22. Départ
Il est de petits plaisirs qui n'apparaissent qu'en des occasions des plus imprévues, comme remonter dans le temps en redécorant une maison avec toutes les vieilleries honteusement dissimulées durant des dizaines d'années, voire plus. Delina et moi avons trouvé dans le grenier des trésors démontrant les goûts plus que douteux de nos ancêtres. Un paon, en pleine roue, trône désormais dans le salon principal. Mère a manqué l'évanouissement en le voyant. La présence de l'animal empaillé dans notre demeure s'explique très certainement mais nous n'avons guère l'envie d'en connaître la raison, notre seule joie nous suffit. La maison se vide et se remplit à vitesse presque égale. Dès lors que mère achève ses cartons dans une pièce, Delina et moi l'emplissons de tout ce que nous avons sélectionné dans le grenier. La maison fait un bond de cent ans en arrière. Des portraits d'illustres inconnus ornent les murs des couloirs, des draps pliés si longtemps que trois coups de fer n'ont pas suffi à ôter les plis recouvrent maintenant nos lits. Les sillons creusés le long des joues de mère sont bien visibles mais le sourire qui éclaire son visage est tout aussi sincère lorsqu'elle nous félicite pour notre travail.
— Votre œuvre est telle que je ne reconnais point cette pièce ! nous dit-elle avec admiration lorsqu'elle redécouvre la salle à manger qui fut l'hôte de nos repas pendant des années. Merci mes enfants, j'ai moins de peine à quitter un lieu qui me semble maintenant bien étranger.
Comme son cœur doit être serré d'être ainsi contrainte au départ. Plus que la honte générée par toute cette affaire c'est la tristesse de devoir quitter ces lieux qui nous ont vu grandir qui affecte son cœur. Mère a passé de longues années de sa vie ici. Elle y a tout construit et elle s'imaginait certainement y finir ses jours. Les derniers cartons partent chez grand-mère, les miens sont déjà au château ducal, il ne nous reste plus qu'à terminer le petit bureau et nous n'aurons plus de raison de demeurer ici. Père est moins affecté, du moins le semble-t-il, il a déjà fait ses adieux à notre maison et est parti pour Londres afin d'œuvrer à la clôture de cette triste affaire. Le cousin Evans prendra pleinement possession de son bien dans un avenir très proche.
— Il m'est difficile de concevoir que nous ne reviendrons plus ici, commente Delina alors que nous terminons de poser la dernière touche, une atroce lampe à franges, sur le bureau. J'ai toujours pensé que John reprendrait le flambeau et se serait fait un devoir d'accueillir ici les grandes réunions de famille.
— Je pensais de même, je me demandais surtout laquelle d'entre nous serait coincée ici avec lui pour s'occuper de nos parents. Il m'était inconcevable qu'il choisisse une femme qui accepterait cette tâche.
— Imagines-tu Lydia s'occuper de mère toute la journée ? Cette pauvre demoiselle se fera dévorer toute crue.
Je ris à cette idée. La pauvre Lydia ne sait pas à quoi s'attendre avec nos parents. J'en viendrais presque à lui souhaiter de ne pas épouser John. La belle-famille est au moins autant un fardeau que la famille, et avec nous Lydia ne sera guère gâtée. Cette discussion m'évoque la délicate question des relations de Xyrus. Je fais part à ma sœur de la gentillesse du frère cadet, de l'indifférence de la tante et de l'étrange attitude de la propre mère de Xyrus qui ne m'aime guère alors qu'elle ne m'a même jamais rencontré.
— Une fois n'est pas coutume, il semblerait que je sois de trop haute naissance pour lui plaire.
Mère nous répète bien assez souvent que nous ne sommes issues d'une petite noblesse sans grande fortune et qu'il est de bon ton de chercher à s'élever dans la société sans toutefois avoir de trop hautes espérances. Courtney et son baron en étaient l'illustration parfaite, nous ne pouvions guère espérer mieux. Xyrus, avec son titre ducal, n'était jamais apparu même dans les rêves les plus fous de notre mère. Delina rit à cette évocation, le sujet du mariage est une telle polémique à la maison. Il représente parfaitement les clivages générationnels de notre famille et plus généralement de notre société. Nous discutons longuement à ce sujet, entrecoupées par des remarques à propos du positionnement de tel ou tel objet hideux. Nous refaisons le monde sans chercher à le changer pour autant. Nous avons tant eu cette discussion qu'elle n'est plus qu'un marronnier dont le but est de briser le silence. Nous en avons déjà extrait toutes les solutions possibles et aucune n'est idéale.
Mère nous coupe et annonce qu'il est temps que quitter notre maison, définitivement. Nous la rejoignons dans l'entrée où les politesses de circonstances pleuvent. Mère salue les employés avec chaleur, ils conservent leur travail et ne viennent pas avec nous. Quelques que puissent être leurs sentiments pour notre famille ils placent la leur en priorité et nous ne pouvons leur en tenir rigueur, c'est une période dure pour l'emploi, ils font le choix de la raison. Et puis qui sait ? Le cousin Evans sera peut-être moins tyrannique que mère.
Nous nous mêlons à cette effusion de larmes et de sympathie puis, derniers paquets en main, nous gagnons la voiture. Delina se retourne pour immortaliser la maison dans sa mémoire et sur celle de son smartphone, mère part sans un regard en arrière. La tête droite, sans un sanglot, elle marche d'un pas assuré et ignore royalement la voisine venue la saluer et lui offrir son soutien en cette période difficile. Je me charge d'atténuer l'affront que lui fait mère en acceptant avec plaisir sa prochaine invitation à dîner. Père et mère seront également de la partie, je l'en assure non sans lui glisser qu'ils seront tout de même très occupés, de lointains cousins les pressent de venir leur rendre visite.
— Je gage qu'ils voient dans cette infortune la possibilité de concrétiser un ancien désir : le rapprochement de notre famille.
C'est passablement faux, mère a bien deux cousins dans l'est qui se font un plaisir de l'accueillir chez eux, mais ponctuellement. J'abandonne notre chère voisine et monte dans la voiture. Delina est au volant, elle adore conduire. Elle nous mène chez grand-mère où elle dépose mère. Le plan initial était de fuir juste après mais grand-mère nous attendait sur le perron, ainsi que mère-grand. C'est un guet-apens. Nous voici leurs obligées. Un thé garni nous attend, avec lui tous les états d'âmes de nos ancêtres. Mère est la plus à plaindre, elle va subir cela pendant toute la durée de son séjour ici.
L'eau est frémissante, les gâteaux bien cuits, la compagnie est presque charmante. Si la situation n'était pas si noire cela aurait pu être un bon après-midi. A l'étonnement général, mère-grand ne formule aucun propos répréhensible à l'encontre de père, Dieu sait pourtant qu'elle a la critique facile. Non, elle se contente de nous faire l'éloge du château ducal auquel elle ajoute un rappel des us et coutumes de la haute noblesse. Elle compte sur nous pour faire honneur à notre famille et nous comporter de la plus délicate des manières. Delina plaisante en m'imaginant briser un vase par mégarde ce qui provoque le courroux de nos aînées, une telle maladresse serait inexcusable. Pour toute réponse Delina rappelle que nous retournons bientôt en cours et que nous ne serons finalement que peu au château. Cela n'est pas sans provoquer une gêne chez mère qui glisse alors que le sujet est à discuter, j'aurais soi-disant mieux à faire qu'étudier et avoir mon diplôme, quant à Delina, elle devrait faire l'impasse sur ses études pendant mes fiançailles, je ne peux apparemment pas rester seule.
Se lève un vent de protestation. Unanimes, Delina et moi nous dressons contre ce monstre de traditions qui entend régir un peu plus nos vies. Hors de question, pour elle comme pour moi, d'abandonner ce qui fera notre indépendance. Peu importe les objections soulevées nous tenons bon. Que ces dames se confortent dans cet ancien monde, nous gagnerons le nôtre. J'en profite pour annoncer un départ vers Londres, je ne sais ni quand, ni pourquoi, mais nous irons.
— Après tout la bonne société anglaise se retrouve à Londres durant l'hiver non ?
— Certes mon enfant, rétorque mère-grand, mais avec le scandale qui nous frappe il serait plus judicieux de faire profil bas.
— D'un autre côté, déclare mère fâchée d'entendre à nouveau parler de cette terrible affaire, Ellya y aurait sa place auprès de son fiancé, si Londres voit le duc célibataire durant tout l'hiver qui sait si une âme malicieuse ne tentera de voiler son cœur.
En d'autres termes mère a peur qu'une pouf de Londres le séduise. Si l'homme n'a qu'une parole il ne m'a pas encore juré fidélité. Grand-mère appelle au calme, l'heure n'est point aux conjectures et encore moins à la discorde. Notre famille se doit de rester soudée.
— Ma chère Ellya, commence-t-elle, tu n'ignores rien de notre malheur et je mesure ton intelligence. J'aime à croire que tu ne vois dans ces réserves que les peurs de femmes qui ne souhaitent que ton bonheur. Or, si Londres, notre si belle et si moderne capitale, peut se targuer d'être tolérante et novatrice, elle se montre également impitoyable envers ceux qui représentent son histoire, son passé, ses traditions. Nous en sommes les garants et cela implique des responsabilités et des contraintes difficiles à comprendre pour les jeunes comme vous qui vivez surconnectés. Vous avez le monde dans vos téléphones, vos ordinateurs, la télé vous montre des exemples de jeunes qui font n'importe quoi pour un peu de gloire et à qui la société pardonne car ils sont partis de rien, mais vous, vous êtes nées dans une lignée connue, soigneusement préservée de l'oubli par ses membres. Peu de gens connaissent notre nom mais votre statut est à lui seul un gage de respectabilité et de confiance. Si vous détruisez cela toute la famille en sera affectée. C'est un bien lourd fardeau que nous portons tous sur les épaules et qui nous échoit dès notre naissance. Acceptez-en les inconvénients et tirez parti de ses avantages, car il y en a. Alors soyez-en dignes.
Grand-mère est tellement persuasive que l'ai presque envie de me laisser convaincre. Un bref regard à Delina suffit pour comprendre qu'elle doute elle aussi. Il serait si simple de se laisser bercer par leurs conseils et de mener la vie qu'elles aimeraient choisir pour nous. Je secoue la tête, nous n'avons plus six ans.
— Merci pour votre accueil, dis-je en me levant, mais nous devons vous quitter, le château attend notre venue. J'ai promis à Xyrus de l'avertir dès que j'aurai pris mes quartiers. Il tient à vérifier que tout est pour le mieux.
Fuyons, vite, avant qu'elles ne nous fassent entrer dans les ordres.
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