18.Keefe
Écrit par Potato_0607 ❤️
PDV KEEFE
"Va plus vite, ou le gorgodon va te croquer ! M'amusé-je à lancer à Taminou, en train de nettoyer la cage d'un monstre que nous adorons tous."
Le ténébreux me regarde avec des yeux blasés derrière sa frange argentée, avant de se rendre compte que j'ai raison -- croiser le regard jaune luisant d'un rapace prêt à lui sauter dessus est un facteur assez indicatif -- et d'accélérer le mouvement.
Aujourd'hui, on était censés avoir un cours d'enseignement de capacités avec Lady Cadence, mais elle a invoqué une raison de paix en péril avec les ogres pour ne pas venir -- à mes yeux elle a surtout senti la sale ambiance d'Havenfield depuis Ravagog et a avec raison estimé que ce n'était pas la peine d'y passer --, ce qui fait qu'on aide Grady et Edaline à gérer leur domaine depuis ce matin et ce jusqu'à ce soir.
Une partie du groupe a été attribuée aux bêtes, soit moi, Taminou, Dex et le Fitzou magique, et l'autre au jardin, soit les autres, donc les filles. Si vous vous demandez si elles ont choisi de toutes se mettre ensemble pour éviter les bébêtes dont il faut nettoyer le crottin, la réponse est oui. Par contre, ce qui est amusant, c'est que Grady est avec elles, et Édaline avec nous, et je ne pensais pas le dire un jour, mais Édaline est l'une des personnes les plus intrépides que j'aie jamais rencontrées. Du rodéo sur un T-rex au coupage de griffes du gorgodon, elle m'épate complètement.
Tu m'étonnes que ce soit la mère adoptive de Sophie. On n'aurait pas pu trouver mieux.
Et aussitôt que j'ai pensé ça, les insultes que mon cerveau réserve d'habitude à Sophie s'adressent maintenant à Édaline, et je vois tellement de défauts sur elle que je n'ose même plus la regarder, et je rebaisse les yeux sur mon activité pour éviter son regard.
Ça fait quatre jours que nous sommes enfermés, et je dois dire que du côté de mon caractère, tout se dégrade. J'ai de plus en plus de mal à me contrôler devant Foster, et mon incapacité à lui parler poliment -- et lui parler tout court, d'ailleurs -- crée des disputes un peu partout dans la maison, que ce soit entre les filles ou tout le monde avec moi. Je n'arrive plus à être drôle pour les autres, ni avec moi-même, et mon humeur devient progressivement mauvaise 24/24. J'ai l'impression de devenir quelqu'un d'autre, et ça me terrifie. Je continue d'en parler à Fitz, et il éloigne Foster de moi toujours très élégamment avant que je n'implose, mais ce n'est pas toujours possible hélas, et je me déteste toujours quand je dois faire une tâche avec elle et qu'au final un silence pesant s'installe entre nous, parce que je ne peux pas lui parler et qu'elle a trop d'appréhension par rapport à ce silence prolongé pour m'adresser la parole. Et cette menace de guerre qui sera déclenchée par nous deux plane toujours sur ce silence, évidemment.
En un mot c'est la merde.
Mais je continue ce que je fais, à savoir décrasser une pelletée de brosses couvertes de plumes vert fluo, et je soupire en souriant pour moi-même, me disant que pour une fois ces derniers temps, je fais quelque chose correctement.
"Bon, je crois qu'on a fini par ici, déclare soudain Édaline en arrivant à côté de moi. Oh, tu t'es bien débrouillé avec les brosses, ça faisait longtemps que je ne les avais pas vues aussi propres !"
Je lui souris du mieux que je peux, essayant vainement d'ignorer la voix dans ma tête qui la critique de toutes parts, et qui va même jusqu'à évoquer Jolie.
" On- on va rejoindre les autres, alors ? Bégayé-je, empêchant du mieux que je peux les mots de la voix de percer mes lèvres."
Et pour m'assurer que rien ne sorte, je me mords fermement les lèvres de l'intérieur. Ça doit me donner une tête bizarre, mais l'honneur est sauf.
" Pas encore, on aide Fitz et Dex à installer la nouvelle clôture et on y va, me sourit Édaline en partant vers eux. Tu viens ?"
Je m'apprête à dire que je veux ranger les brosses que j'ai nettoyées, histoire de gagner du temps, mais elle claque des doigts et tout disparaît. Zut alors.
Au loin, on voit Fitz se battre avec une partie de la barrière, ayant à peine fait un tiers du travail, et Dex arriver vers lui par l'autre côté à toute vitesse, assemblant les piliers de bois comme des pièces de puzzle pour un enfant de trois ans.
Fitz aura beau dire, il n'est pas doué partout, et surtout pas en construction, raillé-je en moi-même, traînant le pas pour les rejoindre.
"Mais tu m'as dit que tu fais comment, déjà ? Entend-je Fitz crier pour ne pas trop perdre la face et y arriver un minimum, mais je vois d'ici qu'il a tout assemblé à l'envers, et que c'est pour ça qu'il n'arrive pas à avancer.
-- Ce n'est qu'une bête clôture pour des vaches, fais un effort, le taquine Dex, qui arrive vers lui avec tout le reste de la clôture construite derrière lui. La pièce que tu as dans la main, là, tu la tiens à l'envers ! "
Fitz regarde ses mains.
" Celle-là ?"
Et il retourne la seule pièce qu'il tenait à l'endroit.
" Non, laisse, je vais finir. "
J'arrive quasiment à leur niveau, et je vois Fitz faire une drôle de tête. Oui poto, tu viens de te faire virer parce que tu es incompétent.
"Je peux le remplaceeeeeer ? Lancé-je, ironique.
-- Ah non, tu ferais exprès de tout me démonter ! Rétorque Dex, et je souris intérieurement parce qu'il n'a pas tort, d'autant plus que j'y prendrais beaucoup de plaisir."
Mais la voix manque d'autodérision et se met tout de suite à le regarder de travers, alors je parle plus fort qu'elle pour ne pas entendre ce qu'elle me dit.
" Allons rejoindre les filles ! J'ai hâte de les voir avec de la terre dans les cheveux ! "
Et je tourne tout de suite les talons, hurlant en moi-même pour ne plus entendre cette foutue voix qui me pointe leurs défauts du doigt et les dévalorise. Je sens que j'en aurai rapidement assez, de cette voix.
PDV BIANA
" Tu es sûr que tu n'as pas besoin d'aide, Grady ?"
Je regarde Lihn à côté de moi, elle aussi un peu dépassée par la situation. Comme nous avions terminé notre travail un peu tôt, on s'était toutes les cinq décidées à venir le voir et lui proposer notre aide -- Sophie a des idées noires en ce moment, alors la distraire ne pourra avoir que des effets positifs -- mais quelle ne fut pas notre surprise de le voir faire du catch avec une plante grimpante venimeuse dont on nous a parlé en cours mais dont je n'ai rien écouté.
"JE VOUS ASSURE QUE ÇA VA ! Hurle-t-il en se faisant plaquer au sol une nouvelle fois, les épines de la plante essayant de l'égorger. IL NE FAUT SURTOUT PAS L'ABIMER, NE LA FRAPPEZ PAS !"
La plante rugit aussi fort que Verdi, et je vois Maruca pâlir. Elle s'est bien retenue depuis ce matin, mais je sais qu'elle a toujours eu horreur des plantes, surtout celles qui sont vivantes. Je fais un rapide inventaire des talents qu'on pourrait utiliser pour libérer Grady de la bête, mais je ne vois pas trop comment on pourrait la faire le lâcher sans la frapper ou lui couper quelques feuilles.
"Je peux utiliser mon instillation ? Demande Sophie au bout d'une minute à contempler le spectacle.
-- Surtout pas ! Elle a un système nerveux extrêmement fragile !"
Sophie retourne vers nous en haussant les épaules, et on se regarde toutes de concert. Bon, on ne pourra pas dire qu'on n'aura pas essayé.
" Oh trop bien ! Vous avez joué toute la matinée ? Entend-on soudain, alors que les pas qu'on entend arriver se mettent à courir. Je veux me battre contre la plante aussi !
-- Keefe, attend, crie Édaline derrière lui sans qu'il ne s'arrête, un éclair malicieux dans les yeux. "
Ce n'est qu'en voyant Sophie devant lui qu'il obéit et revient sur ses pas, d'un coup beaucoup moins joyeux, et je fronce les sourcils.
J'ai remarqué, ou plutôt, la maison entière a remarqué, que ce qu'on pensait voir naître entre Sophie et Keefe s'est brutalement arrêté à partir du moment où on a été contraints de venir s'installer ici. Sophie m'a assuré qu'ils ne s'étaient pas disputés, et qu'au premier soir leur amitié était encore au plutôt beau fixe, mais que dire de maintenant ? Ils ne se parlent plus, Keefe a l'air de l'éviter comme la peste, et il change de visage à chaque fois qu'ils se retrouvent en face à face, comme s'il était le plus ennuyé du monde de la voir.
D'ailleurs, j'ai cru remarquer qu'à chaque fois que Keefe devient froid, Fitz est là pour couvrir ses arrières et entraîner Sophie ailleurs. C'est bizarre, et moi et Lihn avons décidé d'aller l'interroger bientôt, pour savoir ce qu'il se passe avec Keefe ; après tout, Sophie n'arrête pas de se poser des questions sur elle-même à cause de ça, et c'est inacceptable.
"C'est une Venimodisias, et celle-ci est la dernière représentante adulte de son espèce, on en attend des petits plants, explique Édaline, les garçons arrivant à notre niveau pour regarder Grady voler dans tous les sens. Elle produit une toxine si acide qu'elle pourrait dissoudre de l'obsidienne, et un circuit émotionnel très complexe.
-- Je vois ce que tu veux dire par complexe, acquiesce Dex en regardant Grady se faire malmener en l'air."
Franchement, cette remarque me fait sourire, mais je le retire quand Tam attarde son regard sur moi.
"Elle a dû sentir des émotions négatives autour de toi, et elle craint maintenant pour ses petits, devine Edaline en parlant à son mari, en pleine session de voltige. Si ce n'est pas indiscret, à quoi tu pensais ?
-- Y'en a un qui ne va pas être content, prévient le dresseur, se rattrapant de justesse à une branche d'un arbre voisin, essayant de là de s'extirper doucement de l'étreinte de la Venimodisias enragée.
-- Dis toujours, l'encourage Édaline avec un sourire aux lèvres.
-- À Keefe. "
Connaissant le ressentiment habituel de Grady envers Keefe, ce n'est pas étonnant, et chacun sourit gentiment, mais alors qu'on s'attend à ce que Keefe réponde, il ne fait que tourner la tête en serrant la mâchoire, et reste silencieux. Ça me fait froncer les sourcils. Pourquoi est-ce qu'il ne dit rien ?
"Je suis vivant ! S'exclame Grady en descendant de son arbre, une fois la Venimodisias endormie avec l'aide de gnomes qui passaient par là. Venez, on a encore des bêtes à s'occuper. Qui veut s'occuper des alicornes ? Il faut-
-- Sophie et Keefe ! M'exclamé-je aussitôt, avant que d'autres ne se proposent. Ça fait longtemps que Sylveny n'a pas vu Keefe, et puis Sophie doit bien faire l'interprète ! "
Un petit silence s'ensuit, où même Sophie et Keefe me regardent bizarrement. Bon, je n'ai pas été des plus éloquentes, mais au moins je tente.
" Alors disons que c'est attribué à Sophie et Keefe, sauf si ça vous dérange ? S'enquiert Édaline en penchant la tête vers les deux."
Ils haussent les épaules, mais j'ai la sensation que Keefe est clairement embêté, même s'il fait mine qu'il s'en fiche.
Depuis quand Keefe ne fait-il plus de blagues à Sophie pour l'embêter ? Réalisé-je soudain. Qu'il cherche à l'éviter n'est plus nouveau, mais...
Je l'observe davantage. Il a le regard fuyant, et écoute le reste des distributions des rôles d'un air blasé, ne semblant même pas heureux de revoir Sylveny, alors qu'il l'adore.
C'est bizarre, vraiment trop bizarre.
Je fais un signe du menton à Lihn pour qu'elle regarde Keefe, elle aussi, et elle semble tilter à la même chose que moi. Nos regards se croisent. On interrogera Fitz très, très bientôt.
PDV KEEFE
C'est pas vrai. Mais c'est pas vrai.
Pour être franc, je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que Sylveny revienne. Je l'avais totalement oubliée, à vrai dire. Mais dès qu'Édaline a mentionné son nom, la voix a visé l'alicorne et ça a complètement douché mon envie de la voir. D'autant plus que Biana a décidé de me mettre avec Sophie, et je ne peux pas dire non, parce que ce serait bizarre, mais en même temps je me sens incapable de feinter la taquinerie pour détendre l'atmosphère. J'ai juste pas envie de faire ça. Câliner des poneys avec Foster alors que tout ce que j'ai envie de faire c'est lui cracher dessus, très peu pour moi.
"Bon, ben allons-y, marmonne Foster, aussi enchantée que moi, avec une bassine dans les mains et tout un matériel de toilettage tandis que moi j'ai la charge de leur aménager leur petit coin douillet, avec des herbes odorantes et une fourche."
Je m'apprête à répondre quelque chose, mais ce qui s'apprête à sortir de ma bouche est d'un coup si malpoli que je referme ma mâchoire d'un coup sec -- elle tourne sa tête vers moi sans trop comprendre, mais je fais mine de rien et j'avance droit vers les alicornes qu'on voit au loin.
J'ai envie de crever. Rien ne va. Pourquoi je fais encore tout rater ?
Je sens des larmes me monter aux yeux, mais je les refoule autant que je peux pour ne pas alerter Sophie -- parce que ce serait gênant, et que je ne veux pas qu'elle s'inquiète.
Mais on marche en silence, et la voix dans ma tête se dit que ce serait bien, pour une fois, de ne pas dévaloriser les autres, mais me dévaloriser moi.
Moi qui suis amoureux de Sophie depuis la première fois que je l'ai vue mais qui suis incapable de le lui dire parce que je ne suis qu'un trouillard, un traître qui bientôt partira dans le camp adverse pour tous les tuer, un lâche qui n'affronte jamais ses problèmes mais qui les remet toujours sur le dos des autres.
Trouillard. Traître. Lâche.
Déchet. Inutile. Monstre.
Incapable. Décevant. Fils indigne.
Bon à rien. Faiblard. Sans-talent.
Les larmes me montent brutalement aux yeux, alors que la voix me montre tout ce qui fait de moi l'elfe le plus inutile des Cités Perdues, avec une empathie flinguée et une témérité qui ne fait que m'attirer des problèmes à moi et aux autres. Je tente de ravaler mon sanglot une seconde fois, avant que mes yeux ne deviennent rouges et que Foster -- ou Sylveny -- ne se rendent compte de quelque chose, mais il est trop large pour ma gorge, et je tousse bruyamment parce que je me suis étouffé.
"Keefe ! Ça va ?"
Elle se rapproche de moi et essaye de voir mon visage, mais je recule vivement, comme si elle m'avait brûlé. Je sens ses émotions, et elles sont désormais si négatives que je me maudis mille fois d'avoir fait ça, mais elle recommence, et la sensation de l'avoir aussi près m'est si insupportable que je la repousse avant de m'enfuir en courant.
Sur mon chemin, je sens mes yeux déborder. Pas grave, me dis-je, puisque je suis en train de partir me cacher et que personne ne le saura.
Enfin, c'aurait été le cas si je n'avais pas été interpellé en pleine course par Biana, outrée puis choquée. Elle m'a vu pousser Sophie, et maintenant elle me voit pleurer. Je ferme les yeux et cours plus vite.
Aujourd'hui n'est décidément pas une bonne journée.
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