant sans cesse que mieux valait que ce soit lui qui s'en occupe plutôt que Duncan. Sans oublier que Lalith causerait sa fin par ce maudit message.
— Où est ton campement, Lalith !
La colère commençait à remplacer la culpabilité et le sang qui se déversait des plaies n'aidait pas au maintien de sa raison.
— Tu me tueras avant de le savoir, Morgal...
La voix de la femme diminuait avec le liquide vital. Hypnotisé par sa propre barbarie, le jeune vampire fondit sur l'épaule de son amie et lui arracha la chair de ses dents. Les crocs labourèrent la peau dans des giclures écarlates.
Il recula en s'essuyant la bouche de sa manche. Sur son siège, Lalith ne respirait presque plus. Mais il comprit rapidement qu'elle ne lui dévoilerait rien par la souffrance. Du moins pas par ce genre de tourments.
— Lalith, murmura-t-il à moitié-dément, que dirait ta famille s'ils recevaient le corps mutilé de leur chère petite guerrière, mmh ? Vois-tu, la Confrérie a des contacts dans tous les royaumes. Un simple pigeon voyageur et tes parents y passent, y compris ta petite sœur.
— Tu... Tu ne ferais jamais ça, Morgal, je te connais assez bien pour cela. Tu vaux mieux...
Il s'emporta dans un ricanement nerveux :
— Dois-je te rappeler que je te torture en cet instant ? Et contrairement à ce que tu penses, je n'aurais aucun remords à supprimer Ruinax. Après tout, c'est bien à cause de lui que je n'ai pu t'aimer, n'est-ce pas ?
— Tu bluffes.
— Tu prends le risque ?
Lalith baissa la tête ; un évanouissement fatal la guettait.
— Au... Nord-Est de Jasmain... Au bord de la rivière...
— Eh bien ce n'était pas si dure, Lalith.
— Tu es un monstre, Morgal...
Il haussa un sourcil, amusé. Qui en douterait, désormais ? Il venait de mettre les deux pieds dans le crime et une étrange sensation de satisfaction l'emplissait, une sensation de maitrise totale sur autrui. Il disposait de la vie et de la mort. C'était si plaisant d'être si puissant, de décider ainsi du cours des choses. Encore étourdi par cette violence enivrante, il abattit le scalpel sur la gorge de la jeune femme et creusa un trou béant dans la carotide. Le sang gicla sur son propre visage et il profita de la disposition du cadavre pour avaler quelques gorgées.
Lorsqu'il se releva, son visage lui apparut dans un miroir qu'il n'avait pas remarqué plus tôt. Son regard empli de folie le ramena à la foudroyante réalité.
Il reposa les yeux sur son amie, hébété du carnage qui s'affichait à ses yeux.
Et puis, des claquements répétés de mains lui firent tourner la tête. Hervan applaudissait. Oui, il applaudissait toute cette horreur.
Morgal bascula en avant et vomit tout le contenu de son estomac. Mais lorsqu'il releva la tête, le corps de Lalith avait disparu, y compris la chaise et les éclaboussures de sang. Il n'y avait plus aucunes traces du crime, même sur ses propres vêtements.
— Que...
— Félicitations Chérubin ! s'exclama le chef de la Confrérie, je ne pensais pas que tu relèverais le défi aussi brillamment.
— Ce n'était pas...
— Réel ? Non, juste un sort que Locea t'a adressé. Tous tes sens se sont faits tromper. Extraordinaire, n'est-ce pas ?
Morgal ne savait s'il devait se sentir soulagé de savoir que Lalith se portait bien ou s'il devait se sentir humilié par un tel stratagème.
Et puis, somme toute, que ce soit dans la réalité ou dans la fiction, il avait décidé de tuer son amie. Que cela soit une vision ne changeait en rien le choix qu'il avait pris.
Oui, il était devenu un monstre.
Le pouvoir ne s'obtenait qu'au prix du plus grand sacrifice ? Non, le vrai pouvoir était d'exercer son bon vouloir sans avoir à sacrifier ses amis ou ses idéaux, sinon, ce n'était que l'esclavage d'une passion stérile.
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