Robin Hawk
Je referme d'un coup bref le journal avant de le glisser dans la boite aux lettres. Quelle histoire improbable, mais Circé me parle de ce piaf depuis tellement longtemps qu'elle doit être aux anges de l'avoir récupéré. Enfin, quand même, quel genre de journaliste prend la peine de se déplacer pour une histoire pareille ? À croire que ces gens n'ont rien à faire de leur journée, ce qui n'est clairement pas mon cas. Poussant sur les pédales de mon vélo surchargé, et ahanant tel un âne en plein soleil dans les ruelles bondées de Santorin, je jette un œil aux champs qui font face aux maisons que je dois désormais desservir. Aucune attaquante en vue, je peux y aller, peut-être même qu'aujourd'hui, je pourrais livrer leur courrier aux habitants de la rue des mésanges. À tous les habitants. C'est là qu'habite Circé, ma vieille dame élégante, et je la sais abonnée au canard local, celui où Joli Coco apparaît en première page aujourd'hui même. Il faut que je parvienne à lui livrer ce journal, je suis sûr qu'elle l'attend depuis une semaine.
Prenant mon courage à deux mollets, parce qu'il en faut de bons pour monter cette foutue rue terreuse et pleine de nids de poules, je prépare le courrier de la première maison dans ma main droite.
Un, deux, trois coups sur les pédales et VIOUP, c'est glissé dans la fente. Vite, maintenant, la deuxième habitation est déjà en vue et toujours aucune délinquante emplumée pour me barrer la route, serait-ce un bon jour ?
Les deux lettres adressées au couple Pivert, deux vieux que je n'ai même jamais entraperçus, sont livrées. Allez, plus que sept, c'est jouable, faisable, atteignable. Allez, encore un petit effort, un tout petit peu de chance. Un minuscule colis Aliexpress à la main, j'accélère. Ça fait naître trois grosses gouttes de transpiration sur mon front, mais ce n'est rien en comparaison des battements de mon cœur qui se sont accélérés et de mes mains moites qui font grincer le caoutchouc du guidon sous mes doigts.
Alors, certes, je n'ai plus vingt ans, ça fait même vingt ans que je ne les ai plus, c'est dire si cette expression veut dire quelque chose pour moi, mais je ne voudrais pas que l'on s'imagine que c'est le fait de pédaler un peu plus vite qu'à l'ordinaire qui me met dans cet état lamentable. Non, la raison de mon état est toute autre, mais franchement, c'est peut-être encore moins glorieux que ça.
Quelques secondes et, déjà, la troisième maison est dans mon angle de tir. Le regard perdu dans les champs de maïs qui font face aux maisons campagnardes, j'ai de plus en plus de mal à garder mon sang-froid.
Sans lui accorder un regard supplémentaire, j'enfonce le colis dans la boite aux lettres et il y glisse tout rond, se fait avaler par la boite en forme de mangeoire à oiseaux. Dans le champ à ma gauche, j'entends un bruit, une sorte de froufroutement, et mes doigts se crispent, mes pieds se remettent en marche. Ces animaux maudits auront ma peau un jour, peut-être aujourd'hui, d'ailleurs.
J'ai à peine fait trois mètres que la première attaquante sort d'entre deux tiges en pleine croissance, hautes de deux fois sa taille. L'animal pousse un cri qui me fait froid dans le dos et je me lève sur mes pédales. Une seconde après, j'entends d'autres cris similaires s'élever parmi les maïs en formation. Ces sales bêtes attendaient leur heure, elles m'attendaient, moi. J'accélère et passe devant la quatrième maison sans m'y arrêter. Par chance, il n'y a rien pour ses habitants dans mon panier, mais la prochaine, c'est celle de Circé et elle attend son journal, le quart d'heure de gloire de son maudit piaf.
Sur ma gauche, des bruits d'ailes se déployant et battant de toutes leurs forces se font entendre, s'ajoutent aux cris démentiels qui me poursuivent déjà, et en quelques secondes, je me retrouve entouré de corps dodus, plumeux et agressifs.
Les animaux volent à un mètre du sol, leurs énormes pattes noires tendues dans ma direction, comme si elles voulaient m'égorger avec leurs affreuses serres griffues. Je crie. Pour les effrayer. Et parce que je suis terrorisé. Mais elles ne semblent même pas m'entendre, elles se contentent de voler autour de moi en poussant leurs horribles cris. Ballet de plumes noires et blanches avec des pointes de rouges, ces dinosaures enragés m'accompagnent jusqu'au bout de la rue des mésanges où, enfin, comme si un signal leur avait été donné, ils me laissent m'enfuir loin de leur agressivité gratuite.
Quinze mètres plus loin, j'arrête mon vélo et me retourne, les dindes sont toujours sur la route, à me regarder. L'envie de faire demi-tour ne m'agite pas des masses, mais mon panier contient encore du courrier qui n'a pas été délivré. Beaucoup de courrier, pour être honnête, parce que je n'ai plus pu approcher les dernières maisons depuis au moins vingt jours, maintenant. Comme si cette saloperie de volatile pouvait lire dans mon esprit, l'une des plus grosses ouvre soudain ses ailes alors que ses compagnes se remettent à pousser d'affreux cris de guerre qui me sont, sans l'ombre d'un doute, destinés. Le message est clair : « Reviens et on te plume ! »
Si je parle de ça à mon patron, il va m'étriper, peut-être même me foutre à la porte, c'est pas un tendre M Tits, ni un rigolo, malgré son nom ridicule. Ce qu'il me faudrait, ce serait une preuve, la parole d'une personne de bonne foi totalement neutre qui pourrait corroborer mes dires. Mais qui s'intéresserait à une stupide histoire de dindons délinquants ?
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