L'enfoiré du Silia Line : journal d'un enfant du siècle (Namjoon)
« Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance. »
Apollinaire
*
Vendredi 14 octobre 2022
Ce soir, j'ai suivi, sous la pluie fine, dans les rues de Hangangno-dong, une ombre qui lui ressemblait à se tromper.
J'étais sorti las et exsangue du travail. Il était pourtant à peine neuf heures. La Lune avait réussi à se frayer un passage parmi les nuages bas. Une lune gibbeuse très lumineuse qui ne rendait que plus cruelle l'impossibilité de voir les étoiles depuis cette cité sans sommeil. J'étouffais.
Une longue chevelure lourde de parfum, une silhouette élancée et pleine, un air de dévorer le monde.
Soudain, l'air m'a manqué. Tout mon être s'est affalé dans mes pieds. J'ai hoqueté.
Mon azalée, ma petite fleur de printemps.
Elle était là ? Ma Déméter. Ces mois de silence arrivaient à leur terme ? Pourquoi ne m'avait-elle pas averti ? Elle me haïssait.
Les façades de briques rouges toutes semblables filaient et se confondaient. Au tournant d'une rue, j'ai accéléré le pas. J'avais son nom au bord des lèvres. Il aurait suffi que je le crie pour qu'elle se retourne et me soulage de mes doutes et de ma culpabilité.
Tant que je ne le criais pas, tant qu'elle ne se retournait pas, ce pouvait être elle. C'était à la fois elle et la possibilité d'une autre. Elles existaient à deux dans ce même corps.
Un livreur m'a coupé la route. Je suis resté là, à l'angle de cette rue, sans pouvoir ni bouger ni crier son nom. Je l'ai vue s'éloigner dans le gris maussade.
*
Dimanche 16 octobre 2022
Je ne dors de nouveau plus.
Rien n'a de saveur.
Le quotidien est dantesque.
Je marche sur les chemins bourbeux des Limbes. Ni Platon ni Averroès ne me sont d'un grand secours.
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Lundi 17 octobre 2022
Il est 16h00 et je n'ai toujours pas quitté le cercueil qui me sert de lit.
Ses lettres s'éparpillent sur mes draps blancs. Lues, relues, froissées et caressées.
De vrais flocons d'avril, attendus tout l'hiver et arrivés trop tardivement un matin de printemps.
Sa dernière lettre, qui tenait pathétiquement en une phrase cinglante, brûlait mes doigts crispés.
"Comment aurais-je pu deviner que je n'avais pas rencontré John Keats mais le pire des Valmont ?"
Mes dernières lettres, revenues estampillées du tragique « N'habite pas à l'adresse indiquée. Retour à l'envoyeur », pesaient tel un couvercle de plomb sur mon âme meurtrie.
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Samedi 22 octobre 2022
Ce matin, je me suis figuré quel triste soulagement cela aurait été de ne pas me réveiller. Cette semaine, une plaque du décor sur lequel nous travaillions est tombée sur le plateau. Et si je m'étais trouvé au-dessous ?
Chae m'a appelé. Je la néglige. Elle dit que je ne l'aime plus. Est-ce que je ne l'ai jamais aimée ? Je n'ai pas su la consoler. C'est fini.
Dr Kwon m'a donné un rendez-vous d'urgence. Il a modifié la posologie de ma « béquille » chimique. Tout est parti dans les toilettes.
« Quel cruel tatouage as-tu laissé sur ma peau ? Leurs caresses sont douloureuses et tristes. Ton silence, un bannissement. Quel crime ai-je commis en dehors de te laisser me bouleverser ? Aujourd'hui, je me suis mordue au sang dans les bras d'un autre pour ne pas pleurer ton nom. Et le mien ? Est-ce qu'un Chloé te ramène à mon souvenir ?»
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Dimanche 23 octobre 2022
Je m'étais convaincu qu'elle ne me répondait plus parce qu'elle s'était joué de moi. Je m'étais convaincu que, pour l'oublier, il fallait que je me perde dans d'autres bras que les siens.
Mais je ne peux pas, je ne veux pas, la tenir responsable de ma trahison.
Tout est confusion.
Elle hante mes nuits et mes jours. Elle est ma voix intérieure, mon démon, mon daïmon. Ma Chloé, mon printemps perdu. Sans elle, tout se fane.
La vérité, c'est que j'ai été stupide. Je nous ai séparés. Les mots n'auraient pas dû me suffire.
J'ai fait semblant de reprendre le cours de ma vie. Je me suis menti à moi-même. J'en ai blessé d'autres.
La vérité, c'est qu'elle me manque. La vérité, c'est que l'air est lourd et irrespirable. La vérité, c'est que chaque geste me pèse. La vérité, c'est que tout me paraît laid.
Je veux vivre.
Non. Je veux dormir plutôt que vivre.
Mais pas douloureusement. Dormir mais pas sans elle.
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Lundi 24 octobre 2022
"De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Que reste-t-il ? C'est affreux, ô mon âme !
Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons [...]"
Baudelaire, Les Fleurs du mal, Le Portrait
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mardi 25 octobre 2022
Cette nuit, je suis mort.
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"Le leader du groupe coréen BTS hospitalisé dans un état critique
Ce matin, à 04h21, Kim Namjoon alias RM a été transféré en urgence au Samsung Medical Center. Les raisons de son admission restent inconnues à cette heure. Son agence Big Hit Music confirme qu'il se trouve dans un état critique et demande aux fans de ne pas s'attrouper autour du centre hospitalier.
#AFP / 7h05"
"Par ce message, nous voulions vous informer que RM, membre de BTS, a été hospitalisé ce matin, mardi 25 octobre, dans un état critique. Il a été pris en charge par une équipe médicale très compétente. La famille de RM et BIG Hit Music vous prient de croire que tout est mis en œuvre pour mettre ses jours hors de danger.
Nous vous sommes infiniment reconnaissant de respecter le calme des lieux et de laisser à la famille de notre leader toute l'intimité nécessaire dans ce moment difficile.
Afin que l'hôpital puisse continuer à accueillir les autres patients dans des conditions optimales, nous vous demandons instamment de ne pas créer d'attroupements.
Nous vous communiquerons les nouvelles dès que possible."
Weverse - 07h00
« Corée : Le leader du groupe de K-Pop BTS, RM, blessé par balle, son état est très grave.
TENTATIVE DE MEURTRE : Le chanteur du groupe BTS mondialement connu, Kim Namjoon, a été victime d'une attaque par balle cette nuit. Le jeune homme de vingt-huit ans était sorti courir. Il a été retrouvé inanimé peu après 4h00 ce matin par un coureur. Le tireur a été interpellé.
AFP - 25/10/2022 à 10h23 »
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Mardi 25 octobre 2022 - 04h17
J'étais là, à courir sur les rives du fleuve quasi désertes passé trois heures du matin. J'y suis allé seul, cette fois. Parce que Jimin n'était pas disponible. Non, ce n'est pas ça. Parce que je me disais que, peut-être, les eaux du Hangang serait une solution. Ma vie n'était pas drôle. Mais la vie vaut la peine d'être vécue, n'est-ce pas ?
Accoudé au garde-fou, sous le pont, j'avais choisi la vie et ses menus espoirs quand une douleur sourde a traversé mes côtes.
C'est là que je suis parti et que j'ai voulu revenir.
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Mardi 25 octobre 2022 - 13h06
"...hémorragie importante... constantes stables...
Joonie Mini, c'est appa... on est là... "
Revenir.
Le bruit des feuilles dans le vent... le sel marin sur mes lèvres... le fin duvet de sa peau à la lumière rasante du matin...
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Il y a une éternité, de Stockholm à Helsinki, sur le Silia line, week-end du 20 mai 2016
Elle était, là, sur le pont, tentant de prendre en photo ses deux amies. Elle riait et s'agaçait gentiment du vent qui faisait voler des mèches de ses longs cheveux blond vénitien. Elle tentait de retenir sa robe sur son corps tout en courbes douces.
Et, nous, nous étions gênés de danser en échange d'un verre de bière.
Elles se sont retournées, toutes les trois, pour nous observer, surprises. Puis, elles s'étaient mises à taper gaiement des mains pour nous encourager.
Elles étaient jolies, vivantes, respirant la jeunesse et la joie.
Je n'avais d'yeux que pour l'une d'elles. Sa chevelure incroyable, épaisse, ondulante autour de son visage de poupée. Une peau d'un rose délicat où se promenaient quelques adorables taches de rousseur. Et, puis, sa bouche aux lèvres vermeille cachant des dents ressemblant à de délicats coquillages. Ses yeux... indescriptibles... d'un bleu gris, le même que le ciel au-dessus de nous.
Plus tard, feuilletant mes livres d'art, je resterai figé devant une merveille de Boticelli. C'était elle. Trait pour trait.
Ses amies et elle ne passaient pas inaperçues parce qu'elles étaient belles et bruyantes. Nous, nous ne passions pas inaperçus parce que suivis par une horde de caméras et d'appareils photo.
Pourtant, elle nous a vite oubliés, reprenant ses petits cris de joie, se pendant au cou de ses copines, tendant le bras vers l'horizon pour montrer je ne sais quelle merveille.
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Mardi 25 octobre 2022 - 13h30
« ...Coma artificiel... assistance respiratoire... débrancher »
Non ! Laissez-moi revenir. Je vais aller mieux. Je vais me battre encore.
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Il y a encore une éternité, de Stockholm à Helsinki, sur le Silia line, week-end du 20 mai 2016
J'avais 22 ans et une expérience étrange de la vie. J'étais à la fois très vieux et très immature. Je sentais la pression et les responsabilités peser sur mes épaules de garçon à peine sorti de l'adolescence, et, pourtant, j'avais encore tant de choses que je n'avais jamais faites que tous les autres jeunes de mon âge avaient expérimentées depuis des lustres.
J'ai eu honte de moi, un bref instant. Qui était cette personne exprimant une joie exubérante presque factice face à cette joie authentique à laquelle elle venait d'assister ? Qui était ce garçon qui portait son gilet gris en V à même la peau sur un short bien court ? Qui était ce petit bonhomme qui cachait la coupe qu'on lui avait imposée sous une casquette ? Enfin, qui était cette petite chose qui voyageait pour « guérir » mais ne pouvait pas en profiter car filmée quasi continuellement et ne pensait qu'au travail qu'il faudrait fournir en double au retour ?
De retour dans notre cabine, je me suis changé pour enfiler un jean et une marinière plus ordinaires. J'allais dormir un peu, comme Hobi et Koo. J'en avais besoin. Le sommeil a longtemps été un refuge avant qu'il ne me fuit. Le psychiatre m'avait expliqué que je souffrais de dysthymie. Je m'étais reconnu, je l'avais compris et j'avais fini par l'accepter. J'ai cherché la stabilité et le confort si longtemps. J'ai mis tant d'efforts sincères dans cette quête d'un mieux-être. Mais, par surprise, la dépression m'a cueilli foulant aux pieds des années de travail sur moi. Et c'est la plus adorable personne que je n'ai jamais tenue dans mes bras qui m'y a conduit. La quitter alors que tout n'était encore que promesses entre nous, se trouver séparés brutalement sur un malentendu ignoble a fait resurgir mon attitude pessimiste, ma mélancolie et mon dégoût de moi-même.
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"INTERNATIONAL Corée du sud
Kim Nam-joon, gravement blessé, placé sous assistance respiratoire ; son agresseur inculpé pour tentative de meurtre
L'artiste coréen, leader du groupe BTS, a été hospitalisé après son agression par arme à feu, mardi, lors d'une course à pied dans la ville de Séoul.
Le Monde avec AFP
Publié le 25 octobre 2022 à 13h55
Kim Nam-joon lors de la 76ème conférence des Nations Unis pour la jeunesse, New York (Etats-Unis), le 20 septembre 2021.
© POOL/REUTERS
L'artiste coréen, Kim Nam-joon, leader coréen du groupe BTS, a été placé sous respirateur artificiel après avoir reçu une balle dans l'abdomen, mardi 25 octobre, alors qu'il courait sur les rives du fleuve Han, à Séoul.
Peu après l'agression sous un pont, M. Kim a été transporté en hélicoptère vers l'hôpital le plus proche, où il a été opéré en urgence. « Les nouvelles sont inquiétantes », a fait savoir son agence, Big Hit Music, qui a précisé que le jeune homme de 28 ans avait besoin d'une assistance respiratoire. « Une équipe très compétente a pris en charge notre artiste. Nous savons que tout est mis en œuvre pour mettre sa vie hors de danger », a-t-elle ajouté.
Rien ne filtrait mardi matin sur l'évolution de l'état de santé du célèbre chanteur et compositeur, soigné au Samsung Medical Center, à Séoul.
L'agresseur a été placé en détention
Peu après 4 heures (heure de Séoul), « un suspect s'est précipité hors de son véhicule et a visé Nam-joon » en « tirant sur » le chanteur « dans le dos », a expliqué la police, qui a précisé que M. Kim Nam-joon avait aussi été « retrouvé immédiatement par un autre coureur qui a appelé les secours sans tarder ». L'homme de 47 ans, témoin de la scène, a permis une prise en charge rapide et a fourni un témoignage capital.
L'agresseur de 24 ans, identifié par la police sous le nom de Lee Mun-yol, est étudiant à la prestigieuse université de Séoul, en école de droit. Il était loué pour ses résultats exemplaires. Il a été aussitôt arrêté et placé en détention. Les autorités policières n'ont rien dit sur le mobile de l'agression.
Il a été inculpé pour agression et tentative de meurtre, a déclaré le procureur. Ce dernier a précisé que les services de police s'efforçaient de réunir des éléments sur la préparation de l'attaque, afin de déterminer les motifs de l'agression et de savoir si d'autres personnes étaient impliquées. Les autres membres du groupe ont été mis immédiatement sous protection renforcée."
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Il y a toujours une éternité, de Stockholm à Helsinki, sur le Silia line, week-end du 20 mai 2016
Ce soir de mai, à bord de ce bateau, après avoir fui dans le sommeil, je l'ai revue.
Je m'étais réveillé après une heure qui m'avait parue cinq minutes. C'était l'heure de dîner. C'était la fête : manger sans vraiment trop penser « diète », « régime », « balance », choisir selon mon bon plaisir... Oui, j'étais heureux comme un gosse.
J'avais repéré le distributeur de glace. Je cachais mal mon enthousiasme puéril. Je pense que j'en rougissais presque. Le cameraman n'en perdait pas une miette. Alors que je m'apprêtais à regagner ma table, mon regard a croisé le sien. Des yeux rieurs, pas vraiment moqueurs. Un gentil sourire. J'avais alors baissé la tête vraiment gêné avant de filer rejoindre Jin.
Elle était installée à une table toute proche de la nôtre. D'où je me tenais, je pouvais voir ses amies pépier. C'était fascinant. Jin avait dû me ramener à ce qui se passait vraiment. Nous étions filmés.
Il avait fallu endosser de nouveau mon masque professionnel et descendre de mon nuage de rêveries. Il avait aussi fallu plus ou moins jouer la bonne humeur et entrer dans le jeu de la « caméra cachée » au sujet du téléphone « perdu » de Jimin. Nous valions mieux que ça ! Je bouillais intérieurement.
Plus tard, dans la nuit, trois d'entre nous ont offert du « contenu » pour le tournage en s'amusant de bon cœur dans la salle de jeux, avant de profiter librement de quelques heures de temps libre. Par la même occasion, ils avaient permis à Yoongi de se replonger dans le travail, seul dans sa cabine. Jimin et Hobi étaient perdus dans leur conversation, sur le pont, tout en admirant le ciel étoilé. J'étais avec eux. Du moins, une partie de moi.
Jimin avait explosé de rire en regardant le message qu'il venait de recevoir de V.
- Les gars, hyung boude ! Les trois filles du pont de tout à l'heure viennent d'appeler Jin hyung « the Pink Panther ».
Je n'avais donc pas été le seul à les avoir remarquées. Elles avaient du mordant, ces filles. Jin était effectivement habillé en rose du bermuda à la casquette. Mais elles étaient les premières personnes à oser lui dire. J'étais perdu dans mes pensées quand il a reçu un nouveau message.
- Venez, elles nous invitent à boire un verre !
Quand il s'agit de boire un verre, qui plus est en charmante compagnie, Hobi ne se fait pas prier. Le tournage était fini pour aujourd'hui, alors autant en profiter, avait-il dit avec bonhommie. Il avait entraîné Jimin à sa suite en le taquinant sur sa fichue timidité. Quant à moi, j'avais suivi avec impatience.
- Dis à Namjoon hyung de se radiner vite fait. Elles ne parlent qu'anglais. Je ne comprends pas grand-chose. Jin hyung est statufié et Koo est à deux doigts de prendre ses jambes à son cou.
Attablés près du bar, nous ressemblions à un groupe d'étudiants. L'alcool et un UNO avaient rendu toute communication infiniment simple. Les éclats de rire des jeunes filles étaient communicatifs. Je me sentais bien.
Lorsque l'employée du bar nous avait expliqué qu'il fallait vraiment qu'elle ferme à présent, j'avais compris que je n'étais pas le seul à vouloir faire durer cette parenthèse enchantée. Pas de staff ni de manager. Encore moins de caméra. La nuit nous appartenait. Pourquoi la laisser filer ?
Jin, pourtant le plus sobre d'entre nous, et de loin, avait lancé une idée qui avait fait l'unanimité : un cache-cache ! Après une longue et difficile définition du secteur de jeu, et le choix encore plus compliqué du chercheur . Le jeu avait démarré dans une joyeuse panique.
*
"Que jamais je n'oublie tes baisers.
Tes caresses sont plus délicieuses que tes mots.
Le goût de ta peau de miel est exquis ;
Ton nom est un parfum qui se répand,
De mon oreille aux creux de mes hanches.
Reviens-moi, courons nous cacher encore !
Faisons renaître ces moments volés
Dans les herbes tendres et vertes des Alpes.
Comme tu as eu bien raison de m'aimer !"
Les feux d'artifice ne durent pas ; c'est ce qui les rend beaux.
Mais celui-ci... laissez-moi une chance de faire mentir ce que j'ai pu dire.
*
Mardi 26 octobre - 14h00
« ... heure des visites... je te laisse mon grand... est venue... elle avait ta clef... jeune fille vue en Suisse... »
Elle est là ? Elle est vraiment là ?
Laissez-moi la voir ! Laissez-moi lui parler! Laissez-moi lui dire que je n'ai jamais cessé de lui écrire et de penser à elle. Laissez-moi lui dire que nous avons été stupides de vouloir jouer aux héros romantiques et d'avoir décidé de ne pas s'échanger nos mails et numéros de téléphone. Je ne suis pas un enfoiré.
« ... suis venue... suis idiote... aurait dû se parler... coloc a fait ça pour moi... supportait plus de me voir sombrer... vu les lettres sur ton lit...aurais dû utiliser la clef avant... réveille-toi... que nous nous disputions... tu me manques... »
*
Il y a pour toujours une éternité, de Stockholm à Helsinki, sur le Silia line, week-end du 20 mai 2016
Cachés dans ce placard, l'un contre l'autre, j'ai absorbé ta joie de vivre.
Mon cœur battant la chamade, tes cheveux me chatouillant le nez, tes hanches contre les miennes, ton souffle dans mon cou.
Tu as attrapé ma main pour que nous courions nous cacher dans une cabine inoccupée.
J'ai verrouillé la porte. Tu as verrouillé tes bras autour de mon cou.
Et notre promesse de faire de notre distance une œuvre d'art. Des lettres. Des rencontres entre tes chez toi, de Lucerne à Paris. Cinq ans de douceurs.
*
"Mardi 26 octobre - 10h10
Je suis arrivée vendredi dernier.
J'ai longtemps tergiversé et tourné autour de ton bureau. Je suis finalement partie. On ne m'aurait pas laissée entrer avec un simple « Je suis son ex. Je n'ai pas son numéro de téléphone ni son mail. Alors, je suis venue le voir. » Rien que d'y penser, j'ai envie de rire de moi.
Alors, je suis repartie sous la pluie, furieuse.
Prendre l'avion sur un coup de tête, des mois après ! Pour avoir une explication. Te parler. Mettre fin à tout ça correctement et passer à autre chose. Tu sais que je ne peux pas me contenter de non-dits.
C'est ridicule. Comment en est-on arrivé là ?
Namu, dis-moi !
De retour à l'hôtel, j'ai relu tes lettres.
Parmi elles, il y avait celle terriblement drôle et romantique. Tu te rappelles ? Tu voulais que je te surprenne, un jour, en venant chez toi. Et, comme tu refusais de m'envoyer un de tes doigts (je me demande bien pourquoi) pour que je puisse déverrouiller ta porte, tu m'expliquais que tu avais fait changer ta serrure. Un système de pointe ! Empreinte digitale ou carte. Je n'ai jamais autant ri et pleuré que le jour où je l'ai reçue !
Je me suis toujours trouvé une excuse pour ne pas venir. La vérité égoïste, c'est que j'avais peur de découvrir celui que tu étais au quotidien, celui qui n'était pas là juste pour moi. C'est moche, n'est-ce pas ?
Il y a peut-être aussi le fait que nous avions réussi l'exploit d'entretenir une relation hors du commun cinq ans durant, avec ses manques, ses hauts et ses bas, mais très belle néanmoins. Je craignais de goûter à ce quotidien qui ne pourrait jamais être le mien. Et, par là même, nous pousser vers notre fin. Je suis stupide. J'ai préféré tes mots à ta présence.
Ce n'est pas moi du tout, tu me connais, mais je suis restée dans ma chambre à me morfondre.
J'ai appelé ma colocataire à qui j'en voulais tant d'avoir tenté de me convaincre de ne pas venir te voir. Nous avons crié. Beaucoup. Elle a fini par m'avouer qu'elle avait caché puis renvoyé tes lettres « pour mon bien ». Que je n'étais plus celle que j'étais quand nous étions parties en croisière en Scandinavie. Que j'étais devenue plus rêveuse, secrète et mélancolique. Que ça ne pouvait plus durer et que je devais revenir à la « vraie vie ». Elle n'a rien compris. Elle ne comprend rien ! Comment a-t-elle pu nous faire ça !
Je t'en avais d'abord voulu de ne plus me répondre, sans prévenir. J'étais furieuse. Avant d'être malheureuse à vouloir en mourir. Mais, il y a quelque chose en moi que je ne maîtrise pas. J'ai envie de bouffer le monde ! La vie est plus forte que moi. J'ai voulu t'oublier en redoublant d'énergie, en laissant d'autres me donner les plaisirs que tu m'avais fait découvrir. C'était douloureux. C'était effroyablement douloureux.
Je lui ai dit tout ça. Elle ne semblait pas désolée. Elle a insisté pour me dire que je m'engluais dans une situation pathétique, là, enfermée dans ma chambre d'hôtel, à deux pas de toi, sans te voir. Elle m'a dit que tu m'avais éjectée et d'autres horreurs comme « une fille dans chaque port », « tu ne crois pas qu'il t'aurait donné de quoi le contacter si tu comptais tant ? », « un milliardaire, une sommité mondiale, avec toi ? » ...
Mardi, j'ai osé mettre un pied hors de mon refuge. Avec ta carte à la main. J'allais te surprendre chez toi. Pour que nous nous retrouvions ou que nous nous expliquions.
Le hall de l'hôtel était en effervescence. Tout le monde avait les yeux rivés sur les écrans diffusant les informations.
Tu étais là. Ton gentil visage avec des mots atroces collés à toi. Qui pouvait te vouloir du mal ? Non, ce n'était pas possible ! Non, personne n'avait tenté de te tuer. Non, tu n'étais pas entre la vie et la mort. Tu ne pouvais pas nous faire ça ! Partir comme ça !
Je n'ai pas versé une larme. Pas une seule, tu m'entends ! Parce que tu étais vivant, parce que tu allais vivre. On allait avoir cette explication et reprendre nos vies. Tu es bien trop précieux pour que le monde se passe de toi !
J'ai ignoré ce que je voyais et ce que j'entendais. J'ai oublié que le coréen était devenu une langue aussi familière que l'est le français pour moi. Je ne comprenais pas ce qui se disait. Je ne voulais pas entendre.
Tu es incroyable ! Tu avais donné mon identité et ma photo à la conciergerie. On m'a salué comme si je vivais ici depuis toujours. Ma carte a ouvert ta porte sans ciller.
Je suis restée sur le seuil, interdite.
C'est là que j'ai pleuré. Chaque meuble, chaque objet, chaque œuvre me parlait de toi. Tout me disait « Bienvenue chez ton étoile polaire ».
Ton baume à lèvres traînait négligemment sur le canapé. Il y avait aussi la traduction du livre de Le Tellier, L'Anomalie, resté ouvert sur la table basse à côté d'un gobelet de café à peine entamé.
Le pilulier sur le comptoir de la cuisine. Depuis quand es-tu malade ? Pourquoi ne me l'avoir jamais dit ? Je peux t'écouter. Toute cette force en moi, je l'aurais partagée... Pourquoi m'avoir masqué cette partie de toi ? Crois-tu vraiment que j'en aurais eu peur, que je ne t'aurais pas aimé autant ? Tout en toi éveille ma tendresse, mon envie d'aller toujours plus loin ensemble. Est-ce que tu t'es senti seul tout ce temps ? Avais-tu quelqu'un pour t'écouter et te soutenir ? J'espère, au moins, que tu n'as pas tenu Jimin à l'écart. Enlève ce stupide masque, Amour. Ne souffre plus seul.
Et ton lit, défait, avec encore ton odeur... et nos lettres.
Namu... nos lettres, nos mots, nos souvenirs... et toutes ces lettres que je n'avais jamais reçues !
Je me suis pelotonnée dans ton lit, ton oreiller ergonomique insupportable, que tu traines partout, tout contre mon ventre. Entre deux sanglots, j'ai lu les lettres qui auraient dû me parvenir. J'y ai lu ton incompréhension, ton désespoir, la tristesse puis la colère.
Tes parents venus prendre quelques-unes de tes affaires m'ont surprise, dans l'état le plus misérable de ma pauvre vie. Et malgré mon visage bouffi, ils ont reconnu la gamine qu'ils avaient rencontrée dans les Alpes. Ils m'ont amené à toi.
J'ai voulu arracher tous ces tubes ! C'était incompréhensible. C'était inadmissible ! Tu ne pouvais pas être là allongé, seul, absent...
Sans me demander mon avis, ton père m'a ramenée chez toi, me promettant de me donner des nouvelles dès que possible. Je lui ai laissé mon numéro de téléphone, mes mails, mon Whatsapp, mon kakaotalk, mon numéro à l'hôtel, celui de mes parents, mon adresse... absolument toutes les possibilités de me contacter. Je l'ai fait rire. Un rire triste. J'ai ri avec lui avant de fondre en larmes dans ses bras. J'adore ton père ! Mais je te l'avais déjà dit.
Namu, je ne peux pas rester ici. Je te laisse mon courrier.
Jure-moi que tu vas te réveiller. Promets-moi que nous pourrons nous parler. On va tout réparer, n'est-ce pas ?
Chloé, tienne, à jamais."
*
Jeudi 27 octobre 2022 - 8h00
« ... s'est battu... hors de danger... réveil... convalescence... dès que possible... sécurité ... secret... transfert...Suisse... »
Je suis un battant ! Il y a du bonheur dans chaque parcelle de ma vie. Je veux en profiter. Je reviens.
*
Lundi 14 novembre 2022
Mes parents sont repartis en Corée.
Ce chalet me paraît immensément vide sans eux. Mais je ne suis jamais longtemps seul. L'infirmière et le kiné passent tous les matins.
Je ressens toujours cette honte d'avoir pensé à en finir. Je ne peux encore le dire à personne. On me trouverait ingrat...
Chloé est coincée à Paris pour sa thèse. Elle viendra le week-end prochain.
Sa mère remplit mon réfrigérateur pour quatre.
Samedi, nous avons enfin pu parler de nous. Je ne lui avais jamais vu des yeux aussi féroces.
Elle m'a tiré un sourire en m'avouant qu'elle arracherait la tête à la première qui oserait poser une main sur moi. Je suis son « A » et son « Z ». Ce qui a commencé par moi doit finir par moi. Elle le veut ainsi.
Elle est plus précieuse que jamais à mes yeux. J'ai cependant le sentiment d'absorber toutes ses forces. Elle m'a répondu que j'étais « son parasite préféré ». Je préfèrerais une symbiose.
*
Vendredi 2 décembre 2022
Mon projet de café-galerie d'art prend forme. L'architecte m'a contacté pour les dernières mises au point.
J'ai également trouvé mon curateur ainsi que des employés.
L'inauguration devrait avoir lieu au printemps.
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Dimanche 4 décembre 2022
J'ai laissé partir Chloé bouleversée.
Elle aurait aimé rester.
Je lui ai tout dit. Égoïstement. J'en avais besoin. C'est la seule qui pouvait recueillir mes aveux.
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Lundi 5 décembre 2002
J'ai reçu ce SMS de ma petite fleur :
« Je te jure que tu n'auras plus jamais ce genre de pensées et de nécessité. Et si jamais cela revenait malgré tout, je serais là !
Je pars avec toi à Séoul. Fais-moi de la place. »
Le ciel, la montagne accompagnaient doucement mon retour à la vie.
Évidemment qu'elle y avait sa place.
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Mardi 6 décembre 2022
Aujourd'hui, j'ai vu une marmotte.
« La tendresse est plus forte que la dureté, l'eau est plus forte que le rocher, l'amour est plus fort que la violence. »
Hermann Hesse
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Jeudi 8 décembre 2022
Jin hyung est là ! Pour cinq jours.
Il est venu « pour faire du ski » car « j'ai un chalet en Suisse et je n'en fais même pas profiter la famille ! ».
Son excuse est adorable !
Il a cuisiné pour moi.
Il a aussi parlé pour deux. Il est intarissable.
Il dit être impatient de rencontrer ma Chloé. D'ailleurs, il a quelqu'un à me présenter aussi. Il joue les mystérieux alors que je l'ai vu couver des yeux la stagiaire de Nicole des mois durant.
Je suis heureux pour lui.
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Vendredi 8 décembre 2022
Chloé est à Séoul. Son entretien s'est merveilleusement bien passé. Elle a explosé de joie au téléphone.
Elle a également fait visiter ma galerie à Jean-Jullien. Il sera présent à l'inauguration. Il est charmé. J'imagine que mon projet n'en est qu'en partie responsable.
J'ai reçu, ce soir, une nouvelle merveilleuse pour ma première exposition : on me prête pour huit semaines « Fragil » et « Acht mal » de Kandinsky.
« Le bonheur, c'est d'avoir quelqu'un à perdre. »
Philippe Delerm
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Vendredi 16 décembre 2022
« Celui qui, vivant, ne vient pas au bout de la vie, a besoin d'une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin. »
Franz Kafka, Journal intime, 19 octobre 1921
Avec mon médecin, nous préparons mon retour à Séoul. Je dors bien et je ne me sens pas anxieux.
Il allège mon traitement mais m'incite à la vigilance.
J'ai des projets aussi.
La galerie. De la musique. Voir mes amis et les membres.
Et Chloé ! La laisser mettre un peu de bazar chez nous, la présenter à ma petite sœur, la regarder bouffer le monde... Elle est mon paradigme.
*
Dimanche 25 décembre 2022
Ma convalescence arrive sa fin.
Je fais le plus beau des voyages.
Un voyage vers moi, un voyage vers elle, un voyage vers nous.
La vie m'a donné une seconde chance.
Aujourd'hui, nous sommes allés marcher dans la Biosphère de l'Entlebuch.
Comme à ses 19 ans, elle dévore la vie. Rien ne l'arrête, ma Chloé.
Je lui ai promis. J'ai ôté ce stupide masque. Sa force est la mienne, mon quotidien est le sien. Nous sommes enfin en symbiose. Elle me dit que je suis sa part d'intangible et de rêves.
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Samedi 1er avril 2023
« Je veux un art d'équilibre, de pureté, qui n'inquiète ni ne trouble : je veux que l'homme fatigué, surmené, éreinté, goûte devant ma peinture le calme et le repos. »
Henri Matisse, 1954
Je flotte encore sur mon nuage. Je ne réalise toujours pas.
Chloé, collée à mon dos, lit par dessus mon épaule et me dit d'écrire que c'était « l'inauguration du siècle ». « Rien de moins ! »
Oh ! Elle m'intime d'ajouter qu'elle a « joyeusement la nausée » !
Joyeusement la nausée ?!!!
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Nous nous sommes rencontrés sur un bateau, trop vite quittés, au temps de notre jeunesse, épris des mêmes paroles, trompés de chemin, perdus et retrouvés.
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