54. Double-je
Canada, Ontario, Bayview Farm, quelques années plus tôt....
Dans la petite ferme typique du canada, bondée, le serveur se dirige vers un coin isolé du restaurant, où Kate et Edward discutent en regardant le menu.
SERVEUR
Vous avez choisi ?
EDWARD
Encore un instant. Apportez-nous deux Aperol Spritz s'il vous plaît.
SERVEUR
Bien monsieur.
KATE (attendant que le serveur s'éloigne et chuchotant)
Qu'est-ce qu'un Aperol Spritz?
EDWARD
Ma parole, vous ne sortez jamais ? C'est un apéritif très prisé en Sicile.
KATE
Si vous le dites, mais je ne bois pas.
EDWARD
Après ce que je vous annoncerai, vous ferez une petite exception...
Kate le regarde, étonnée.
EDWARD
Mon père vous a fait venir ce week-end non pas pour écouter vos récits sur votre business model ou vos découvertes, mais pour une toute autre raison.
KATE
Laquelle je vous prie ?
EDWARD
Mon père s'est mis dans l'idée de me marier à... une intellectuelle.
KATE (s'étranglant)
Pardon ? Votre père essaye de vous marier de force ???
Edward ne dit rien et jette son regard au-dehors, vers la baie de Kingston plongée dans la nuit fraîche.
KATE
Comment un garçon comme vous, de bonne famille au physique plutôt charmant et...
EDWARD (la coupant)
"Plutôt" ?
KATE
Ne faites pas celui qui ne comprend pas.
EDWARD
Ne faites pas la fille qui ne veut pas appeler un chat un chat !
KATE (soupirant)
Très bien. Pourquoi un garçon élégant et bien né a-t-il besoin que son père s'immisce dans ses projets futurs ?
EDWARD
On voit que vous ne connaissez pas bien la haute société.
Kate lui lance un regard glacial.
EDWARD
Navré Kate, je sais que la réalité peut être cruelle par moment. Comme je vous l'ai dit, je n'ai absolument rien contre vous, mais je suis furieux contre les tentatives désespérées de mon père pour me trouver une fiancée.
KATE
Mais enfin... Tout ceci n'est pas convenable.
EDWARD
Vous marquez un point. En orchestrant ces rencontres, c'est une façon à lui de me faire faire des rallye.
KATE
Des rallyes ?
Le serveur revient avec deux grands cocktails oranges. Kate attrape le verre et boit d'une traite.
EDWARD
Il amène les demoiselles à moi. Dans votre pays, vous appelez ça des rallye, rallye dansant ou rallye mondain.
KATE
Je n'en ai jamais entendu parler.
EDWARD
De jeunes gens du même âge de se retrouvent régulièrement tout au long de l'année dans des soirées dansantes. Les rallye s'appuient sur une sélection homogène des membres, car c'est son principe même d'existence : regrouper entre eux des jeunes issus de mêmes familles se ressemblant que ce soit sur un plan social, culturel ou religieux.
KATE
Il n'y a rien de choquant à cela.
EDWARD
Vous croyez ? Mais revenons aux origines. Dans ses mémoires "Comment j'ai vu 1900", la comtesse de Pange, née Pauline de Broglie, indique qu'avant 1914 quelques mères de la très bonne société ayant chacune une fille à marier, pouvaient se regrouper pour donner un bal. On dit que cette coutume a donné naissance à ces rallye.
KATE
Qu'y-a-t-il de mal à ce que des jeunes gens se regroupent et se rencontrent ?
EDWARD
Et si je vous dis que les rallyes tels que nous l'entendons aujourd'hui se sont développés vers 1950, alors que les mariages explicitement arrangés étaient de plus en plus difficiles à imposer.
KATE
Et ?
EDWARD
L'idée a été imaginée par des familles françaises issues de la noblesse et de la bourgeoisie. Elle s'inspire indirectement de celle de Napoléon qui, cherchant à reconstituer la noblesse, organisait des soirées entre héritiers de familles nobles d'ancien régime et de familles bourgeoises. Ces dernières trouvaient le moyen d'accéder à une légitimité sociale plus rapidement. Si vous voulez une image de façon plaisante, la dénomination rallye évoque la chasse à courre et au mari...
KATE
Je vois...
EDWARD
Vous connaissez sûrement le bal des débutantes.
KATE
Oui, il a été classé par Forbes en 2005 comme l'une des 10 soirées les plus prestigieuses au monde.
EDWARD
Il marque l'entrée de jeunes filles cosmopolites dans le monde de la Couture et des média. Elles arborent toutes des robes des Maisons de Haute Couture et de la haute joaillerie car elles sont issues de familles privilégiées. C'est la même chose dont il s'agit. Garder le sang bleu, bleu roi. Éviter les mélanges, afin que le bleu ne se ternisse.
KATE
Vous m'avez l'air dans savoir long sur le sujet. Et vous n'avez pas l'air d'être d'accord avec ces principes.
EDWARD
Je les trouve tout à fait grotesques. Mon père sait mon aversion pour ce genre de mondanités. On y rencontre beaucoup d'écervelées éduquées aux bonnes manières, mais de purs produits lobotomisés depuis le berceau, incapables d'ouverture d'esprit et d'indépendance.
KATE
Comme vous les chargez. Donc je dois comprendre que vous n'aimez pas votre classe sociale ?
Edward ne dit rien. Kate sourit, se disant que finalement, cet Edward n'est pas si mal.
EDWARD (regardant la baie)
Disons que je préfère les hommes. Mais, ça, mon père l'ignore.
KATE (reculant ses coudes instinctivement)
Oh... Je vois. Effectivement, je comprends mieux votre réticence aux mises en scène de votre père. Et je dois dire que c'est assez embarrassant.
EDWARD
Je ne voulais point vous offenser. Vous êtes tout à fait ravissante.
KATE
Non, je... Je ne sais plus quoi dire. Je me retrouve ici, dans ce charmant restaurant.... Et...
Au même moment son téléphone portable sonne. Elle voit "Geordie" s'afficher à côté du chiffre 15. Edward comprend tout de suite que cette personne la harcèle.
EDWARD
Vous ne répondez pas ?
KATE (le mettant en silencieux)
Non, profitons de ce moment pour faire plus ample connaissance.
EDWARD (affichant un sourire)
Avec plaisir. Mais ça a l'air important. Vous devriez peut-être répondre...
KATE
Ca ne vous dérange pas ? Vous êtes sûr ?
EDWARD
Non, allez-y.
Kate sort de la ferme et appuie sur "rappeler".
GEORDIE (Voix Off)
Kate... J'ai essayé de te joindre toute la journée.
KATE
Je n'avais pas de réseau.
GEORDIE
Tu es passée où pour ne pas avoir de réseau dans l'état du Massachusetts ? Dans un bunker ??
KATE
Je ne suis plus en Amérique (regardant le lac Ontario délimiter la frontière) du moins pas loin.
GEORDIE
Que fais-tu de beau ?
KATE
Je travaille...
Un couple sort du restaurant en riant très fort. Geordie entend des bruits de vaisselles et du monde parler en bruit de fond.
GEORDIE
Je vois. Tu ne m'as pas écouté. Tu es partie rencontrer Stern... "mon" actionnaire...
KATE
Je te l'ai dit, j'ai besoin d'investissements. Et c'est le seul sur la liste qui ait accepté de me rencontrer.
GEORDIE
Méfie-toi de ce vieux loup, Kate !!
KATE
Tu peux dormir sans crainte (regardant autour d'elle) , en réalité il essaye de me recaser avec son fils homo.
GEORDIE
Oh...
Geordie explose de rire.
KATE
Qu'y-a-t-il de si drôle ??
GEORDIE
Toi... Tu as le don pour te mettre dans des situations impossibles.
Kate serre les poings.
KATE
Je peux y arriver.
GEORDIE
Oui, mais tu devras en payer le prix si tu t'en remets à Stern. Écoute Kate...
La voix de Geordie devient subitement plus profonde, plus sérieuse.
GEORDIE
Voilà, je dois t'avouer quelque chose.
Le sang de Kate se glace, sentant la mauvaise nouvelle.
GEORDIE
J'ai adoré cette soirée à Harvard et surtout celle après. Vraiment.
KATE
Mais ??
GEORDIE
J'ai omis de te dire la vérité, parce que ce soir là je me suis engueulée avec... ma fiancée.
Le mot est lâchée. Kate en reste bouche-bée.
KATE
Ta... fiancée ??
GEORDIE
On doit se marier à l'automne prochain, mais c'est compliqué entre nos familles. Avant d'arriver à Harvard, j'avais un peu forcé sur l'alcool, suite à notre engueulade.
KATE
Je vois...
GEORDIE
Je sais que ça n'est pas très classe de ma part de t'avoir fait ce coup-là, et encore plus de te l'annoncer par téléphone. Je pensais te l'annoncer ce week-end de visu, mais comme tu n'es plus en Amérique....
KATE (voyant Edward ouvrir la porte du restaurant)
Je dois te laisser. Mon rendez-vous m'attend.
Kate raccroche et contient ses larmes en serrant les poings. Edward s'en aperçoit.
EDWARD
Tout va bien ?
KATE
Rentrons. J'ai besoin de commander un autre Aperol Spritz.
Edward referme la porte derrière elle, réfléchissant à ce qu'il a entendu quelques secondes avant...
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