Écrit par Potato_0607 ❤️

PDV Ellerina

"Désolé, me répète le garçon infecté pour la centième fois, le regard coupable et la posture épuisée, avachi dans un sofa.

-- Ce n'est pas grave, lâché-je pour la centième fois également. Arrêtez de vous excuser.

-- Oui, mais quand même, marmonne-t-il dans sa barbe, faisant voyager son regard sur ses amis réunis dans ce grand salon, focalisés sur lui."

Ils l'observent d'ailleurs comme s'ils craignaient qu'il leur saute à la gorge, ou explose sur place. Je pense comprendre pourquoi, au vu de ce dont je l'ai sorti, mais je n'ai aucun contexte, présentement. Je ne sais pas ce qu'ils ont bien pu ressentir, voir ou vivre à cause de ce garçon.

Je soupire, n'ayant pas tant envie que ça de dévoiler à cette bande d'enfants ce qui a rythmé ma vie depuis ma naissance, il y a quelques millénaires.

"Sophie, tu m'as appelé, lance soudain une voix bourrue en entrant dans le salon, suivie de la troupe des conseillers au complet -- je les ai vus il y a quelques heures, et voilà qu'on se recroise. Oh, bonjour Elerinna."

Je hoche la tête poliment devant ce vieux boursouflé, qui a visiblement voulu se faire passer pour un humain. Je perçois que les conseillers n'apprécient pas vraiment ce déguisement, mais ce ne sont pas mes oignons.

" Oui, confirme ladite Sophie en se raclant la gorge. Nous pensons avoir compris de quoi souffre Keefe depuis que nous sommes ici, et qui l'a rendu si... désagréable.

-- Le mot est faible, conteste l'infecté.

-- Et de quoi est-ce donc ? La relance le viel homme boursouflé quand il constate que tous laissent planer un silence lourd de sens.

-- Elerinna pourra nous l'expliquer, murmure la jeune fille en tournant son regard vers moi ; je comprends que c'est mon tour de parler."

Je me sens mal à l'aise ainsi assise devant ces Conseillers, je décide donc de me lever.

" Son changement de comportement est tout simplement du à la soumission de son esprit à la même chose pour laquelle vous m'avez condamnée, leur adressé-je avant de me tourner vers les plus jeunes. Pour que vous compreniez ce qui est arrivé à votre ami, vous devez d'abord savoir qui je suis, et pourquoi j'ai été enfermée. Je sais que le jour touche à sa fin, mais je vous demanderai de m'écouter jusqu'au bout, s'il vous plaît, dis-je plus bas, les yeux plongés dans ceux, bleu-vert, de l'un des jeunes, qui acquiesce."

Je vois leurs yeux être attirés par les miens. Autant commencer par là et crever l'abcès tout de suite.

" Vous l'avez peut-être appris en histoire elfique, mais notre espèce n'a pas toujours été telle qu'elle l'est aujourd'hui. Des tribus nomades, notamment, faisaient partie de la grande famille des elfes, trop proches pour en appartenir à une autre, mais en même temps assez différents pour qu'on puisse en douter aujourd'hui. Les caractéristiques de ces tribus étaient d'avoir des yeux de couleurs variées, comme violet, argenté, doré, orange, ou encore rose, et d'être très violents, compétitifs, rapides, et agiles pour la chasse. Aujourd'hui, vous pourriez les comparer avec des elfes au mental humain, tout de même plus développé, avec la musculature et la cruauté des ogres."

Je reprends mon souffle, peu habituée à parler depuis mon isolement.

" Les talents de ces elfes étaient alors bien souvent centrés sur la destruction et la violence, et l'un d'eux, le mien et maintenant celui de votre ami, était le talent Berserk. Un talent dont je vous reparlerai plus tard, si vous le souhaitez. Aujourd'hui, il n'existe plus qu'en nous deux, pour la bonne raison que ces elfes des tribus sauvages avaient une durée de vie courte, que moi je suis issue d'un croisement qui m'a donné votre longévité, et que votre ami a subi une transformation lors de la grossesse de sa mère. "

L'infecté se lève d'un coup.

" Alors ce qu'elle a bu- Ça servait à ça ? Me transformer en monstre ? "

Je ne m'attarde pas sur le terme de monstre.

" Elle voulait vous attribuer les caractéristiques de ces elfes, Keefe. Les tribus sauvages étaient violentes, brutales, assoiffées de combats, n'acceptaient jamais la défaite, et le plus important, n'avaient pas le poids de la culpabilité telle que vous l'avez aujourd'hui. Tous ces points sont exactement ceux dont elle avait besoin pour avoir à son commandement un fils capable de renverser le Conseil pour recréer un monde nouveau, sans s'y perdre mentalement au passage, et capable de posséder une puissance égale à celle des plus puissantes des créatures. Elle voulait que vous soyez son arme. "

Tous les elfes dans la pièce frissonnent. Ah, les elfes modernes. Je n'ai rien contre eux, mais ma propre absence de culpabilité me fait les trouver un peu faibles sur les bords.

" Mais rassurez-vous, apaisé-je quand même un minimum, votre nature profonde n'a accepté que le talent, et pas son attirail subliminal. Vous avez gagné ce qui fait la force des Berserk, mais votre conscience est bien trop moderne pour se passer de sa culpabilité.

-- Donc je suis à moitié raté ? Éclaircit le garçon.

-- Par rapport à ce que votre mère avait prévu à la base ? Oui."

Il accusa difficilement le coup, et l'une des filles lui mit une main sur l'épaule.

"Mais ni elle ni votre propre organisation n'avaient de passif particulier dans la manipulation génétique, si je puis me permettre. Sophie a l'air d'être une expérience assez concluante, mais Keefe n'a pas cette chance, c'est tout. Les deux ont été conçus dans le même but : changer la face du monde.

-- Ne traitez pas Sophie d'expérience s'il vous plaît, me rabroue le vieux.

-- Appelons un chat un chat."

Il se renfrogne mais ne commente pas.

" Mais dans tout ça, demande l'un des garçons, d'où vient la prophétie ?

-- C'est moi qui l'ai perçue comme un futur alternatif très proche, dis-je simplement.

-- Mais est-ce qu'elle s'est réalisée finalement ?

-- Oui. Une guerre s'est déclarée entre les deux camps qui s'opposent depuis des siècles, l'affrontement a eu lieu dans la soirée, et un mort en ressort.

-- Un mort ? S'intéresse l'un des Conseillers, qui s'étaient tus jusque là.

-- C'est ma mère, articule le garçon infecté. Elle s'est interposée quand j'étais... quand je n'étais plus moi-même. Et je l'ai tuée. "

Ses amis commencèrent aussitôt un laïus sur la culpabilité, pour ne pas qu'il se laisse briser ou que sais-je, en voyant son air abattu. Je pressens que je vais devoir lui parler plus en détail de notre talent très bientôt.

" Mais, pourquoi vous avez été enfermée ? S'intéresse brusquement Sophie, les yeux alternant entre son ami et le Conseil."

Elle craint que son ami ne soit condamné.

"Parce que mon métissage entre elfe moderne et sauvage m'a conféré un pouvoir immense, dont je me suis servie à ma guise pour obtenir tout ce que je voulais, avoué-je tranquillement. J'ai été libérée il y a une petite dizaine d'années par Lady Gisela pour que je puisse l'aider à mettre au point de quoi transformer son fils dans l'œuf, puis les Conseillers ont estimé quand j'ai paru devant eux toute la semaine que quatorze siècles d'isolement était assez cher payé pour moi."

J'aperçois Sophie faire les yeux ronds devant ce chiffre, mais j'ai soigneusement compté les secondes pendant mon emprisonnement, et je suis sûre de moi.

" Alors Keefe va aller en prison, lui aussi ? S'inquiète l'une des filles à voix haute, jetant un œil aux Conseillers.

-- Pour l'instant, oui. Sauf si notre invitée nous donne une raison de ne pas le faire, s'exprime Emery pour tous."

Toute la pièce se retourne alors vers moi, en attente d'une solution miracle. Je n'ai qu'une chose à dire pour tenter de le défendre.

" Ce qui a rendu votre ami dangereux est le manque de maîtrise pour ce talent qui vient de se déclarer chez lui. Quiconque ne connaît pas les possibilités et les risques de son propre talent ne peut pas espérer le contrôler, argué-je devant une troupe de Conseillers perplexes. C'est un talent issu des anciens elfes, alors il va sans dire qu'il est naturellement dangereux.

-- En quoi consiste-t-il, exactement ?"

Je ne sais pas qui a parlé, mais je m'en fiche.

" C'est un talent... Compliqué à expliquer. Pour celui qui le détient, un alter ego négatif naît progressivement dans son cœur, et sa tâche est de le dresser tout au long de sa vie, pour qu'il puisse lui obéir et lui fournir du pouvoir, puisque le principal atout de cet alter ego est de détenir une puissance phénoménale, emmagasinée par le détenteur et décuplée par l'alter ego, qui s'en rend gardien. Le défaut de cet alter ego, c'est qu'il ne sera jamais complètement soumis, et ne sera au grand jamais notre ami. Il est puissant, et peut nous contrôler si on baisse trop notre garde. Ce qui est arrivé à votre ami. L'alter ego n'est pas seulement malsain, il représente bien souvent tout l'inverse de ce que nous sommes. Mais par-dessus le fait qu'il est fondamentalement mauvais, il ne faut pas oublier que c'est une partie de nous-même. Il peut être triste, tout comme nous, il faut simplement apprendre à le dresser et à en faire un atout avant qu'il ne détruise tout et tout le monde, y compris nous-même. "

Je parle directement les yeux fichés dans ceux de Keefe, qui m'écoute attentivement.

" Pour l'heure, j'ai assez épuisé ton alter ego pour qu'il te laisse tranquille, lui adressé-je d'un air maternel. Mais il se nourrira de ton ressentiment et de tes angoisses. Tu ferais mieux d'apprendre à le contrôler rapidement, il est aussi sauvage que si tu le portais en toi depuis ta naissance.

-- Et ce n'est pas une bonne chose ?

-- Ta mère a un peu abusé en te remplissant de magsidienne à Loamnore, elle a déclenché la conscience de l'alter ego bien trop tôt, avant même que tu aies le talent, et lui a conféré toute la puissance qu'elle désirait, en pensant que la surcharge le déclencherait. C'est raté, et tu te retrouves maintenant avec cet immense pouvoir à canaliser.

-- Vous pourriez donc lui donner des leçons, lorsqu'il sera emprisonné ? Demande Emery, l'œil malin.

-- Je viens de vous dire qu'il n'était pas responsable de son action. Il n'a rien à faire en prison.

-- Alors pourquoi vous-même avez été enfermée ?

-- Parce que j'agissais à dessein, en parfait accord avec mon alter ego. Lui n'a aucune maîtrise et ne comprenait pas ce qui lui arrivait jusqu'à il y a dix minutes. Nos situations ne sont pas comparables.

-- Je ne pense tout de même pas qu'il puisse regagner Foxfire de sitôt, s'en mêle une Conseillère bien trop coquette et sûre d'elle. Vous l'avez dit vous-même : il est dangereux. Sa place est donc toute trouvée.

-- Il y a bien des lieux sur Terre qui ne soient ni Foxfire, ni une prison, contré-je, agacée par l'obstination de cette pimbêche. Je pourrais l'entraîner ici, ou ailleurs.

-- Pour l'heure, nous l'emmenons, déclare Emery en se levant, les autres le suivant comme d'un seul homme. Il sera placé en détention et mis sous interrogatoire jusqu'à ce que nous ayons décidé d'une sentence pour le meurtre de Lady Gisela. Libre à vous de venir plaider sa cause."

Je resserre ma mâchoire devant tant d'impertinence. Ce gringalet n'était même pas né que je soulevais des montagnes pour les offrir à des peuples entiers.

" Nous viendrons, déclare Sophie en se levant elle aussi, suivie de ses amis. Nous l'avons côtoyé toute la semaine, nous avons des choses à dire.

-- L'audience sera ouverte mercredi, vous recevrez un parchemin pour l'horaire, déclara un Conseiller quelconque. À l'issue de celle-ci, si monsieur Sencen n'a pas la majorité, il sera expédié à Exil."

Un frisson collectif parcourt la pièce. Keefe se lève et rejoint les Conseillers en traînant des pieds. Ils sautent, et je ne manque pas d'intercepter le regard énamouré que s'envoient Sophie et Keefe juste avant qu'il ne disparaisse.

" Eh bien, quelle soirée, soupire le père de Sophie en entrant dans le salon. J'ai tout entendu, confirme-t-il devant le sursaut des adolescents. Nous en parlerons demain. Pour l'heure, tous au lit ! Vous rentrerez chez vous demain matin, puisque la menace est passée."

Les jeunes se dirigent sombrement vers leurs chambres, tandis que Grady me montre la mienne, apparemment celle dans laquelle Keefe a dormi ces derniers jours.

Quand j'entre, je me dépêche d'aller ouvrir les fenêtres, tant l'ombre de l'endroit est épaisse. Ça m'étonne que Tam ne l'ait pas perçue, lui qui a les sens aiguisés. Mais après tout, l'alter ego a une ombre particulière, différente de celle des ténébreux. Je soupire en respirant l'air frais du dehors, mes yeux se perdant dans les pâturages sombres du domaine.

M'est avis que ce Keefe n'a rien à faire à Exil. Une victime ne peut décemment pas être condamnée...

Il ne reste qu'à en convaincre les Conseillers.