Je veux des moustaches comme Dali (Taehyung)
— Mais puisque je vous dis que ce châssis est réservé !
— Noonaaaaaa...
J'avais supplié aussi bien que je le pouvais en lui dégainant ma plus jolie moue. Mais cette fausse rousse me résistait ! Personne ne me résiste !
— Je ne suis pas votre Noona.
Elle avait sorti ça, même pas d'un air cinglant. Juste posément. Ça m'a mis en rogne !
— Je viens quasiment tous les jours. On se salue, on discu...
— On ne discute pas. Vous parlez et cherchez à m'embobiner... ça ne fait pas de moi votre Noona. J'ai d'autres clients. Bonne journée.
Elle avait tourné les talons. Elle m'avait refusé la toile. Alors je l'avais poursuivie en trottinant, l'air le plus mignon possible. Je le voulais, ce châssis.
— Noonaaaa ?
J'avais gagné ! Elle s'était arrêtée et avait interrompu l'aide qu'elle portait à une petite dame qui ne semblait pas savoir ce qu'elle voulait... couteaux à peindre ou spatules...
Moi, je savais ce que je voulais ! Je ne faisais perdre de temps à personne.
Elle a collé un faux sourire - je sais les reconnaître car je suis un expert dans le domaine - sur son visage poupin.
— Veuillez m'excuser, madame. J'ai oublié de donner une information importante à mon précédent client.
Elle s'est penchée vers moi, me demandant de bien vouloir la suivre jusqu'au comptoir. Elle s'est installée derrière le tiroir-caisse.
C'était dans la poche encore une fois ! Bien joué mon garçon !
— Voici la carte du magasin. Vous l'aurez certainement égarée. C'est pourquoi vous n'avez pas pu vérifier la disponibilité de votre commande en m'appelant. Je le comprends.
ELLE SE MOQUAIT DE MOI, LÀ ! Mon sang n'a fait qu'un tour. J'étais à deux doigts de déroger à mes règles de gentleman et de lui dire droit dans les yeux quelle espèce de petite enquiquineuse elle faisait. Elle ne m'en a pas laissé le temps. Elle m'a chuchoté en soutenant mon regard :
— Vous seriez Dali que je ne vous céderais pas la commande d'un autre client.
Puis d'un air amusé qui a fini par me mettre définitivement de mauvaise humeur :
— Enfin si. A un véritable artiste comme lui, j'aurais fait une fleur.
Un véritable artiste ? J'étais quoi, moi ? Le Van Damme de la musique ?
Je suis rentré furieux.
J'ai passé mes nerfs deux heures durant dans mon atelier pour finir par obtenir une croûte que je jetterai certainement.
Quoiqu'il y aurait bien des pigeons pour me l'acheter à prix d'or.
Mon téléphone sonnait de manière insistante. Ça ne pouvait être que ma sœur ou Jimin pour oser faire ça ! Les autres ne s'y risqueraient pas.
J'ai essuyé mes mains sur mon grand tablier de toile épaisse avant d'attraper l'engin infernal qui vibrait au milieu des pots de peinture vomissant leur contenu.
Mais j'avais tort !
C'était Namjoon. Alors que j'étais prêt à faire passer un sale quart d'heure à la naine adorable qui me servait de frangine ou à l'autre mignon petit joufflu, j'ai soufflé un grand coup pour me calmer.
Hyung allait vraiment mal ces derniers temps. Son grand amour avait cessé de lui écrire. Encore une histoire de rouquine. Enfin, une vraie, une jolie, elle !
J'ai décroché en prenant mon air le plus jovial possible.
— Hyung !!! Que me vaut l'honneur de ton appel ?
Comme je m'y attendais, il m'a répondu d'abord d'un ton monocorde, puis d'une voix qui m'a fait mal. Il était l'incarnation même du Gloomy Sunday par Billie.
— Samedi, on est le 2 septembre. Le KIAF 2022 commence. C'est près de chez toi, à Gangnam-gu. On y va ensemble ?
Comment j'aurais pu refuser ?
Il avait l'air de lutter pour maintenir la tête hors de l'eau, chaque jour étant une vague lui faisant boire la tasse.
C'était insupportable de ne rien pouvoir faire pour le soulager !
J'avais de toute façon l'intention de me rendre à cet Art Fair. J'avais déjà fait quelques repérages pour d'éventuels achats. J'imaginais qu'il en était de même pour lui, même si, d'après Jimin, il entassait tout dans sa maison de Busan, ces derniers temps, sans plus trop prendre soin de ses acquisitions.
J'ai tenté de le retenir un temps au téléphone. Avec des broutilles. Je lui ai parlé de ma misérable mésaventure à la boutique d'arts espérant me faire gronder. Sans trop de succès. J'ai juste obtenu un « Tu es toujours un sale gosse ». L'anniversaire de Kook !
— Vendredi, on l'invite au restaurant ?
— Il a été enlevé par Jimin. Ils sont à Busan...
Ces deux-là ! Il faudrait que je leur touche deux mots. Tout va finir par leur exploser à la figure. Et, moi, je ne supporterai pas de voir Jimin au trente-sixième dessous. Quant à l'autre tendre tête de pioche... Haaaa ! Est-ce que les choses ne pouvaient pas être simples et douces ?
*
J'ai un voisin que j'adore. Vieux comme Mathusalem et excentrique à souhait.
Je l'ai rencontré alors qu'il promenait son cochon de compagnie. Il avait reconnu le gosse perdu dans ses pensées qu'il croisait fréquemment dans l'ascenseur de l'immeuble. Et, alors que j'allais le dépasser en le saluant poliment, il m'avait arrêté avec son :
— Vous savez comment il s'appelle ?
Il parlait évidemment du pauvre animal grognant sous la chaleur d'un mois de juillet dantesque. Éberlué, je m'étais contenté de faire non de la tête.
— Okja ! avait-il fini par dire en explosant d'un gros rire sonore.
J'avoue. C'était drôle. Un peu plus tard, nous avions ouvert une bouteille de Cabernet. Je l'appelais Mathusalem et lui me surnommait « mon Noé ».
Son appartement, bien qu'aussi grand que le mien, paraissait minuscule. Des objets hétéroclites s'entassaient ci et là. Ce n'était pas le désordre. Non. Tout était parfaitement à sa place et l'odeur de propre et de cire emplissait l'air. Mais c'était plein. Son logement avait des airs de cabinet de curiosités.
Plus tard, j'ai découvert qu'il peignait lui aussi. Je lui avais montré mon atelier et il m'avait traité de « jeune excentrique complètement barré ». Je lui avais rendu le compliment. C'était l'hôpital qui se foutait de la charité !
Mathusalem était un vieil homme bienheureux. Et pourtant, il avait vu et connu des horreurs. Son appétit de vivre forçait mon admiration encore plus que sa créativité.
J'avais donc tout juste salué Namjoon hyung au téléphone quand le vieux machin a sonné à ma porte. Ça arrivait. Le plus souvent, c'était pour ouvrir une bouteille avec moi et écouter de la musique baroque. Il était fan de Lully. Je n'appréciais pas plus que cela mais je n'allais pas l'empêcher de partager avec moi, son plus adorable voisin, la musique de son contemporain !
J'aimais sa compagnie, sa manière de voir le monde.
Bref, Mathusalem était là et, sans me laisser le temps de comprendre, il a dit :
— Samedi, 14h, toi et moi, le KIAF.
Et l'animal est reparti, comme ça, sans rien ajouter ni même vérifier que c'était d'accord !
Vous voyez bien mon dilemme. J'étais pris entre deux feux. L'un incandescent et l'autre à deux doigts de s'éteindre.
J'ai eu la bonne idée de les présenter l'un à l'autre. Je m'étais dit, qu'entre amoureux de l'Art, cette sortie ne pouvait que bien se passer.
C'est comme ça, que je me suis retrouvé à me maudire, moi et mes bonnes idées, à la Koo House devant le tableau de Wesselmann. Tandis que l'un raisonnait pour soutenir que Monica Nude with Stockings devait tout à Lautrec, le second ne jurait que par l'influence de Munch.
La dispute, bien que très courtoise, ne s'est pas arrêtée là. Elle s'est poursuivie d'œuvre en œuvre. Et, pour ma part, je n'ai pas du tout apprécié cela. J'ai cherché une échappatoire. Je pouvais écourter la visite et la situation qui me déplaisait sans problème. Je reviendrai avec Bogummy.
Maintenant, j'admets que, face à ces deux génies, j'ai mal joué.
Dire que nous ne devrions pas nous attarder plus longtemps car, sinon, Okja allait faire des dégâts, seul, enfermé, avait déclenché l'étape suivante de ma journée de l'enfer.
Le vieux a affiché d'abord un air dubitatif avant de sourire de toutes ses dents dorées.
— Mon Noé voudrait-il faire la connaissance de ma petite-fille ?
Mon croûton de voisin avait le don d'aller droit à ses idées sans préambule, quitte à nous perdre.
Il aurait fallu comprendre que le porcinet n'était pas seul, qu'il était gardé par la petite fille de Mathusalem, et qu'il nous invitait à le suivre chez lui pour nous la présenter...
Namjoon m'a regardé d'un air perdu et désolé. Je lisais dans ses yeux qu'il voyait mon voisin comme le vieux fou qu'il était, mais aussi qu'il avait clairement dans l'idée de m'abandonner.
Cependant Hyung s'est retrouvé malgré lui dans un taxi, direction l'antre du patriarche. Je lui faisais de petits signes qui tentaient de lui dire combien j'étais désolé. Mais, il était de nouveau perdu dans ses pensées grises. S'il n'avait pas été si mal, je crois que je lui en aurais voulu de m'avoir laissé tomber les quatre verres de vin à peine servis. Il s'était retiré très courtoisement faisant une forte et bonne impression sur mon ravisseur.
Mathusalem n'était autre que le grand-père de ma rouquine insupportable, le propriétaire de la boutique dans laquelle je laissais des fortunes et le destinataire du châssis que j'avais tenté d'acheter en usant de tous mes charmes !
Oui, rien que ça !
Alors que Le Triomphe de l'amour et de Bacchus faisait vibrer le Saint Nicolas de Bourgueil dans mon verre, la tête rousse me dévisageait d'un air exaspéré.
A un « noona » qui m'avait échappé, le vieux a explosé de rire.
— La petite n'a pas 25 ans !
— Je vous l'avais dit que je n'étais pas votre "Noona" ! a-t-elle ajouté victorieuse.
Mathusalem a eu tôt fait de comprendre que nous nous connaissions (c'était une évidence, il avait vu mon atelier, les sacs débordants au nom de sa boutique que je trimballais dans les ascenseurs, et peut-être même mon nom sur les carnets de commande). Mais il a aussi vite compris que c'était électrique entre nous. Ce qui l'a amusé. Énormément !
Je pense qu'il a ri pour les prochains mois lorsqu'elle a pointé ma lèvre supérieure.
— Tu te laisses pousser la moustache ?
La chipie me cernait aussi vite que son bourricot d'aïeul ! Mais, elle était, également, aussi agaçante qu'intelligente. Elle a lu en moi comme dans un livre ouvert.
— Tu crois vraiment que la moustache va faire de toi un Dali ?
J'aurais aimé trouver la réplique bien aiguisée qui fait mouche. Mais non ! Presque penaud, je m'étais contenté d'affirmer, l'air le plus fier possible :
— Oui ! Je veux des moustaches comme Dali !
Ce n'est pas une mine condescendante, qu'elle a affichée. C'était plutôt un air gentiment amusé. Peu importe. J'étais vexé. Plus que jamais.
Les jours qui ont suivi, Mathusalem a abandonné son pote Lully, le bon gros Okja et ses heures de peinture pour dédier joyeusement son temps à me mettre dans l'embarras !
*
Les premières fois qu'il m'a introduit chez lui, plus ou moins malgré moi, j'avais été très intimidé. Sous ses dehors de vieux bonhomme excentrique, il y avait un homme sage et extrêmement cultivé. Ces choses-là, je les pressens à des kilomètres.
Et, quand je suis intimidé, je parle. Beaucoup. De choses insignifiantes.
Quand je l'ai vu débouler sur le fairway où je joue tous les samedis, je me suis souvenu que j'avais trop parlé.
Impossible de faire semblant de ne pas le voir ou l'entendre. Mathusalem avait revêtu un polo jaune bouton d'or assorti à ses chaussures et un pantalon indescriptible ; les rayures orange, blanche et jaune faisaient concurrence à d'énormes étoiles noires.
Il m'a hélé de loin, brassant l'air de ses bras fripés.
Mon père, médusé, m'a demandé :
— Pourquoi ce monsieur t'appelle-t-il Noé ?
Mathusalem traînait derrière lui sa petite fille qui semblait plus dérangée par ma présence que par le costume de cirque de son gredin de grand-père.
Il a bien fallu faire les présentations.
Mon père n'a pas tardé à être impressionné par LE Kim Chong-Hak, celui qui avait eu l'honneur d'exposer ses œuvres à Paris au musée Guimet et à la galerie Perrotin.
Ils se sont entendus comme larrons en foire, nous laissant, la petite rousse et moi (qui au passage avait retrouvé ses cheveux noirs), derrière, à nous regarder en chien de faïence !
Arrivés au huitième trou, mon père s'est enfin, ou devrais-je dire malheureusement, adressé à elle.
C'était parfait jusque là. Je lui avais donné la place qui me convenait dans ma vie.
Comment j'avais pu me figurer que le « peintre des quatre saisons » avait une petite fille ordinaire.
Elle avait des parents, une histoire, un nom, une éducation et tellement plus encore... Cho-in.
Cho-in, c'était pas cette chose infernale et frustrante du magasin d'art. Pas seulement.
Cho-in, c'était l'enfant chérie de son grand-père, une érudite qui se cache sous une fausse tignasse rousse. Elle avait grandi sur ses genoux, un pinceau à la main, de la musique baroque dans les oreilles. Ses parents avaient essayé de la détourner du piano. Pour elle, ils visaient la Ivy league.
Mais Cho-in, c'était aussi la volonté incarnée ; une battante qui était sortie de Juilliard avec les compliments de ses professeurs. Une pianiste discrète qui se faisait doucement mais sûrement sa place dans le monde fermé de la musique.
Vous me croirez ou non, mais je peux être timide. Et cette intrusion de réalité, de concret, dans l'image que je me faisais d'elle m'a propulsé dans mes retranchements. Fini le gamin arrogant et insupportable !
En digne petite-fille de son grand-père, le temps de retourner au club, elle m'a cerné. De fermée et distante, elle s'est faite plus chaleureuse dans ses propos. Presque maternante. Ça m'a conforté dans mon envie de continuer à l'appeler Noona. Non plus pour l'agacer, mais parce que ça lui allait bien.
Avant d'avoir eu le temps de sortir, donc, un « Noona, tu travailles demain ? », elle s'est tournée vers moi tout en marchant d'un bon pas.
— Alors cette moustache ? Elle se fait désirer ? J'ai hâte de la voir.
Je n'ai rien pu répondre. Je pense que j'ai rougi parce que Mathusalem a ri à gorge déployée en me voyant et mon père m'a tapoté l'épaule.
Je suis un bon garçon. Auprès de mon père, je l'étais plus encore.
C'est ainsi que j'ai accepté d'organiser un dîner entre ma famille et celle de mon voisin excentrique, déjà adopté par mon paternel sous le charme.
*
Il faut que je vous dise une chose : je voue une admiration sans borne à mon père. Même si je ne partage pas toujours ses opinions, je les respecte. Je regarde la manière dont il a mené sa vie, construit sa famille, guidé tout notre petit monde avec courage et sagesse.
Mais, cette fois, j'ai vraiment cru que c'était une tout autre personne face à moi.
J'avais comme convenu organisé un dîner avec mes parents, Mathusalem et sa petite fille accompagnée de sa propre famille. Mademoiselle était fille unique. Quant à mon frère et ma sœur, ils voulaient s'épargner ce genre de rencontre. Cela m'a facilité la tâche. Une table pour sept, ça se trouvait encore dans la liste que je m'étais dressée.
C'est ainsi que L'Espoir du hibou a été témoin de mon désespoir !
Mathusalem présidait la table nappée de blanc et s'orientait sur la carte des vins français comme Hobi hyung dans les dernières tendances de la mode. Ce restaurant de cuisine française l'enchantait. Tous les autres clients de la salle peuvent encore en témoigner !
Depuis la séance de golf, mon père était sous le charme de mon antiquité préférée. Assis entre mon père et celui de Cho-in, je me tassais sous les regards des femmes de la soirée, toutes assises face à moi.
Mon intraitable ex rouquine n'en menait pas plus large. Si sa mère me passait à la question, la mienne en faisait tout autant avec elle, alors que mon père flirtait avec mon exubérant voisin. Seul le père de Cho-in restait silencieux. Il nous observait. Quelque part, il me rassurait avec ses airs de sage qu'on aurait traîné de force dans un lieu bien trop vivant pour lui.
Tout le long du repas, j'ai souhaité que quelque chose se passe pour me tirer de l'embarras. J'ai souhaité un peu trop fort !
— Je n'ai jamais vu un dîner prénuptial aussi réussi !
Mon île flottante a manqué de faire une sortie remarquée par mon nez, alors que Cho-in est restée hébétée la petite cuiller en l'air.
— Nous nous connaissons à peine. ai-je tenté d'une toute petite voix sous le regard courroucé de ma mère.
— Cela fait pourtant presque trois ans que vous vous voyez quasiment tous les jours dans ma boutique. a ajouté le vieux scélérat, les yeux rieurs. Et, vous vous disputez comme un adorable petit couple. Alors, on organise ce mariage ?
C'est là que le père de ma casse-pieds préférée est sorti de son silence paisible.
— Cela me semble une possibilité à ne pas négliger.
— Papaaa... a seulement réussi à dire l'autre victime de ce traquenard.
La demi-heure qui a suivi, nous avons assisté impuissants aux négociations à bâtons rompus, aux planifications de prochains repas, et à l'encensement de nos personnes respectives.
Ce soir-là, mon père a perdu un peu de son aura à mes yeux. Même si les valeurs familiales sont en tête de toutes mes convictions, je n'accordais aucun crédit à ce genre de pratiques.
Les jours qui ont suivi, j'ai évité la boutique et mon vieux voisin. Croisé par malchance dans l'ascenseur, il m'a demandé avec sa bonhomie habituelle :
— Alors, on boude, mon Noé ?
Parfois, je ne suis pas un bon garçon. J'ai répondu presque méchamment.
— Vous m'avez pris pour Okja ? Un bon gros cochon à marchander ? C'est tout le respect que vous portez à votre petite-fille ?
Il s'est contenté de rire, comme à son habitude. Et moi, je me suis surpris à vouloir défendre cette jeune fille qui, je croyais, me portait sur les nerfs. Pour être tout à fait honnête, je commençais à la trouver jolie et même intéressante.
— A mon âge, on voit les choses autrement et plus clairement. Tout va bien se passer, mon garçon.
— Je ne suis pas votre garçon !
— Jolie moustache. a-t-il conclu. Mais on dirait plus Clark Gable que Dali.
Bon sang, il arrivait encore à me flatter alors que je lui en voulais !
*
J'ai eu une nouvelle obsession en octobre dernier.
J'ai pris l'avion sur un coup de tête. Il fallait à tout prix que je vois l'exposition « Un poème de vie, d'amour et de mort » au musée d'Orsay. Je suis revenu de mes quatre jours à Paris totalement obsédé par la Madone de Munch. Moi aussi, comme le Norvégien ou Gauguin, je voulais me mettre à la lithographie. Comme eux, je travaillais déjà sans cesse les mêmes motifs sans jamais refaire la même chose. Mais cette fois, je voulais absolument me lancer ce défi !
Cho-in m'a dévisagé, amusée. Le temps avait un peu effacé le malaise qui s'était installé entre nous après le dîner. Malgré moi, je la voyais différemment. Je résistais cependant. Hors de question de donner raison si vite et si facilement aux anciens qui m'avaient joué un sale tour !
— Je sais. Elle pousse lentement. Mais tu verras, tu vas être impressionnée de voir comme cela me va bien et ajoute à mon charisme.
J'ai fanfaronné parce qu'elle m'intimidait de plus en plus depuis que j'apprenais à la connaître.
Elle a ri de moi sans se cacher, faisant se retourner sur nous les clients présents dans la boutique. Mes oreilles rougissaient. Je le sentais rien qu'à la chaleur intolérable qu'elles généraient.
— Noonaaaa...
— Idiot ! Je ris parce que je t'imagine en train de te débattre à graver de la pierre. Honnêtement, si tu veux t'essayer à l'estampe, tu pourrais commencer par la gravure sur bois. Mon grand-père connaît un maître de l'Ukiyo-e...
J'avoue que j'ai assez mal pris son conseil. Sans compter qu'il faudrait sonner chez le vieillard moqueur et ne plus le bouder. Mais, finalement, je suis une bonne pâte. Je me suis retrouvé, un dimanche d'octobre pluvieux, dans l'atelier d'un autre vieux bonhomme presque aussi fripé que mon Mathusalem. Le jour des présentations, je suis resté poli bien que d'humeur grincheuse.
Toutefois, l'Art a cet effet sur moi : il me pacifie et me ramène à la joie. Je crois que je partage ça avec Namjoon hyung. Sur ce point, on se comprend sans même parler.
Petit à petit, je me suis pris d'affection pour cet autre vieillard et je me suis surpris à passer tout mon temps libre, chez lui, dans son atelier, à apprendre studieusement tous les bons gestes. Il me laissait venir à ma guise et je restais parfois des nuits entières à répéter, recommencer, m'agacer, reprendre courage...
Je me souviens du jour où j'ai enfin réussi à achever ma première estampe. J'étais fier comme un coq. C'était une belle nuit. Rare dans ce mois d'octobre. J'ai pris mon estampe en photo pour la poster sur Weverse et Instagram. Avoir les compliments des ARMYs me rebooste toujours même si je perçois bien parfois la flagornerie. Puis, j'ai appelé tout le monde. Bon, à trois heures du matin, en dehors de Jimin, personne ne décroche, habituellement. J'étais pourtant si impatient et je voulais tant montrer mon œuvre à hyung, que j'ai insisté comme seul moi sait le faire. Mais il n'a pas décroché.
Deux heures plus tard, j'avais à peine posé ma tête sur l'oreiller, que mon téléphone a rugi. Le monde a perdu son sens. Tout était chamboulé. Bien trop cruel ! Au milieu de la matinée, mon manager m'a traîné, moi, ma valise mal faite et Yeontan vers une voiture qui me devait me conduire à l'abri.
Je pleurais sans pouvoir m'arrêter quand on a croisé Cho-in dans le parking. J'ai fondu dans ses bras gémissant des « Noona » à n'en plus finir. Je m'accrochais à elle comme si elle pouvait annihiler toute douleur ou peur.
Mon manager a voulu me pousser de force dans la voiture. C'est là que j'ai fait un truc stupide.
Je l'ai supplié de venir avec moi. Tout de suite. Je lui achèterai ce dont elle avait besoin. Mais elle ne pouvait pas me laisser tout seul. Tant pis pour la boutique et son récital !
Elle allait raisonnablement dire non.
Pourtant, je jurerais avoir vu un éclair de défi passer dans ses yeux quand elle a entendu mon manager souffler d'agacement. Et, elle est montée avec moi ! Sans savoir où je l'emmenais ni pour combien de temps !
*
Le monde autour de moi était tout gris. J'ai à peine perçu les lumières dorées qui se reflétaient sur les murs d'un hanok restauré sans doute avec beaucoup de patience et d'amour.
J'ai entendu les murmures du voisinage qui profitait du soleil couchant dans cette vallée paisible loin du tumulte de Séoul. Quelques oiseaux chantaient. Tout cela m'aurait ravi en temps ordinaire. Mais ma tête bourdonnait et mes yeux brûlaient.
Cho-in m'a conduit dans une chambre où je me suis laissé tomber comme une vieille poupée de chiffon sur le lit avant de sombrer dans un sommeil sans rêves.
A mon réveil, je l'ai trouvée sur la terrasse à observer la rivière en contrebas. Le soleil tout juste levé laissait des reflets auburn dans ses longs cheveux et éclairait d'une lumière douce la moitié de son visage.
J'aurais pu rester de longues minutes à l'observer ainsi. Elle me faisait oublier pourquoi je me trouvais ici. Mais elle a senti ma présence, et se tournant vers moi, pimpante, elle a fini de me réveiller.
— Tu comptes m'acheter de quoi séjourner de quelle manière ? Il n'y a pas de livraison ici et on nous a dépotés comme de jolis paquets avant de nous laisser seuls avec une espèce de gorille antipathique à souhait !
J'ai alors aperçu le colosse de près de deux mètres qui m'a à peine salué d'un mouvement de tête. Il était assis dans le jardin, son téléphone à la main.
— Du coup, j'ai pris ta brosse à dents. Et, un de tes boxers !
En une fraction de seconde, je suis passé d'un « elle est sans gêne ! » à un « QUOI ? Elle a fouillé dans ma valise et porte mes sous-vêtements !!! ». J'ai bien senti que tout a pu se lire sur mon visage. Elle a explosé de rire avant d'ajouter, un peu gênée :
— Si j'ai bien compris, je suis coincée ici pour un peu plus d'une semaine. Je n'ai pas de voiture. Et...
— Et ? ai-je essayé de l'encourager.
— Et j'ai besoin de vêtements, de produits de toilette...
Comme un idiot qui n'aurait jamais vécu avec une mère et une sœur, j'ai proposé candidement de continuer à partager ma valise même si, pour la brosse à dents, c'était super embêtant.
Elle a soupiré avant de me lancer un regard agacé.
— T'es vraiment bête ! Je suis obligée de tout te dire... je vais avoir besoin, incessamment sous peu, de protections... hygiéniques...
Impossible de dire lequel de nous deux a le plus rougi ou a été le plus embarrassé. J'ai fini par proposer d'aller négocier une solution avec le gorille. Quelqu'un devait bien faire nos courses... on n'allait pas mourir de faim ici...
Faim. Le sale gosse en moi s'est réveillé. Avec mon air le plus mignon et le plus fripon possible, je lui ai soufflé :
— Je te sors de la panade, Noona, mais tu me fais un petit déjeuner. Je veux un chocolat chaud et des tartines.
— Noona ? Te faire à manger ? Espèce de sale...
Elle m'a poursuivi autour de la maison pour tenter de me tordre le cou. Nos cris et nos rires ont probablement excité tous les chiens du hameau. Mais que cela faisait du bien !
Penaud, j'avais fini par aller voir notre immense garde du corps. Il était mignon, en fait ! Oui, je l'ai trouvé mignon. Il s'est adressé à moi avec beaucoup de gentillesse et un peu de timidité. Pour les courses, il ne pouvait rien faire. C'est une petite voisine qui passerait un peu plus tard dans la matinée.
Encore une ancêtre ! J'étais cerné.
Mais que Cho-in ne compte pas sur moi pour lui faire la liste détaillée de ses besoins ! Tampons ou serviettes, 90B ou C... je ne voulais pas savoir !
Le jour qui a suivi, je n'ai pas eu de nouvelles. J'ai pourri Jimin de SMS qui n'en savait pas plus que moi.
Quand Cho-in parvenait à me tirer de mon stress et de mes pensées noires, je finissais invariablement par m'en vouloir. Profiter de la montagne, jouer avec les chatons de la gentille petite vieille qui s'occupait de nous, faire des ricochets sur la rivière... Je n'avais pas le droit de me réjouir de tout ça !
Alors quand, ce jeudi midi, Jin hyung m'a appelé pour m'annoncer que Namjoon hyung était hors de danger, qu'il allait être transféré dès que possible à l'étranger où il resterait un temps, je me suis vidé d'un coup.
Fier comme je peux l'être, je me suis jeté sous la pluie battante pour que ni le bon gros géant ni Noona ne puisse distinguer mes larmes de l'eau qui tombait du ciel en trombe.
— Ça ne va pas bien ! a-t-elle hurlé me tirant à l'intérieur.
Alors qu'elle chiffonnait mes cheveux avec une serviette éponge toute chaude sortant du sèche-linge, elle m'a fait la morale. Et je pleurais comme un gosse tout en essayant de lui raconter par le menu toutes les bonnes nouvelles que je venais de recevoir.
Je ne m'y attendais pas. Elle m'a serré tout contre elle. Nous sommes restés un long moment, sur le tapis, enlacés.
— On va pouvoir reprendre nos vies. a-t-elle murmuré tout contre mon oreille.
J'ai dû me détacher à contre-cœur pour lui annoncer que non, pour le moment, la police essayait encore de déterminer les motifs de l'agression et que Hybe et nos avocats nous demandaient instamment de rester cachés quelques jours encore.
Je me suis attendu à une réaction vive de sa part. Voire de la colère bien que je ne l'avais jamais vu perdre son sang-froid.
— Et bien, on n'a plus qu'à recommencer toutes les choses sympas que nous avons faites et essayer d'en profiter, cette fois ! Et rasons cette pauvre moustache.
La moustache ne s'est pas laissée faire.
Mais comme Gauguin et Munch qui recommençaient sans cesse le même motif en faisant varier les styles et les impressions, nous avons recommencé inlassablement les petites occupations que la campagne nous offrait.
Une semaine durant. Deux semaines. Presque trois... sans aucune lassitude.
Et plus la montagne rougissait, plus nous nous rapprochions.
Quand mon manager est revenu nous chercher, le soleil levant caressait d'une lumière ambrée nos jambes entrelacées.
*
Mathusalem a été le premier à voir clair en nous.
J'avais pourtant repris ma vie d'artiste et Noona son travail à la boutique et la préparation de ses récitals.
J'ai cru que nous nous comportions comme auparavant. Comme lorsqu'elle n'était que cette rousse insensible à mes charmes.
En bon vieux voisin insupportable, il en a joué et m'a fait du chantage.
— Je ne dis rien à vos parents, mais tu rases cette moustache qui frise le ridicule à présent. Tu n'en as pas besoin pour que les gens sachent que tu es un génie excentrique !
Cho-in avait pouffé et jubilé. Elle ne supportait plus ses poils indomptables qui ne manquaient jamais de la chatouiller.
Ma moustache s'est donc fait la malle.
Pourtant Mathusalem n'a pas tenu parole. Nos parents ont mis les bouchées doubles dans leur projet percevant bien que nous ne mettions que peu de conviction à les en dissuader.
Le patriarche est allé jusqu'à nous traîner chez une chamane. Je suis certain qu'il l'avait payée pour dire que notre premier né devait porter un nom qu'il choisirait lui-même afin que sa vie soit bénie.
Okja finira certainement en rôti pendant mes noces ! Ou bien je ferai servir toute la cave de mon patriarche préféré lors du dîner !
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