Cuisse de nymphe émue (Jhope)
« Je ne voulais qu'essayer de vivre ce qui voulait spontanément surgir de moi. Pourquoi était-ce si difficile ? »
Herman Hesse
Il y a quelque chose de terrible dans le contrôle permanent de mon image. Il y a un tel écart entre celui que je souhaite être et celui que je suis sans me forcer, que c'en est épuisant. Epuisant à tous les niveaux.
Hors de question de paraître négligé ! Jamais. Je sors toujours de chez moi en me disant que, même si ce n'est pas prévu, mon image peut circuler. Et même sans cela, impossible pour moi de ne pas me montrer sous mon meilleur jour. Question de respect aussi. C'est comme cela que j'ai opté pour l'épilation définitive de la barbe. Une chose de moins à penser. Je ne laisse rien au hasard. J'ai appris à aimer mon apparence, bon gré mal gré, en dépit des injures et des moqueries. Je mise également beaucoup sur mon style. Si ce que j'aime me met à mon avantage, tant mieux.
Je donne beaucoup de moi. Faire rayonner le plus d'ondes positives possible, c'est ce que j'ai appris à faire et ça me reste. Certes, de prime abord, c'est pour les autres, mais, à bien y penser, j'en suis le premier bénéficiaire. On me rend parfois au centuple ce que je peux partager. Et, quand ce n'est pas du tout le cas, les rapports, à défaut d'être chaleureux, sont au moins apaisés.
Je peux me relâcher avec mes proches, donner libre court à mes humeurs et laisser tomber les fils qui tirent les traits de mon visage. Mais, tout de même, pas trop. Ils s'inquiètent de mes silences, de mes sourires qui s'affaissent et de mon manque d'entrain. Et, ce qui devait être un moment de repos devient une tension supplémentaire. Alors, quoiqu'il arrive, j'essaie de ne pas trop m'éloigner du fils ou du frère qu'ils attendent.
Je ne suis pas Jo le rigolo, au fond.
Et puis, il y a ce « petit moi » qui a mis du temps à s'affirmer et que j'ai voulu claquemurer quand j'ai aperçu le bout de son nez parce qu'il amenait avec lui une difficulté supplémentaire. Déjà, ce n'est pas comme si aimer allait de soi dans des conditions ordinaires. Alors, quand je pense que je suis une star dans un pays encore confit de tabous et d'interdits... Avoir une vie amoureuse protégée c'est l'équivalent de vouloir faire traverser le désert de Gobi à un glaçon : il faut avoir de l'expérience, des connaissances et être sacrément bien équipé ! Donc, ce « petit moi » qui avait décidé, un jour, que c'était assez de se mentir, de détourner l'attention, et d'être enfin pris en compte, j'aurais bien voulu m'en débarrasser.
Au final, j'avais beau aimer, je ne me sentais pas pleinement aimé en retour.
Dans cette lutte intestine entre mes « moi », je n'avais pas pris garde que mes « frères » m'observaient en silence, me devinant et me comprenant mieux que je ne pouvais le faire. C'est très difficile de tout barricader sans interruption lorsqu'on vit ensemble de longues années.
Namjoon avait commencé, subtilement, en me faisant part de certaines de ses lectures et de ses pensées à leur sujet. J'apprécie sa délicatesse teintée d'une légère maladresse. Il n'en est que plus touchant. Et l'entendre en parler librement déverrouillait petit à petit l'immense porte blindée derrière laquelle j'avais enfermé celui qui me faisait peur.
Puis, Yoongi s'est mis à mettre les pieds dans le plat de plus en plus souvent. Avec cette brutalité et cette gentillesse qui le rendent unique. J'ai longtemps résisté, refusant de m'identifier à celui qu'il me présentait. Ce n'est pas qu'il n'a pas tenu compte de ma volonté mais il s'est mis à distiller, très tôt dans notre carrière, avec Namjoon, des messages de tolérance et d'ouverture. J'avais bien conscience qu'au delà de la volonté d'utiliser leur influence pour faire avancer un enjeu de société, il m'ouvrait fraternellement la voie.
Il y a aussi eu nos électrons libres, mes dongsaengs, qui ne sont malheureusement plus mes gros bébés. Je pense que Kookie avait tout perçu, bien longtemps avant tout le monde. Peut-être avec l'aide de Taehyung, le plus intuitif de nous tous. Mais plutôt que de me confronter, ils ont mené leur barque là où ils le voulaient sans se soucier du regard des autres. « So what ? » a longtemps été leur phrase préférée.
Et enfin, il y avait eu Jimin. Je l'aime ce gosse ! Il ne m'a jamais laisser tomber même lorsque je le faisais moi-même. Lorsque je me trouvais au-dessous de tout, il me montrait le chemin que j'avais déjà parcouru. Et, lorsque je ne voyais plus où tout cela me menait, il me rassurait. Il partageait avec moi certaines mes inquiétudes, avançant lui aussi assez douloureusement sur ce chemin de vie. Lui, c'était une présence lumineuse et rassurante, constante, sans brèche. Mais, un jour, il a décidé que c'en était assez. Il est comme ça aussi. Il a parfois des manques de patience inattendus, des colères brusques et des agissements qui vous secouent. Je ne lui ai pas parlé pendant des semaines. Je lui en ai voulu de me pousser hors de mes retranchements.
Jin m'assure que tout est pour le mieux. Il est comme ça Jin, sous ses dehors de Candide, il est notre pilier. Quand notre embarcation à tous tangue, il s'accroche à la barre et nous montre l'horizon. En s'oubliant un peu trop. La porte que les cinq autres m'ont poussé à ouvrir, lui, m'a empêché de la refermer. Maintenant que j'y étais, autant en profiter !
Il me reste maintenant le plus difficile à faire : vous raconter ce qu'il m'est arrivé en octobre dernier.
*
Je n'habitais pas depuis deux ans dans mon appartement qu'un matin je me suis levé en me disant que ça n'allait plus du tout. J'avais besoin de renouvellement : bouger les meubles ou carrément les changer, trouver de nouveaux luminaires, refaire les peintures.
J'en ai parlé à ma sœur, Ji-woo, qui a explosé de rire.
- T'es enceinte, ou bien ?
- Qu'est-ce que tu racontes ? lui avais-je répondu en la regardant comme si elle était devenue folle d'un coup d'un seul.
- Maman a eu les mêmes envies en nous attendant. Elle ne te l'a jamais raconté ? Alors, qu'est-ce que tu nous couves ?
Je n'étais pas « enceinte », mais, oui, je couvais une chose depuis de longues années et j'étais sur le point de la mettre au monde. Ma sœur, ma complice, depuis toujours percevait bien cela. Cependant, elle ne disposait pas de tous les éléments que mes membres avaient collectés tout le long de notre carrière et de notre vie commune. Et, je ne me sentais pas encore prêt à les partager avec elle. Pas que j'en avais honte. Je ne l'acceptais juste pas chez moi. Pas hétéro. Pas gay non plus. Jimin appelait ça être « fluid ». Ça ne coulait pourtant pas de source pour moi. Pourquoi ce qui me paraissait naturel pour d'autres me coûtait autant ?
Elle m'a invité, un après-midi particulièrement pluvieux à discuter ameublement, design et décoration d'intérieur dans un petit café qu'elle voulait tester. Jimin était avec moi. On s'était fait une après-midi shopping pour fêter son anniversaire. Ça faisait tellement longtemps que cela nous avait manqué. Si nous ne partageons pas les mêmes goûts, nous nous entendons bien. Il est ma tempérance et je suis son « petit coup de folie ». C'est comme cela que nous nous sommes retrouvés tous les trois à débattre Japandi, Néo-rustique et 90' revival, au-dessus de nos tasses fumantes. Et c'est là aussi qu'il m'a lâché :
- Je m'en occupe ! Je connais quelqu'un d'absolument génial !
*
Il n'a pas perdu de temps, Jimin. Le surlendemain, il a fixé le rendez-vous chez moi et s'était invité. Son excitation était palpable. Il arpentait le séjour de long en large, balançant ses bras comme pour caresser toutes les surfaces, tout en partageant ses opinions.
J'avais lancé l'idée pas vraiment sérieusement et voilà que ma sœur et M. Park Jimin s'en étaient mêlés. Je me suis trouvé, finalement, malgré moi, embarqué dans une aventure rocambolesque : refaire mon appartement de fond en comble. Et ce n'était pas pour me déplaire. Une avalanche d'émotions positives m'ont assailli et je me suis laissé aller. Je me suis senti léger et joyeux.
Lorsque mon interphone a sonné, Jimin a caracolé tel un petit cabri jusqu'à la porte. C'est aussi lui qui a accueilli le designer dont il m'avait fait les éloges. Je ne m'attendais à rien. Ce rien m'a laissé sans voix.
Un rien d'un peu plus d'un mètre quatre-vingt-dix, bien bâti quoique mince, un long visage harmonieux et des yeux très doux. Il émanait de lui une force et élégance naturelles. Il portait sa presque quarantaine avec grâce. Sa tenue tout à fait ordinaire lui donnait pourtant l'air de sortir du dernier Vogue. Une paire de jeans, un tee-shirt blanc et un gilet bleu marine col en V. Il n'arborait aucune montre ou bijou en dehors d'une chaine en argent au poignet droit. Un carnet dépassait de sa poche arrière de pantalon, et il avait déjà un stylo en main. Alors quoi ? Pourquoi sa présence emplissait tout mon séjour ? Et encore, je n'avais pas entendu sa voix !
- Teo, Teo Yang. s'était-il présenté à l'occidentale en me tendant la main.
D'abord surpris, je lui ai rendu son salut. Le contact de sa paume m'a électrisé. J'ai essayé de me mentir en me disant que c'était parce que ça faisait des lustres que personne ne m'avait touché. Mais ça ne tenait pas debout ! Je passais littéralement ma vie à être touché : coiffé, maquillé, épilé, massé, manucuré, habillé, déshabillé... et Jimin n'était pas avare, c'est peu dire, de gestes tendres. Je crois que j'ai rougi car il a semblé percevoir mon trouble : il m'a regardé droit dans les yeux avant de me sourire de toutes ses dents.
J'ai su, plus tard, d'où lui venait cette manière de dire bonjour et de regarder droit dans les yeux : Teo avait étudié et travaillé à Chicago, à Pasadena, dans différentes villes européennes, puis à Amsterdam où il avait collaboré avec l'immense Marcel Wanders. On ne devait son retour à Séoul qu'à son ambition de réussir et de se faire un nom dans le milieu du design d'intérieur. Ce qui, de mon point de vue, était une bonne décision et une belle réussite.
Tout le long de l'entretien, Jimin, gai comme un pinson, m'a encouragé à donner mon avis, un petit coup de coude par ci, un clin d'œil complice par là. Comment lui faire comprendre que je voulais que cet homme sorte de chez moi ? Que la peinture et les meubles, je ne voulais plus y toucher. Yang venait de réveiller le « petit moi » qui m'insupportait de plus en plus ces derniers temps. Je voulais garder le contrôle de tout.
- Hyung ? Tu en penses quoi ? m'a fait Jimin avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
- Huummm... oui... bien... je vous fais confiance.
C'est tout ce que je suis parvenu à dire. Avec une telle réponse, j'ai espéré qu'il reprenne son carnet, son crayon, ses airs d'homme idéal et quitte mon refuge. Jimin l'a raccompagné poliment en lui promettant de le rappeler rapidement pour signer le contrat et déterminer les dates d'intervention. J'ai remercié Jimin, la tête ailleurs, prétextant un rendez-vous. Il a un peu protesté avant de dégainer son arme ultime : les câlinages. Il sait que ça passe toujours avec moi. C'est comme ça qu'il a obtenu carte blanche.
*
Ce soir-là, j'ai fait quelque chose de stupide. J'ai appelé Irène et j'ai murmuré notre code secret. Celui qu'on sort du chapeau quand rien ne va plus et qu'il n'y a que cet autre pour nous comprendre.
- Ton niveau ?
- Rouge...
- A ce point ?
- Rouge écarlate...
- Merde ! C'est la première fois depuis des lustres que tu fais appel à notre SOS et tu passes direct au code rouge... j'imagine que ça ne sert à rien d'essayer de te demander pourquoi. Je sors le grand jeu, alors ?
- Ouai, sors le grand jeu.
Dans le petit monde très fermé des célébrités à Séoul, il y a un accord tacite de silence. C'est notre « ce qui se passe à Végas, reste à Végas ».
Irène avait réuni, en un rien de temps, tout ce que cette ville comptait d'acteurs, de modèles, idols et sportifs jeunes, beaux, richissimes et libres, dans son penthouse. Mais aussi tout ce qui pouvait se faire en matière d'alcools, drogues et autres dépravations.
Faire taire ce putain de « petit moi », lui rabattre son caquet, lui montrer combien les filles m'aimaient et comment je les aimais en retour. Faire taire aussi les voix de Yoongi et Taehyung qui me disaient que j'étais bien trop rigide, que je m'enfermais tout seul dans une boîte. J'ai plongé dans les excès. A la suite de quoi, j'ai disparu deux jours. Chez l'une ou l'autre. Je ne m'en souviens plus vraiment. Ça n'avait aucune sorte d'importance.
*
Lorsque j'ai refait surface, l'odeur de la peinture acrylique m'a enveloppé dès le seuil de la porte d'entrée. Il était là. Il donnait des instructions à deux ouvriers qui s'affairaient dans mon salon. Trois autres étaient dans ma chambre où les meubles avaient été rassemblés sous une grande bâche. J'ai circulé de pièce en pièce sous son regard interrogateur. Il attendait quelque chose de moi. Peut-être que je lui dise « Bonjour » pour commencer. Avec un grand soupir, j'ai rassemblé mes esprits et je suis retourné près de lui pour le saluer. Son visage s'est illuminé. Il a alors commencé à refaire le tour du chantier avec moi, m'expliquant les détails et les délais, s'inquiétant de savoir si mes choix me convenaient toujours.
Mes choix ? J'avais donné carte blanche à Jimin. Il a bon goût, le bougre ! Et pour du changement, c'était du changement. Si j'avais choisi seul, moi-même, mon appartement aurait été frais repeint dans des teintes différentes, quelques meubles auraient été changés mais, finalement, sans donner aucun sentiment de nouveauté.
Je me suis laissé porté par les explications, la voix chaude et chantante de mon chef de chantier qui s'obstinait à ce que je l'appelle par son prénom. J'ai trouvé son regard sur moi trop insistant. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il travaillait pour des célébrités. J'ai commencé à imaginer qu'il me détaillait parce qu'il ressentait la même chose que moi : de l'attirance. Mon esprit s'est affolé. Des avances masculines, j'en ai eues. J'ai toujours su les repousser. Parce que je m'étais fixé cette limite et que jamais aucun ne m'avait vraiment charmé. Mais lui...
Il a fallu que je trouve un prétexte pour repartir, faire autre chose.
Ce prétexte, mon bureau me l'a donné !
Ce devait être la première pièce qu'ils avaient peinte. Tout semblait presque sec.
- La couleur va encore s'adoucir en séchant. a-t-il dit doucement en me voyant me figer sur le seuil. Votre ami nous a dit que c'était idéal pour cette pièce en raison de son usage et de la lumière matinale.
- Quelle couleur ? ai-je balbutié
- Pardon ?
Jimin avait poussé le bouchon trop loin. J'aimais l'originalité. Je flirtais parfois avec le mauvais goût. Mais là... là.
- Quelle est cette couleur ? Pivoine ?
Là, il me sortit un borborygme que je suis incapable de répéter. Alors, il a ri et sorti son nuancier de la poche arrière de son jean. Dans les roses, il me montra la couleur #F4A6C8.
- Si vous le souhaitez, nous pouvons encore rep...
Je ne lui ai pas laissé le temps de finir. J'ai attrapé le nuancier sans un regard pour lui et j'ai filé vers ma voiture. C'est seulement une fois assis derrière le volant que j'ai repris ma respiration. Et j'ai appelé Jimin. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris. J'étais furieux. Furieux pour la peinture ? Furieux parce qu'il avait fait entrer chez moi un détonateur pour la bombe en puissance que j'étais. Mais lui, hilare, m'a dit de le rejoindre à l'agence, que, là, tout de suite, il ne pouvait pas parler.
*
Je l'ai trouvé dans le studio de Namjoon en compagnie de Taehyung, visiblement au travail sur des paroles.
D'ordinaire, je les aurais salués joyeusement avant de m'excuser et de repartir. Mais je n'étais pas bien dans mes baskets, je l'ai dit, depuis des semaines et Jimin venait de mettre le feu aux poudres.
Je devais avoir l'air sacrément furax parce qu'ils se sont figés, stylos en l'air.
- Hé, hyung. Qu'est-ce qui t'amènes ? a osé Taehyung.
Jimin se grattait la nuque frénétiquement.
- Demande-lui. fis-je un peu trop méchamment en le pointant.
- Assieds-toi. m'a fait gentiment Namjoon en se décalant sur sa banquette. Tu veux un café aussi ?
J'ai alors balancé le nuancier sur la table basse au milieu des brouillons de chanson, avant de m'asseoir sans délicatesse.
- Avant, dites-moi ce que c'est que cette couleur ?
Mon doigt tapotait nerveusement la case #F4A6C8.
- Du rose. m'ont-ils dit en chœur alors que Namjoon avait déjà l'éventail dans les mains.
- C'est du Français. Mais je le lis très mal et je ne le comprends pas. Il y a le mot nymphe, en tout cas...
Jimin se tortillait sur son fauteuil et osait à peine me regarder. C'est alors que Taehyung a arraché l'objet de ma fureur des mains de son aîné. Je les ai observés de plus en plus nerveux.
- Fais voir. Et il s'est mis à lire « cuisse de nymphe émue » avec un accent que j'aurais pu trouver charmant si je n'avais pas débordé d'émotions négatives. C'est très... comment dire... coquin comme nom.
- Waaaouh ! Tu lis et comprends bien le Français ! s'est exclamé Namjoon.
- MAIS ON S'EN FOUT ! j'ai hurlé en bondissant sur mes deux pieds.
J'avais crié trop fort. Jimin, que je fixais, était brusquement passé de la gêne à la colère à son tour.
- Hyung, c'est quoi le problème ? C'est vraiment la couleur ? Tu ne peux pas débarquer au travail, comme ça, et te mettre à nous crier dessus sans explication !
Il peut être impressionnant, Jimin, lorsqu'il est en colère. Je me suis lentement rassis avant de mettre ma tête entre mes mains, fixant obstinément le bout de mes Nike.
- Si cela ne te plaît pas, tu as toujours la possibilité de faire repeindre la pièce. Teo ne refusera pas.
J'étais à deux doigts de balancer à nouveau mon fiel lorsque Taehyung est de nouveau intervenu.
- Teo ? Notre Teo ? Tu lui as présenté ? Il est cool, hein ?
- Tu le connais aussi ? Peut-être un de tes amants, donc ? j'ai craché tout en regrettant instantanément mes paroles.
Cette conversation allait très mal finir. Jimin était furieux et Taehyung était sur le point de monter dans les tours lui aussi. Namjoon est alors intervenu comme il sait le faire parfois, nous obligeant à nous parler.
Teo était un ami commun de Jimin et Tae. Rien de plus. Jimin a répété qu'il n'était pas trop tard pour repeindre la pièce et que cela ne poserait aucun problème. Mais il voulait m'entendre dire quel était mon « vrai » problème.
- Hyung, tu n'es pas toi-même ces jours-ci. Tu sais que tu peux nous parler.
Jimin faisait de gros efforts pour se tempérer. Mais, moi, je n'y parvenais pas.
- Pas moi-même ? Parce que tu saurais me dire qui je suis ? Tu peux dire à votre Teo, que le chantier, c'est fini. Je paierai pour ce qui est fait et aussi pour le reste. Mais qu'il ne vienne plus !
Et, sous les regards consternés de mes petits frères, j'avais quitté le studio plus furieux encore que lorsque j'étais arrivé. Jimin m'a rattrapé dans le couloir, juste avant l'ascenseur, pour m'annoncer sèchement qu'il ne s'occuperait pas de l'annoncer à mon chef de chantier.
- Dis-lui toi-même ! a-t-il grondé froidement en claquant le nuancier dans ma main pantelante avant de me tourner le dos. Puis il a ajouté sans me regarder : Si tu veux me parler, je t'écouterai, peut-être.
*
Me débrouiller tout seul. Remettre de l'ordre et du calme dans ma vie. Sortir Teo de chez moi. Définitivement. Et reprendre le cours tranquille de mes émotions.
Je suis retourné à l'appartement aussi vite que j'en étais parti. Mais il n'y avait plus personne. Les pièces étaient affreusement vides. Certaines résonnaient car elles étaient débarrassées de tout meuble. Un court instant, j'ai souhaité le revoir, son carnet à la main, donnant des instructions aux peintres.
Je devais attendre le lendemain pour lui dire en personne. Mais la petite voix un peu lâche en moi m'a soufflé :
- Tu vas faire déplacer tout le monde pour rien... ce n'est pas très correct. Il vaudrait mieux le prévenir dès à présent. Téléphonons-lui. Et ce sera plus confortable aussi. On n'aura pas à soutenir son regard...
J'ai dégainé mon téléphone dans un souffle. Ma voix était moins assurée que je ne l'aurais voulu. J'ai tout de même dit d'une traite que son travail s'arrêtait là et qu'il recevrait le paiement intégral sous peu. Il m'a écouté sans intervenir pour commencer. Puis, de sa belle voix chaude, il a ajouté :
- Non, ce ne sera pas possible. Je dois vous revoir. Je viens demain à l'heure habituelle.
Je n'ai pas su répondre. Je suis resté muet comme une carpe devant tant d'aplomb.
Cette nuit-là m'a parue effroyablement longue. Je me suis tourné et retourné dans mon grand lit toujours bien fait. J'y ai pensé, à mon lit que moi seul n'avais jamais occupé. Pourtant, je rêvais de le partager avec une fille gentille comme moi. Je nous imaginais y prendre nos petits déjeuners en regardant les premières lueurs du jour répandre ses blonds et ses dorés sur les immeubles de verre. Je me voyais la prendre dans mes bras, le soir, pour l'écouter me raconter sa journée ou pour regarder des vidéos amusantes sur Tiktok ou Insta, plutôt que de le faire tout seul entre deux appels de Taehyung. Je sentais presque son parfum légèrement fleuri sur mes oreillers...
Mais non. J'étais seul. Effroyablement seul.
Avec cet inconnu qui me bouleversait et ajoutait du trouble à ma peine.
L'aurore me cueillit tout gris. Gris d'inquiétudes et de manque de sommeil. Et plus l'heure de son arrivée approchait, plus mon cœur décidait de vivre sa propre vie, refusant de m'obéir.
Ma super star du design était là. Celui qui n'acceptait que les chantiers de luxe. Celui que se disputaient les grands hôtels et les célébrités. Celui qui faisait la une du Architectural Digest de janvier dernier. Celui qui était devenu ami avec Taehyung, un de plus sur la longue liste hétéroclite.
Il s'habillait comme il concevait les intérieurs. Il avait une élégance intemporelle, mêlant les dernières tendances aux grands classiques. Sous son pull de cachemire gris, il portait une chemise de coton blanc à col Mao. Son pantalon à pince soulignait sa taille fine. Sa veste de tweed tombait parfaitement. Namjoon aurait adoré.
Oui, j'avais remarqué tout cela. Comme j'avais remarqué cette petite mèche de cheveux qui tombait sur ses cils. Comme j'avais remarqué son parfum boisé légèrement teinté de citron et d'ambre. J'étais quasiment certain qu'il portait le Costa Azzura de Tom Ford. Je gagne toujours à ce genre de paris.
En l'invitant à s'asseoir à ma table de cuisine, la seule qui avait échappé à l'empaquetage, je savais déjà que j'étais perdu et que je ne parviendrais pas à formuler mon souhait. Avec beaucoup de tact, c'est lui qui a évoqué ma demande de la veille au soir.
- Je suis venu car votre demande m'a étonnée. C'est important pour moi de connaître les raisons qui vous poussent à faire cesser sans délai le chantier.
Je crois que j'ai bafouillé quelque chose. C'est certain que j'ai rougi et que j'ai paru me tasser d'un coup d'un seul paraissant avoir douze ans plutôt que presque trente.
- Dites-moi seulement ce qui vous donne insatisfaction...
Est-ce le manque de sommeil ou mon « petit moi » qui avait décidé que « maintenant, ça commençait à bien faire », mais toujours est-il que j'ai dit, je l'ai vraiment dit, ce qui me travaillait.
- Rien. Absolument rien. Le projet est fantastique. Mon ami Jimin et vous avez bien pensé les choses. Quoique ce rose dans le bureau... Mais non, non, ce n'est pas ça... c'est vous.
Il est resté quelques secondes sans voix. L'incompréhension se lisait sur son visage. Il devait savoir qu'on ne pouvait pas lui reprocher un manque de savoir vivre ou de se comporter de manière intrusive.
- Moi ? Est-ce que je peux vous demander d'être plus explicite ?
- Je suis mal à l'aise en votre présence...
- Je peux faire en sorte que nous ne nous croisions pas. m'a-t-il coupé. Mais en quoi ma présence vous importune-t-elle ?
Alors, à cet instant précis, j'ai mis au monde ce que je couvais douloureusement depuis de longs mois voire des années. Avec appréhension et soulagement à la fois.
- Je crois que vous me plaisez... puis, dans un souffle, à peine audible, j'ai ajouté : et, je crois que je vous plais.
Mon cœur s'est arrêté net de battre. En revanche, le sang dans mes tempes faisait un vacarme du diable ! Les secondes qui ont suivi m'ont semblé une éternité. Une éternité où j'ai cru que tout mon avenir allait se jouer... pour le pire... Je ne suis pas un optimiste dans l'intimité.
- Je comprends. a-t-il enfin dit, en me regardant droit dans les yeux. Je comprends que vous soyez mal à l'aise. Toutefois, laissez-moi finir ce chantier. Nous trouverons bien un arrangement pour n'avoir pas à nous croiser. Il a laissé un silence flotter s'accrochant toujours à mon regard. Et il a fini par dire : Vous avez un don d'observation et de déduction hors du commun. Je pensais être plus sibyllin que ça...
J'ai alors enfin osé soutenir son regard. J'ai senti un sourire timide se dessiner sur mon visage. J'avais sauté le pas. Il n'était pas si terrible à faire.
*
Le chantier a repris le jour même. Ma respiration et mon rythme cardiaque également.
Nous avions convenu de faire en sorte de se croiser le moins possible. J'avoue que l'ai regretté. Chaque fois que je rentrais chez moi, je savais s'il était venu grâce son parfum qui flottait dans l'air ou non. Il m'obsédait. Il avait admis que je lui plaisais aussi, non ? J'avais bien compris. Je me suis surpris plusieurs fois à me refaire notre conversation pour vérifier que mes souvenirs n'avaient pas altéré la réalité.
Ce chantier a représenté de longues semaines de flottement. Un mûrissement long et nécessaire.
Jimin m'en voulait toujours de l'avoir malmené mais surtout de lui cacher quelque chose d'important. Il avait toujours été là pour moi et il ressentait cette défiance comme une « désamitié ». Et, de mon côté, je lui en voulais un peu de me presser et de m'avoir mis dans cette situation. Namjoon avait encore dû nous calmer lors d'un tournage où il avait mis tout le monde en retard. Jin m'avait observé sans rien dire, comme il le fait souvent. J'aurais bien aimé lui parler, à lui qui ne m'avait jamais confronté mais s'était contenté de me soutenir discrètement. Seulement, ce jour-là, il était parti bouder dans les loges parce qu'on l'avait bien mis en boîte au sujet de la nouvelle assistante de Nicole dont il semblait vraiment mordu.
Je ne voyais pas me confier aux autres. Ni à ma sœur. Restait Irène.
- Tu ne vas pas le laisser partir sans l'inviter à sortir ? a-t-elle dit gentiment. Hobi, je te vois te traîner tes incertitudes et ton mal-être depuis trop longtemps.
- Et s'il est marié ? Ou s'il a quelqu'un ? Et s'il dit non ?
- Tu te prendras un râteau. Rien de bien méchant !
- ... je ne peux pas faire ça. Je ne m'en sens pas capable.
- Qu'est-ce qui te fait peur au juste ?
Avec Irène, c'était facile de parler. Comme les membres de mon groupe, elle me connaissait depuis longtemps et ma personnalité ne faisait plus aucun mystère pour elle. Mais ce qu'elle savait de moi que personne ne soupçonnait, c'était ma part d'ombre. Mon côté destructeur. Celui qui annihilait le gentil garçon en moi.
Sans manières, elle a abordé tous les éléments qui me perturbaient, faisant tomber une à une mes objections pour me mener vers un terrain de simplicité. Je ne dis pas que je suis sorti totalement métamorphosé et sûr de moi de cette conversation, mais j'en suis sorti allégé et plus confiant.
- Hé ! Pense à appeler Taehyung, et Jimin surtout. a-t-elle ajouté en m'étreignant dans son vestibule. T'as été un vrai con avec eux.
*
Je pensais m'en tirer facilement, avec un simple coup de téléphone. Mais les deux zigs ont débarqué chez moi, bouteille à la main.
- Faut qu'on parle ! avait dit sans détour Taehyung, ses chaussures à peine retirées.
Jimin me regardait d'un air de petit chien qu'on est sur le point d'abandonner sur le bord d'une route. J'ai tout de suite su qu'il ne m'en voulait plus. Comment pouvait-il être si gentil ?
Il a fallu quand même qu'ils me tirent les vers du nez. Je ne parvenais pas à me confier aussi facilement qu'à Irène. L'alcool n'aidait pas. Je sombre assez facilement dans l'apathie. Jimin a poussé un très long soupir de soulagement.
- Enfin, on y est !
- Tu ne vas pas te défiler, j'espère. Depuis le temps qu'on attend patiemment que tu sortes de ta coquille ! a ajouté son soulmate. Si tu laisses tomber, on t'organise un rendez-vous nous-mêmes ! T'inquiète, il est célibataire ! Et j'ai compris comme toi, tu lui plais !
- Tae... mollo. lui a répondu Jimin en me voyant paniquer. Tu vas prendre ton courage à deux mains, n'est-ce pas ?
*
Oui, j'ai eu l'intention de prendre mon courage à deux mains.
Lors de la réception du chantier, j'étais prêt. On m'avait entraîné à être prêt. Tic et Tac ne m'ont plus lâché d'une semelle. L'un me harcelant presque, l'autre me couvant comme jamais. Par ailleurs, ils n'avaient pas su tenir leur langue et j'avais reçu des dizaines de messages de Namjoon et Jungkook. Yoongi était resté sur la réserve mais avait lâché des petites répliques encourageantes de son cru ; un peu mordantes mais affectueuses.
Teo a fait des merveilles dans mon appartement que j'avais dû quitter une longue semaine afin que le chantier se termine. Il était sorti de sa zone de confort pour s'adapter à mes goûts peu conventionnels, avec l'aide de Jimin. Le rose « cuisse de nymphe émue » se mariait finalement bien au mobilier et à la luminosité. Il n'y avait rien à dire. J'étais surpris, admiratif et heureux à la fois.
- Je n'ai rien à dire. C'est plus que ce que j'attendais.
Il a affiché un sourire satisfait avant de me confier qu'il aimait le travail bien fait et que les réactions comme la mienne était sa dope.
Notre contrat s'arrêtait là. Et tout super préparé que j'avais été, j'allais le laisser partir sans avoir osé quoique ce soit.
Alors que j'étais sur le point de lui dire aurevoir, il s'est retourné pour me demander un peu timidement :
- Est-ce que cela vous mettrait mal à l'aise si nous nous parlions de manière plus familière ? J'aimerais vous inviter à boire un verre.
*
Ne me demandez pas ce que je lui ai répondu ou combien de fois nous nous sommes revus ! Je l'ai raconté trop de fois à mes "frères", à Irène, et à ma sœur !
Toujours est-il que sans Jin, il n'y aurait jamais eu de deuxième, ni de troisième rendez-vous. J'étais tellement stressé lors du second qu'il a fallu qu'il fasse mon chauffeur. Il avait même attendu dans la voiture que je sois bien entré dans le restaurant et que je n'en ressorte pas avant de repartir. Au troisième rendez-vous, il était resté trois quarts d'heure à me gronder à sa façon, pour qu'au final j'éclate de rire puis que je pleure dans ses bras. Il m'avait mis à la porte de chez moi avec interdiction de revenir dans les trois heures.
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Le « fluid » de Jimin prend à présent tout son sens. Je me sens bien. Merveilleusement bien. Je ne lutte plus pour faire coïncider mes "moi". Je comprends et accepte enfin que peu importe qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme devant moi. Je tombe pour la personne qui me trouve merveilleux et unique à ses yeux. Tout un continent amoureux me reste à découvrir. J'ai la sensation d'avoir de nouveau quinze ans avec toute l'anxiété et la maladresse qui va avec.
Teo se connait mieux. Avec une infinie patience, il me laisse venir à lui. Parce que, comme il aime me le répéter, il a enfin « trouvé l'homme de sa vie » et puis, un peu aussi, parce que je suis Terpsichore en mieux et, qu'à ma vue, la couleur « cuisse de nymphe émue » revêt une signification nouvelle et l'émeut plus que jamais.
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