Chapitre 10 : Insultes
Le soleil était depuis longtemps descendu derrière l'horizon, lorsque nous fûmes enfin de retour à l'auberge. Le voyage de retour s'était effectué dans une ambiance froide, chacun suivant son chemin sans adresser la parole à ceux qui l'accompagnait. Abriel, surtout, était resté en retrait. Il boudait sûrement encore à cause de ce que Maître Adrian m'avait dit juste avant que nous quittions le terrain d'entraînement. Et, pour être franche, cela m'arrangeait. J'étais exténuée, et pas du tout d'humeur à affronter ses piques désagréables. D'autant plus qu'au fur et à mesure que nous approchions de la ville, le sentiment d'oppression qui, le matin même, me soulevait le coeur, reprenait possession de moi. Lorsque, enfin, nous entrâmes dans la bâtisse, l'odeur de lard grillé et de soupe de pomme de terre qui flottait dans l'air fit gargouiller mon estomac, et s'évanouir le malaise qui m'habitait. La salle était pleine, et résonnait des cris et des chants des convives, dont le vin rendait le cœur joyeux. Dans un coin, un musicien jouait un morceau à l'accordéon, et chantait une ritournelle dans une langue qui m'était inconnue. Nous trouvâmes une table de libre, devant laquelle je m'affalai. Presque aussitôt, la serveuse fit son apparition, trois assiettes et un pichet de vin en équilibre instable dans ses mains. Je me jetai immédiatement sur la nourriture. J'avais l'impression de ne pas avoir mangé chaud depuis des années, bien qu'en réalité, cela ne fasse que quatre jours. Du coin de l'oeil, je vis Abriel jouer avec sa fourchette sans toucher à son assiette. Du mieux que je pus je tentai de l'ignorer, mais c'était plus fort que moi. Malgré ses regards torves et ses paroles volontairement blessantes, je me sentais mal de le voir ainsi préoccupé.
-Ça ne va pas ? lui demandai-je donc aimablement, tentant de le dérider.
Il leva la tête vers moi et me jeta un regard assassin, si sombre que j'en baissai les yeux, avec l'envie de disparaître sous terre. Il ma haïssait. Il se leva brusquement, comme si ma présence le gênait au point de lui faire quitter la table sans plus attendre.
-Je vais me coucher, Maître, annonça-t-il à notre mentor. Je suis fatigué. Adara n'est pas facile à gérer, et son inaptitude à rester concentrée plus de deux minutes m'a achevé.
Je manquais de m'étouffer avec la bouchée que je venais d'introduire dans ma bouche. QUOI ?! Je restai une demi-seconde pantoise, comme incertaine de ce que je venais d'entendre, avant qu'une vague de rage sourde ne déferle sur moi. Je serrai les poings, luttant contre la furieuse envie que j'avais de me lever et de lui casser gentiment la figure une bonne fois pour toute. Peut-être que si je lui arrachais sa langue de vipère il me laisserait enfin en paix? Mais je me contentai de rester assise, silencieuse, mes phalanges blanchissant sous l'effet de la pression que j'exerçais sur elles. Le jeune homme passa derrière moi sans un regard, et fit mine de remettre ses vêtements en place, s'arrêtant à ma hauteur.
-Ne te crois pas si bien tirée d'affaire, grogna-t-il, si bas que je fus probablement la seule à l'entendre. Tu as peut-être mis Maître Adrian dans ta poche, mais ce n'est pas le cas pour moi. Prends garde.
Ma mâchoire se crispa sous l'effet de la menace à peine voilée. Je ne comprenais même pas de quoi il parlait. Pour qui se prenait-il ce gamin sorti de nulle part ?! Et qui était-il pour me traiter comme une moins que rien ?! Cela faisait quatre jours que je me faisais toute petite pour ne pas le déranger. Et voilà qu'il se permettait encore de m'insulter. Je ne comprenais pas ce que j'avais bien pu lui faire, mais, dans tous les cas, c'en était trop pour moi. Je ne ferai plus le moindre effort à son égard. Il s'éloigna à grandes enjambées, et mon mentor posa une main sur mon bras. Je me rendis compte que j'étais totalement contractée, et je détendis mes muscles un à un, en respirant profondément. La colère ne s'évanouit pas, de même que l'envie de pleurer qui me nouait la gorge. Mais, au moins, je parvenais à les maîtriser.
-Ça lui passera, m'assura Maître Adrian. Pour l'instant il ronchonne un peu, mais il s'habituera à ta présence. Je trouve que tu te débrouilles bien.
J'esquissai un pâle sourire.
-Merci, parvins-je à murmurer, quoique pas du tout convaincue par ce qu'il venait de dire.
Abriel n'était pas du tout parti pour accepter que je fasse partie du voyage. Et il n'était pas le seul à ne pas avoir envie de me voir arriver jusqu'à l'académie. Le visage agressif du quatrième membre du Cercle Supérieur me revint en mémoire, et je frissonnai, inquiète. Trop assommée par ce qui venait de se passer, je finis mon repas en silence. J'avais besoin de calme et de solitude, afin de faire de l'ordre dans mes idées. J'aurais voulu effacer de mon estomac ce pincement qui annonçait l'angoisse sourde qui remontait en moi, et me coupai l'appétit. Je reposai ma cuillère dans le bol, écœurée. Je soupirai.
-Je crois que j'ai besoin de repos également. Si vous le permettez, Maître, je vais aller me coucher.
Plus vite cette journée serait finie, mieux je me porterais, même si la perspective d'aller retrouver Abriel ne m'enchantait qu'à moitié. Pour ne pas dire qu'elle me donnait des envies de meurtre. Maître Adrian me donna la permission de partir, et me souhaita la bonne nuit, en me disant qu'il avait une affaire à régler et qu'il nous rejoindrait plus tard. Je n'osai pas lui demander de quoi il s'agissait, mais je devinai qu'il s'agissait de quelque chose d'important.
-Fermez le loquet à l'intérieur de la chambre, m'enjoignit-il. Je garderai la clef pour l'ouvrir avec moi.
J'acquiesçai, le saluai, et traversai la salle encore plaine pour rejoindre les escaliers. Une fois arrivée devant la porte, je m'arrêtai, sentant la tension, qui avait un peu reflué, m'envahir à nouveau. J'espérais que depuis tout ce temps, le jeune homme dormait à poings fermés. Ainsi, je n'aurais pas à l'affronter, et encore moins seul à seule. Je poussai doucement le battant de bois qui n'était pas fermé à clef, essayant d'être la plus discrète possible. A l'intérieur, tout était sombre. Après un rapide coup d'oeil autour de moi, je distinguai le corps d'Abriel, étendu sur la couchette posée à même le sol. Il dormait. Ou, tout du moins, faisait semblant. Je respirai, rassurée, et m'autorisait à le détailler. Un rayon de lune éclairait son visage détendu, tandis que sa poitrine se soulevait et s'abaissait lentement, à un rythme régulier. Peu à peu, je sentis ma rancœur s'estomper. C'était la première fois que je voyais le jeune homme sans le masque sombre qui semblait ne jamais vouloir le quitter, tout en ayant moi-même l'esprit clair. Et il était très beau, malgré les cernes qui marquaient encore légèrement son visage. Je me mordis la lèvre, sentant ma rancune fondre à nouveau. Je me détournai précipitamment. Je ne devais pas me laisser attendrir. Ce garçon était mauvais. Et tout beau garçon qu'il était, je ne devais pas me laisser avoir par son physique avantageux. J'entrepris de me déshabiller, réfléchissant au moyen de me venger de tout ce qu'il m'avait fait subir ces derniers jours. Ma rencontre avec lui avait été pour le moins brutale, et ce qui avait suivi avait été à la hauteur de ce que j'avais pu imaginer : affreux. Je grommelai, à mi-voix. Cela me faisait du bien, de pester contre lui, ne serait-ce que pour moi. S'il n'avait pas été à proximité, j'aurais même hurlé. Alors que je m'apprêtais à retirer ma tunique, un raclement de gorge discret me fit me retourner d'un bond, m'arrachant un cri de surprise au passage. Abriel me regardait, appuyé sur un coude. Qu'est-ce qu'il me voulait encore...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro