Circé Colombe
Quelle histoire ! C'est à croire que même dans un petit village perdu au milieu de nulle-part, nous ne sommes plus en sécurité.
Je referme le journal acheté au bar-tabac, cherche dans mon porte-monnaie 2 euros que je laisse sur la table pour payer mon café et me lève pour terminer la balade matinale. C'est ma nouvelle routine depuis quelques jours, depuis que Robin, mon gentil facteur, m'a alpaguée sur la grand-place pour s'excuser de ne pas m'avoir distribué le courrier depuis un moment. Le pauvre garçon m'a raconté ses mésaventures avec les dindes sauvages, mais c'est très étrange, j'ai beau croiser ces volatiles de temps à autre, jamais ils n'ont été agressifs envers moi. Est-ce que ce garçon aurait un mauvais karma ? Dans le doute, depuis, je me méfie un peu de lui, les animaux ont un sixième sens pour ces choses-là, et s'il n'a pas la côte avec eux, ce n'est sûrement pas sans raison.
Sur le chemin du retour, je passe devant la graineterie et l'envie d'en apprendre plus sur ce casse raté me titille, mais je n'ai jamais mis les pieds dans ce magasin et je ne veux pas avoir l'air de la vieille fouineuse appâtée par les ragots. Triturant mon sac à main, j'hésite en faisant mine de contempler la fontaine, cette chose hideuse qui trône telle une verrue sur la grand-place, qui n'a bien de grand que le nom.
Je soupire, la vie en ville me manque. Moi qui ai passé ma carrière à voler d'un hôtel à l'autre dans les plus belles villes du monde. Ballerine, quel métier de rêve. Dur, bien sûr, extrêmement exigeant et où la retraite arrive bien trop tôt, mais de rêves quand même. Pour les galas, les costumes, les rencontres. Et même une fois devenue professeure tout cela ne s'est pas arrêté, pendant trente ans, encore, j'ai pu accompagner mes élèves un peu partout pour les coacher. Ah, que cette vie me manque. Venir habiter à la campagne était un test, une sorte de défi, mais après six ans, je crois que j'en ai fait le tour. Un peu trop de fois, d'ailleurs.
Quand Joli Coco s'est enfui, j'ai pensé que cette vie ne lui convenait pas à lui non plus et qu'il était retourné en ville. Mais dans laquelle ? J'ai habité tant d'endroits avec lui. Si bien que je suis restée ici, à l'attendre en somme, et ça a payé, mon Joli Coco est revenu et ensemble nous allons pouvoir repartir. Oui, c'est décidé, je rentre et j'appelle mon agent immobilier. Il a su me trouver cette jolie petite maison à Bouse-Ville, il saura me dégoter un fantastique appartement à Paris.
Sans plus m'intéresser à la graineterie, je rebrousse chemin et m'engage peu après dans la rue des Mésanges. Le sol terreux, boueux à la moindre averse, et l'absence de trottoir font partie des premières choses à m'avoir exaspérées. Je ne savais même pas qu'il était possible, encore aujourd'hui, de trouver des routes dans un tel état dans un pays comme la France.
Il me faut un temps fou pour rentrer, quelle idée d'espacer autant les maisons, comme si tout le monde avait besoin d'un jardin de la taille d'un terrain de foot. De plus, je fais très attention aux endroits où je pose les pieds, il ne s'agirait pas de se fouler la cheville le jour où je prends enfin la décision de m'en aller. À cause de ça, je ne remarque qu'une fois arrivée à sa hauteur que mon voisin fait les cent pas dans son allée de garage. Ça doit être la deuxième fois que je le vois alors qu'il est installé depuis plusieurs mois. C'est un homme discret et j'aime assez ça. Âgé de 30 ou 35 ans, avec un visage très carré, il ne semble pas du tout s'être mêlé à la vie du village, personne ne le connaît vraiment, et même moi, sa voisine, j'ignore comme il s'appelle.
— Bonjour, je tente en passant à son niveau. Belle journée, n'est-ce pas ?
Il se retourne dans ma direction et me congratule d'une grimace ? D'un sourire ? Je ne sais pas trop. Puis il désigne l'oreillette qu'il porte et me fait un signe vague que j'interprète comme « Désolé mamie, mais là, j'ai vraiment pas le temps. Au revoir. »
Haussant les épaules, je le laisse à son coup de fil si important, quand je l'entends rugir en russe. Je ne parle pas le russe, en fait, je ne savais pas non plus que lui le parlait, j'en comprends quelques mots tout au plus, mais je sais le reconnaître quand je l'entends, pour avoir dansé plusieurs mois à Moscou. Mais ce qui me fait tendre l'oreille plus attentivement, c'est la personne sur laquelle il semble passer ses nerfs. Un certain Aleksei.
En poussant la porte de la maison, je suis accueillie par Joli Coco et son habituel :
— Bonjoooour mamaaaaan. Aleksei ? Aleksei !
Ce n'est certainement qu'un hasard, c'est un prénom assez courant en Russie, mais la concordance est troublante. L'oiseau vient se poser sur mon épaule et je réfléchis. Essayerait-il de me dire quelque chose depuis son retour ?
Par la fenêtre de la cuisine, j'espionne mon singulier voisin marcher de long en large en s'arrachant les cheveux. Quelles que soient les nouvelles qu'il apprend de son oreillette, elles ne lui plaisent pas. Sur mon épaule, Joli Coco a repris sa litanie et bat des ailles en appelant ce mystérieux Aleksei.
Je n'avais pas prévu de surveiller mon voisin toute la journée, d'ailleurs, je ne l'ai pas vraiment fait, j'ai juste jardiné un peu. C'est, certes, une activité qui ne m'a jamais emballée, mais il n'est jamais trop tard pour changer d'avis, comme disent les indécis. J'ai donc passé huit heures les genoux dans la poussière à arracher des mauvaises herbes, enfin, je crois que ce sont des mauvaises herbes, à ratisser quelques carrés de terre séchée dans lesquels je planterai des tomates, ou peut-être des aubergines ou des potimarrons, on verra bien, et surtout, à garder un œil sur le jeune homme de la fermette d'à côté.
En me relevant une fois encore, j'entends mes genoux craquer et je sens mon dos en faire de même. Quelle misère, de vieillir, moi qui étais encore si agile et souple il y a quelques années. Mais il n'y a pas de miracle, je savais qu'en cessant de danser ça arriverait, et ces six dernières années, je dois bien avouer que les occasions se sont faites rares. Pas inexistantes, j'aurais trop peur de ne même plus savoir me lever si j'arrêtais toute activité physique, mais rares en comparaisons de la vie que je menais avant. De retour à Paris, j'irai faire le tour des studios où j'avais mes habitudes, je suis sûre qu'au moins certains me laisseront revenir m'entraîner de temps en temps.
Les mains sur les hanches, j'étouffe soudain une exclamation. Paris ! Cette histoire de russe et d'oiseau m'a fait oublier ma bonne résolution. Un coup d'œil à ma montre m'informe qu'il est 19 h. Inutile d'appeler l'agent immobilier à cette heure, il ne répondra pas. Pas de problème, je ferai ça demain matin, au réveil.
J'ai un regard plein de dédain pour mes carrés de terre retournée, quelle perte de temps, jamais je n'y planterai quoi que ce soit puisque je vais partir d'ici peu. Un sourd bruit métallique me fait relever la tête. C'est le voisin qui vient de refermer la porte de son garage. Il ne me voit pas, ou fait mine de ne pas me voir, saute dans sa voiture et démarre en faisant patiner ses roues. Quel kéké, qui espère-t-il impressionner en faisant ça ici ? Nous sommes tous vieux dans le voisinage. Mais ma curiosité est piquée. Durant les semaines ayant suivi son installation, il se passait rarement un jour sans qu'un camion de déménagement s'arrête sur la route, bloquant ainsi le passage aux riverains et autres tracteurs empruntant régulièrement la chaussée, pour lui livrer de nombreuses caisses en bois. Depuis bientôt un mois, les livraisons ont cessés et nous avons supposé, avec les autres voisins, qu'il avait enfin terminé de recevoir ses nombreux meubles et accessoires. Une question demeurait pourtant, où diable pouvait-il entasser toutes ces choses que l'on ne voyait jamais, camouflées dans ces caisses en bois, plus vastes pour certaines, que les cabanes dans les arbres que les enfants du village se font construire pour leur anniversaire ?
À cela, la doyenne du club de jeux de société de Loeuf a pu répondre puisqu'elle y a habité brièvement quelques années après son premier mariage. D'après elle, la ferme servait autrefois de champignonnière et abriterait une cave plus vaste encore que le rez-de-chaussée de l'habitation, pourtant parmi les plus spacieux du village.
Quoi qu'il en soit, entre la venue du dernier camion et ce matin où j'ai pu le voir de près pour la première fois, mon jeune voisin n'est plus jamais sorti de chez lui, y restant tapi comme si le monde extérieur l'effrayait ou le dégoûtait. Même ses courses, il se les fait livrer. Ça a beau être courant en ville, personne ne fait ça ici. Et ce soir, après un appel houleux ce matin, il sort enfin de son antre ?
Dans la maison, j'entends Joli Coco frapper le carreau avec son bec. Le pauvre petit doit avoir faim, ou même se sentir seul. Je tourne la tête dans sa direction, puis reporte mon regard vers la ferme voisine. Peut-être pourrais-je juste aller jeter un œil par la fenêtre ? Histoire d'avoir quelque chose à raconter lors de la prochaine réunion, alors que moi seule aurai vu à quoi ressemble son intérieur. Le petit bec acéré frappe à nouveau sur la fenêtre et je réalise que je ne mettrais probablement plus jamais les pieds à une réunion du club de jeux de société. C'est étrange, je ne pensais pas que cette nouvelle m'attristerait, pourtant, je sens comme un léger picotement aux coins de mes yeux.
C'est idiot. La ville me manque et je vais juste la retrouver. Au diable le club, les vieux du village et ce fichu voisin trop secret. Après tout, s'il ne veut se faire aucun ami ici, c'est son droit le plus fondamental, et un club, pour passer mes soirées, j'en trouverais un autre. Bien décidée à ne plus y penser, je m'en retourne vers la maison et ouvre la porte de la cuisine en grand. Un nuage de plumes bleu et jaune en profite pour s'envoler par-dessus mon épaule et Joli Coco va se poser sur la clôture, tout au bout de mon grand jardin.
À une époque, cela ne m'aurait pas trop inquiétée, le perroquet était habitué à sortir avec moi et ne s'éloignait jamais, mais depuis son retour après sa longue fugue, je n'ai pas osé le laisser remettre le bec dehors. M'approchant de lui à pas mesurés pour ne pas l'effrayer, je tends le bras dans sa direction pour l'inviter à venir s'y poser.
— Mamaaaan, me nargue l'oiseau. Aleksei ? Aleksei !
Et il s'envole à nouveau, s'éloignant un peu plus de moi avant de se poser sur une souche dans le champ séparant ma maison de celle du voisin secret.
— Joli Coco, viens voir maman. Viens manger.
J'ai beau l'appeler de ma voix la plus câline, il ne semble rien vouloir entendre. Alors, prenant appui sur un banc de pierre qui était déjà là quand j'ai acheté la maison, je me glisse de l'autre côté de la barrière. Je n'ai absolument pas le temps de faire le tour en passant par la maison, et je remercie ma souplesse de ne pas m'avoir complètement abandonnée.
Alors que j'approche de lui, Joli Coco déploie ses ailes et, un instant, je me persuade qu'il va s'envoler et ne jamais revenir. Alors, je le supplie de ne pas me quitter, d'attendre que je l'aie rejoint et de rentrer à la maison avec moi. Ce n'est peut-être que mon imagination, mais je crois apercevoir dans ses petits yeux noirs une lueur de compréhension et il replie ses ailes, semblant m'attendre de griffe ferme.
Je ne suis plus qu'à deux mètres de lui, quand un cri horrible retenti dans mon dos. Je me retourne, apeurée, et découvre, au milieu de la route, une dinde sauvage qui nous regarde. Le temps de cligner des yeux et une autre l'a rejointe. Les deux animaux me fixent avec un air mauvais et je me rappelle le récit du facteur. Peut-être a-t-il raison, après tout, et que ces volatiles sont dangereux.
— Joli Coco...
Le bras tendu dans sa direction, je ne renonce pas et j'espère pouvoir semer les dindes et nous mettre en sécurité rapidement. Mais pour cela, encore faudrait-il que ce stupide perroquet bleu accepte de me rejoindre. Un coup d'œil en direction de la souche et je découvre, dépitée, qu'il l'a quittée. Je gémis alors que ma lèvre inférieure se met à trembler, pourquoi a-t-il fallu que je m'attache tant à cet oiseau de malheur ?
Je regarde tout autour de moi, à la recherche de mon ami à plumes, mais sur la route, les deux dindes, qui sont désormais cinq, ont recommencé à crier. De plus, elles s'approchent de moi en déployant leurs ailes gigantesques, souhaitant de toute évidence me faire reculer.
Très calmement, sans mouvement brusque, je tente une échappée sur ma gauche, espérant ainsi pouvoir rejoindre mon jardin, mais l'une d'elle s'envole et vient se poster entre moi et la clôture que je convoitais. Ne voyant d'autre échappatoire, je commence à reculer vers la ferme voisine, consciente que même en l'atteignant, elle me restera inaccessible, son locataire s'étant absenté seulement quelques minutes plus tôt. Ma retraite semble contenter la volaille, car leurs cris d'outre-tombes cessent et, bientôt, elles semblent juste m'accompagner pour une petite promenade dans le calme et la bonne humeur. Cette ambiance me rassurant, je tente à plus d'une reprise de m'arrêter et de retourner vers chez moi, mais cela signe à chaque fois le retour des cris et des battements d'ailes.
Quand je mets un premier pied dans la propriété du voisin, les dindes, qui se tenaient tranquilles depuis quelques minutes, se remettent soudain à s'agiter et l'une d'elles parvient même à me becquer la main alors que je tente en vain de la repousser. Reculant dans l'allée du garage, je suis acculée et terrifiée. Vais-je donc finir picorée à mort par un troupeau de dindes folles, quelques jours seulement avant de pouvoir enfin quitter cette campagne inhospitalière ?
Je chasse les volatiles du pied en leur criant dessus, espérant ainsi alerter quelqu'un, un voisin, un passant, un fermier dans un champ, n'importe qui, quand une voix familière m'appelle sur la droite de la maison.
— Mamaaaan...
La voie est libre, par miracle, aucune dinde ne me coupe le passage vers l'arrière de la maison et je m'y précipite. Ce faisant, je prends le risque de rater une aide venue de la route, mais je connais mon village et encore mieux cette rue, or, à cette heure-ci, il est exceptionnel de voir passer une voiture, alors je me précipite sur la droite et contourne le long bâtiment. Au début, je ne vois rien de nature à me sortir cette situation, puis la voix de Joli Coco retentit à nouveau. En la suivant, je me retrouve face à une véranda au toit ouvert. Joli Coco est posé sur un bidon métallique situé presque en dessous de l'ouverture et s'envole à mon approche pour se glisser à l'intérieur de la maison.
Je n'ai plus l'âge pour ce genre d'acrobaties, que ce soit pour aller le chercher ou pour échapper au club des dindes tueuses. Sauf que ces maudits piafs reviennent déjà à l'assaut. Je pourrais essayer une fois encore de les chasser, mais je sais que ma tentative échouerait. Pour un peu, j'aurais l'impression qu'elles veulent me voir entrer dans cette fichue maison. Et puisque je n'ai pas vraiment d'autre choix, je m'exécute. Grimpant sur le bidon que j'ai pris soin de déplacer juste sous le toit-fenêtre, j'agrippe le rebord de mes doigts encore maculés de terre, me hisse jusque-là avec difficulté, roule sur le toit et me laisse glisser à l'intérieur jusqu'à la banquette moelleuse que je jurerais avoir été installée là exprès pour moi.
Heureusement, cela dit, que l'arrêt de ma carrière ne m'a pas fait prendre trop de poids, parce que je ne suis pas sûre que le toit en aurait supporté beaucoup plus.
Me relevant, je ferme la fenêtre d'un mouvement sec, préférant ne plus prendre aucun risque, et décide de partir à la recherche de Joli Coco puis de revenir me poster dans la véranda juste après pour attendre le retour de mon jeune voisin pour lui expliquer la raison de mon intrusion et lui faire mes excuses.
L'ennui, c'est que le perroquet à disparu à nouveau et qu'après avoir parcouru la cuisine, le salon et une pièce en travaux donnant sur la façade, je me retrouve dans une cage d'escaliers à devoir choisir si, vraiment, je vais pousser l'exploration jusqu'à monter dans les chambres ou pas.
Et si j'attendais simplement que l'homme revienne pour lui expliquer la situation et reprendre la chasse en sa compagnie ?
Je tente une dernière fois d'appâter mon oiseau avec de douces paroles, mais me retourne brusquement au moment où le bruit d'une porte qui s'ouvre retentit dans la maison vide.
Il est déjà rentré, est ma première pensée. Il va non seulement me trouver chez lui, entrée sans y avoir été invitée, mais en plus sur le point de monter à l'étage. Je suis pétrifiée, incapable de bouger un muscle, et pourtant, quand au bout de trois longues minutes aucun autre bruit ne s'est fait entendre, je dois me rendre à l'évidence et accepter qu'il n'y a toujours que moi et Joli Coco dans cette maison. Et il est vrai que cet oiseau a, durant son petit séjour on ne sait où, appris à ouvrir les portes quand les poignées de celles-ci ne sont pas trop dures. La bonne nouvelle, c'est qu'il ne se trouve donc pas à l'étage, la mauvaise, que je vais devoir inspecter une pièce de plus, au moins, et que je crains de plus en plus tomber sur quelque chose de trop personnel. Pas que les pièces visitées jusque-là soient des plus compromettantes, au contraire, elles ne contiennent presque rien de plus que le strict nécessaire. Mais vu le nombre de caisses à avoir été apportées et le fait qu'elles aient été choisies pour si bien cacher leur précieuse cargaison, je m'attends à tout instant à tomber sur un secret vraiment spécial. Un donjon BDSM, peut-être, ou une collection de 200 poupées gonflables ultras réalistes, voir un labo entier de fabrication de méthamphétamine. Je ne sais pas ce qui serait le pire, mais dans l'éventualité où l'une de ses réponses serait correcte, je crois que je préférerais continuer à vivre sans jamais le savoir.
— Mamaaaaan...
La voix de Joli Coco. Et une porte à peine entrouverte là, juste au fond du couloir. Cette fois, nous allons voir ce que nous allons voir, mon ami. Je parcours la distance qui me sépare de la porte à grandes enjambées et l'entrouvre à peine plus pour ne pas laisser l'occasion à l'oiseau de s'échapper une nouvelle fois, mais la pièce est plongée dans le noir et je ne distingue rien. Tâtonnant sur le mur, mes doigts rencontrent un interrupteur et je pousse un soupir de désespoir en découvrant que ce maudit piaf a choisi, entre toutes les portes, celle menant à la cave. Si elle est aussi vaste qu'on me l'a rapporté, je pourrais très bien en avoir pour plus d'une heure avant de mettre la main sur le perroquet. Et si mon voisin rentre pendant que je suis là en bas, que se passera-t-il ? Existe-t-il d'ailleurs un meilleur endroit pour installer un sexe-donjon ou un labo illégal qu'une cave gigantesque ?
— Mamaaaan...
Mon oiseau m'appelle, j'ai même l'impression que sa voix se fait pressante.
— Maman !
Je jette un regard en arrière, toujours aucun bruit venant de dehors, soupire et pose le pied sur la première marche.
L'escalier abouti sur une première petite pièce probablement située vers le milieu de la maison, sur chaque mur, une porte avec un verrou. Celle de droite a été ouverte, le verrou proprement arraché gît par terre, des coup de bec visibles à l'endroit où il devait encore se trouver quelques minutes avant. Cette fois, il me sera impossible de m'en sortir sans dommage.
Sauf si je parviens à quitter la maison avant le retour du voisin, celui-ci pensera alors juste avoir été cambriolé.
Plus motivée que jamais, j'ouvre la porte en grand et reste stupéfaite par l'odeur qui s'en dégage. Un mélange d'écurie, de chenil et de vestiaire. Un mouvement au loin, sur ma gauche me fait tout d'abord reculer, mais voyant que rien ne s'approche, je pars à la recherche de l'interrupteur du bout des doigts. Quand je le trouve et le presse, la vision qui s'offre à moi me laisse interdite. La bouche béante sous l'effet de la surprise, l'index toujours enfoncé contre le petit carré de plastique, les jambes figées pour m'empêcher de tomber à la renverse.
La première chose qui me frappe, me happe, m'ensorcelle, c'est cette fourrure blanche tachetée de noir et ces grands yeux bleus. De la taille d'un chien moyen, la panthère des neiges me transperce de son regard intelligent, puis rugit en découvrant ses crocs de la taille d'un poignard. Son cri excite les animaux prisonniers à ses côtés, une espèce de petite marmotte, deux minuscules taupes à l'air shooté, une poignée de renards blancs, deux chats aux grosses joues qui se joignent à lui et me feuillent dessus, un... phoque ? Oui, je crois bien que c'est un phoque, et un tigre. Un tigre énorme et allongé sur le flanc qui respire avec difficulté.
Empilées au milieu de la pièce, plusieurs autres cages contiennent diverses espèces d'oiseaux contribuant à l'excitation générale, et perché sur l'une d'elles, Joli Coco, imperturbable, semblant n'attendre qu'un mot de ma part.
— Viens, je lui dis en tendant le bras, et il s'envole, élégant et libre, pour venir se poser sur mon épaule. On va rentrer et prévenir la police, j'ajoute après avoir vérifié que la voie est toujours dégagée.
En deux minutes, j'ai refermé la lumière, la porte, pesté sur ce verrou que je ne peux pas remettre à sa place et grimpé quatre à quatre l'escalier menant au rez-de-chaussée. Je me précipite vers la cuisine, qui mène à la véranda, qui elle-même est ma porte de sortie sur l'extérieur, quand les dindes se remettent à hurler. Un coup d'œil à la fenêtre de l'entrée m'apprend que le voisin est de retour, coincé dans son véhicule par les attaques répétées des gallinacés. Glissant à genoux sur le sol, je me traîne à travers le dédale de pièces, priant pour que la diversion provoquée par les volailles me permette de m'éclipser.
Enfin arrivée dans la véranda, j'entends la porte d'entrée s'ouvrir avec violence, se refermer plus violemment encore et une bordée de jurons accompagner le tout. Je lève les yeux vers le toit de verre, je n'aurais pas le temps de grimper jusque-là. Joli Coco me frappe l'épaule de son bec crochu à répétition, mais même lui, je ne peux pas le faire sortir, si j'ouvre la fenêtre du toit, le bruit rameutera sans l'ombre d'un doute le voisin.
Clouée au sol, je suis à cours d'idées, quand l'homme entre dans la cuisine. Je me colle dos à la baie vitrée et remarque qu'une dinde est restée de ce côté de la maison. Si elle se met à hurler, il se retournera et me découvrira dans la plus mauvaise cachette de l'histoire du cache-cache. Mais elle reste silencieuse et il se fait couler un café qu'il emporte avec lui dans l'autre direction, dans la pièce en rénovation ou l'une de celles que je n'ai pas visitées si j'ai de la chance, dans le salon, qui donne sur le jardin, si je n'en ai pas.
Avalant ma salive avec difficulté, je pose une main sur la clinche, l'autre sur la clef engagée dans la serrure, et aussi silencieusement qu'il m'est possible de le faire, je tourne cette dernière jusqu'à entendre le déclic caractéristique m'informant qu'elle est désormais ouverte. Un dernier regard par-dessus mon épaule pour m'assurer que tout va bien avant d'ouvrir la porte et de sortir d'ici en courant quand soudain :
— Qu'est-ce que vous faites chez moi ?
À moins de deux mètres de moi, le voisin est furieux. Les mains crispées, pour l'une sur sa tasse de café, pour l'autre sur sa petite cuillère, les muscles de ses bras bandés comme pour affronter un champion de boxe et non la petite vieille que je suis devenue, il fait un pas dans ma direction et Joli Coco s'envole. Je veux crier, mais il plonge sur le visage de l'homme, lui lacérant les traits de ses griffes, l'estourbissant de ses battements d'ailes. Mon Joli Coco, mon ami. J'ai peur pour lui, mais aussi pour moi, et j'ouvre la porte en grand, bousculant la dinde qui attendait de l'autre côté et qui pousse un cri outré. Je n'ai pas le temps d'attendre, l'homme est plus fort que moi, plus rapide, et je me mets à courir, en direction de la route, en direction de ma maison. Dans mon dos, je l'entends crier, jurer, et très vite ses cris se mêlent à ceux des dindes, qui ont rejoint l'arrière de la maison et ont commencé à investir celle-ci.
Je cours pendant ce qui me semble être des heures et saute par-dessus la clôture de mon jardin avec une agilité que je ne me connaissais plus. Piétinant mes carrés de terre retournée, je vole jusqu'à la porte, m'engouffre dans la cuisine et ferme derrière moi avant d'enfin oser regarder où en est mon poursuiveur. À mon grand étonnement, je ne le vois nulle-part, et crains soudain qu'il ait fait le tour et soit en train d'entrer par la porte de devant. Courant jusque-là, j'ai la surprise de découvrir qu'il n'en est rien, mais la verrouille aussi, pour plus de précautions. Attrapant le téléphone, je monte m'enfermer à l'étage après avoir descendu les volets, forts heureusement électriques, et appelle la police.
Une demi-heure plus tard, la première voiture arrive, rapidement rejointe par plusieurs autres et la rue s'anime alors d'un ballet tout particulier.
Convoquée par le commissaire, je descends de mon perchoir et m'installe avec quelques policiers dans le jardin, où je leur raconte par le menu ce que j'ai découvert et comment cela est arrivé.
Il est presque minuit quand ils m'autorisent à rentrer chez moi, bien que, dans un sens, j'y sois déjà. Durant tout ce temps, aucun d'eux n'accepte de me donner la moindre information sur ce qu'ils ont découvert d'autres sur place, ce qui est arrivé au voisin ou s'ils ont retrouvé un perroquet bleu et jaune quelque part, et c'est finalement les larmes aux yeux que je ferme la porte et que je monte me coucher.
Allongée dans mon lit, je ne parviens pas à trouver le sommeil, me repassant en boucle les derniers instants où j'ai vu Joli Coco en vie, se battant avec un monstre pour me protéger. Quel genre d'horrible personne suis-je pour l'avoir laissé tout seul là-bas ?
Les larmes ont depuis longtemps franchi mes cils quand je crois entendre quelque chose frapper contre le volet.
Ma première pensée va au voisin et je m'imagine qu'il est parvenu à s'enfuir et qu'il est revenu pour me faire payer, mais je me ressaisis bientôt en me rappelant que ma chambre se trouve au premier étage et qu'il est impossible de l'atteindre depuis le jardin. Alors, je lève le volet et ausculte la semi-obscurité à travers les rayons de lune. Rien. Ce n'était que le vent. Quelle déception.
Je vais refermer le volet quand quelque chose passe devant la fenêtre. Je ne suis pas sûre d'avoir bien vu et m'approche. La chose repasse une seconde fois et je suis cette fois certaine de ne pas avoir la berlue. D'un mouvement ample, j'ouvre la fenêtre et tends le bras.
— Mamaaan...
L'oiseau se pose sur mon épaule et vient frotter sa petite tête contre ma joue. Il y a des taches rouges sur ses belles plumes jaunes et bleues, mais il ne présente aucune blessure importante et vient de me prouver qu'il sait toujours voler. Rien ne semble pouvoir l'atteindre. Rien ne peut plus nous atteindre.
— Oh mon Coco. Mon Joli Coco !
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