Gauthier l'Albigeois
– Ah ! Quelle aventure avez-vous vécue dites-moi, s'exclama Gauthier choqué par le récit qu'il venait d'entendre. Lapidés ! J'ignorais complètement ce que l'on vous faisait subir à Béziers pendant la Semaine Sainte. Chez moi à Toulouse, les Juifs étaient souffletés mais maintenant moyennant un impôt ce n'est plus le cas.
– Votre cas n'est guère plus enviable, vous les Albigeois, rétorqua Joseph. D'ailleurs que faites-vous sur les routes ?
Gauthier, homme d'une cinquantaine d'années, bedonnant et les tempes grises, lui raconta les luttes politiques entre le royaume d'Aragon, le Pape, le roi de France contre le comte de Toulouse. Tous lorgnaient sur le Midi avec envie et désir de le soumettre. Le comte Raymond avait dû se plier en façade aux exigences mais tous les décrets n'étaient pas respectés. Et puis Simon de Montfort et les troupes du Nord étaient arrivés dans la région. La croisade avait été lancée.
– Mais je croyais le comte Raymond déchu, observa Joseph.
– Le comte n'a pas dit son dernier mot. Il a encore de solides appuis dans la région. Personne n'en veut du Simon ici. Ils ont crié à l'hérésie et nous ont traqués ! Elle a bon dos l'hérésie.
Tout en conversant les deux hommes continuaient leur route. Vivre à Toulouse n'était plus possible, les troupes de Montfort se rapprochaient trop. Chacun d'entre eux avait fait le choix de fuir la capitale occitane. Gauthier était apothicaire, Joseph était médecin. Leurs professions les avaient fait se rencontrer. Ils n'avaient pas la même vision des choses ni la même religion mais marchaient ensemble sur le même chemin. Celui-ci était long et poussiéreux. Les cailloux roulaient sous leurs pieds.
Ce voyage forcé était aussi l'occasion de rencontrer l'Autre avec toutes ses différences. En parlant, ils tombèrent d'accord sur les abus de l'Église et le message de paix et d'amour de leur deux religions.
Quand l'un fatiguait, l'autre l'encourageait. La chaleur écrasante de l'été les forçait à s'arrêter les après-midis pour se reposer à l'ombre des arbres. Au fur et à mesure de leur cheminement, les champs de céréales laissaient place aux vignes de Carcassonne. Le cours de l'Aude leur servait de guide et ses rives leur permettaient de se nourrir à l'ombre des arbres voisins. Quelques jours plus tard, les embruns marins leur chatouillèrent les narines. Narbonne la belle apparut.
A mesure qu'ils s'approchaient des portes de la ville, ils voyaient certains manants avec une rouelle à la tunique.
– Qu'est-ce que c'est que cette rouelle ?
Joseph expliqua :
– C'est le signe distinctif des Juifs. Ils sont obligés de la porter sauf contre monnaie sonnante et trébuchante.
Quelques mois après, chacun des deux compères avaient recommencé leur métier dans leur nouvelle ville. Ils s'étaient perdus de vue, tout occupés à reconstruire leur vie. Au départ les habitants étaient méfiants envers les étrangers qui venaient de s'installer. Néanmoins, les connaissances médicales de Joseph avaient permis de soigner le quartier lors de la dernière épidémie ce qui lui valut le respect de ses voisins.
Un héraut frappa sur son tambour près de l'église du quartier. Les habitants se dirigèrent vers la place pour entendre les nouvelles. Il annonça la mort de Simon de Montfort tué par une pierrière au siège de Toulouse. Ce fut lors de cette annonce que Joseph et Gauthier se revirent fortuitement pour la première fois après de longs mois. Gauthier accueillit la nouvelle de la disparition de Montfort avec satisfaction. Cependant, il se contint afin de ne pas s'attirer les foudres des partisans du roi. Tout heureux de se retrouver, et voyant là une occasion à fêter ils se rendirent chez Gauthier pour discuter à l'abri des oreilles indiscrètes de la foule. Ils échangèrent des nouvelles plutôt encourageantes et firent bonne chère. La tolérance dans la ville était réelle et le négoce était prospère pour les affaires de Gauthier qui se fournissait en plantes médicales issues des traditions des Maures.
Soudain, un coup puissant retentit à la porte de la boutique de l'apothicaire. Un homme affolé expliqua :
– Mon maître est malade ! J'ai vu de la lumière. J'ai besoin de remèdes.
– Qu'a-t-il ton maître ?
– De violentes crampes au ventre.
Joseph proposa d'accompagner Gauthier pour examiner le malade et permette à son compagnon d'administrer le bon remède. Les voilà donc partis à la brune suivant ce serviteur à la lanterne qui les guidaient à travers les ruelles en terre battue. Ils arrivèrent dans une maison d'un notable de la ville sans connaître son identité. Un enfant d'environ trois ans était avec une nourrice en pleurs et un prédicateur qui confiait la guérison et l'âme du petit patient à Dieu. L'enfant parlait avec difficulté et se tordait de douleur. Joseph l'examina attentivement et blêmit.
– Le feu de St Antoine, diagnostica-t-il, pessimiste sur l'état du petit garçon.
– Il a été vu par un autre médecin et celui-ci lui a prescrit une saignée mais son état a empiré.
– Plus de saignée ! – il se tourna vers Gauthier – Avez-vous ce qu'il faut dans votre officine contre la fièvre et la digestion ?
– Ecorce de saule et mélisse pour la fièvre, armoise pour les problèmes digestifs. J'ai appris que des religieux utilisent des onguents d'herbes contre ce mal...
– Qu'allez-vos faire à ce petit ? interrompit la nourrice. Mon maître vous condamnera si l'enfant meurt.
– Il faut essayer sinon il n'y a plus d'espoir, affirma Gauthier puis se tournant vers Joseph, Joseph faites-moi confiance. Les résultats sont bons.
– C'est un traitement d'Infidèles ! s'écria le prédicateur de la famille de l'enfant en faisant un signe de croix. Je refuse !
– Son état est désespéré, essayait de convaincre Joseph.
– Dieu le protègera !
– Certes, concéda Joseph ne voulant pas s'attirer les foudres du religieux, mais si vous êtes venu nous chercher c'est pour faire quelque chose. Nous devons tout tenter.
– L'ortie et la moutarde vont activer le sang et la rose et la violette vont calmer le mal, expliqua Gauthier. Par chance, j'en ai dans mon échoppe.
– Donnez lui du froment, de la viande pour qu'il se remette et des bouillons, prescrivit le docteur à la nourrice.
Gauthier fila rapidement dans sa boutique, collecta les plantes dont il avait besoin et prépara les onguents nécessaires. Revenu, l'apothicaire administra la décoction de mélisse et de saule. Puis il appliqua les onguents sur le corps de son patient. Le sang de l'enfant se calmait.
Quelques jours après ces soins, l'état de l'enfant s'améliora. Gauthier et Joseph venus ensemble visiter le petit patient eurent la surprise de voir dans la pièce chauffée un homme de dos, habillé richement qui tenait la main du garçonnet. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils reconnurent le vicomte de Narbonne. Ce dernier était le père de l'enfant : ils avaient sauvé sans le savoir l'héritier du vicomté. La récompense fut à la hauteur et les deux bourses qu'on leur offrait étaient pleines. Le vicomte n'avait aucun intérêt à ce que la nouvelle de son fils mourant ne soit répandue car cela aurait fragilisé son pouvoir. Voilà pourquoi l'enfant avait été amené ici dans le plus grand secret et que son identité avait été tue.
La nouvelle de la guérison miraculeuse du feu de St Antoine fit le tour de la ville. La réputation de Joseph et Gauthier se répandit. Les deux compères décidèrent de s'associer. Les notables jusque là frileux de se confier aux « bons » soins de ces étrangers n'hésitaient plus à les consulter. Narbonne étant une ville commerciale importante, Gauthier se réjouissait de la facilité d'approvisionnement de nouvelles herbes, racines et poudres médicinales. C'est ce qui avait permis la guérison de l'héritier.
L'affaire arriva aux oreilles de l'Archevêque, autre puissance de la ville. Le prédicateur lui avait raconté les traitements hérétiques administrés, tout secoué encore de l'offense à la chrétienté. L'Archevêque n'en fit pas cas. Il avait tellement d'opposants qu'il se dit qu'avoir de bons médecins auprès de lui ne serait pas vain surtout en cas de tentative d'empoisonnement.
Quelle ironie de l'Histoire ! Par les hasards de la vie, Gauthier et Joseph s'étaient rencontrés et avaient appris à découvrir l'Autre dans une démarche de tolérance et d'acceptation religieuse sur un long chemin entre Toulouse et Narbonne.
Joseph le Juif et Gauthier l'Albigeois, tous deux jugés hérétiques et infidèles par la Sainte Eglise, traqués par la croisade et les brimades devinrent les protégés d'Arnaud Amaury, cistercien, fervent support de la croisade et accessoirement archevêque de Narbonne.
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