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Aell évitait soigneusement Roy depuis des mois. Il avait fini par arrêter de vouloir lui parler, de vouloir la voir. Il essayait sans succès d'aller de l'avant tandis qu'elle restait en état de choc. Tout était fade depuis ce nouvel an qui avait signé la fin d'une époque. Les couleurs et les coeurs s'étaient sont fanés, l'hiver régnait.
Arriva avril, le début d'un timide printemps. Enio était brouillé avec sa compagne et avait décidé de passer quelques jours chez ses parents pour changer d'air ; Aell en profita pour aller les voir à son tour.
Dans le train, elle écoutait sans relâche la même chanson, cette Valse des Vieux Os, et se remémorait cette danse hors du temps. Elle se reconstitua chaque détail de la scène, le parfum à l'orange de Roy, son costume d'un brun sombre qui brillait sous les projecteurs colorés, sa chemise au premier bouton ouvert, le creux où se joignaient ses clavicules, les muscles et les tendons de son cou, son minuscule sourire doux, ses yeux clos. Qu'il était beau, ce soir-là... Aell aimait rêver que c'était pour elle qu'il s'était ainsi apprêté. Elle coupa court à ses songeries avant que n'arrive le moment fatidique du baiser. De toutes manières, son train arrivait en gare.
Elle enlaça sa mère avec force sur le quai et respira profondément son odeur si familière.
— Ma petite fille, chuchota sa mère.
À ce stade, peut-être pouvons nous appeler la mère d'Aell par son prénom ; elle se nomme Bérénice.
Aell, donc, prit place dans la voiture à côté de Bérénice et jeta son sac de voyage sur les sièges arrières.
— Comment ça se passe avec Enio, depuis qu'il est là ?
— Il va mieux qu'il y a une semaine, affirma Bérénice, mais ce n'est pas encore la joie. Il a appelé son épouse hier soir et ils se sont apparemment un peu mieux exprimés tous les deux ; ça reste quand même tendu. Et toi, ma petite Aell ? Comment va ?
— Bien, plutôt bien. Je suis toujours dans ma petite routine.
Elle appuya le menton sur sa main et regarda par la fenêtre, mélancolique.
— Et ton homme dont tu nous as tant parlé à Noël ?
Aell refoula ses larmes :
— J'ai peur d'être allée trop vite, maman.
— Oh, Aell... s'attrista Bérénice. Tu veux me raconter ?
— On a passé le nouvel an ensemble, et avec d'autres personnes de l'école de musique. On a dansé pendant tout une chanson, c'était... indescriptible.
— Positif ou négatif ?
— Positif, très positif. Il a pourtant fallu que je gâche tout à la fin... Je l'ai embrassé.
Bérénice fit un écart sur la route, abasourdie : sa fille avait fait le premier pas ?! Dans un domaine qu'elle n'avait jamais expérimenté ?
— C'est formidable Aell ! Comment as-tu réussi à te délier de ta timidité ?
— L'alcool, maman... l'alcool. Mais ce n'est pas une bonne chose ! Après, j'ai paniqué, j'ai quitté la soirée, je suis rentrée chez moi en courant. Et j'ai évité Roy les semaines suivantes, et puis maintenant ça fait presque quatre mois et c'est trop tard pour changer les choses.
— Trop tard ? Trop tard n'existe pas ! Tu as paniqué après l'avoir embrassé parce que tu pensais qu'il ne voulait pas de toi ? Ou parce que tu venais de plonger dans l'inconnu ?
— Parce que je plongeais dans l'inconnu. J'ai bien vu qu'il voulait de moi, je... j'ai juste effleuré ses lèvres et lui, il m'a vraiment embrassée.
— French kiss ?
— French kiss, rit Aell.
— Aah, un rire enfin. Bon. Ma chérie, je t'aime, tu le sais, n'est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Parfois, tu peux être vraiment courge, ma fille. Un homme te montre qu'il t'aime, tu l'aimes en retour, mais tu fuis au galop et tu fais la morte pendant quatre mois.
Bérénice fut alors prise d'un fou rire qui dura bien cinq ou six minutes, sans qu'elle puisse décrocher le moindre mot ni reprendre son souffle. Aell, mi-vexée mi-amusée, croisa les bras et se concentra sur le paysage en réprimant le sourire qui lui montait aux lèvres.
— Mon cœur, tu ne devrais pas t'empêcher de tenter ta chance maintenant sous prétexte que tu as un peu cafouillé. Va le voir et parle-lui, au moins tu seras fixée...
— Il est passé à autre chose, c'est sûr, rétorqua amèrement Aell. Je vais l'embêter en lui rappelant cet épisode.
Bérénice répondit par un regard moralisateur.
— Maman ! protesta Aell.
— Arrête de penser à la place des gens, Aell. Tu n'as pas le droit de faire des suppositions sur ce qui se passe dans la tête de ton Roy et de les prendre ensuite comme une vérité absolue. Surtout si cette fausse vérité te rend aussi malheureuse !
— Ça ne me rend pas malheureuse, bougonna Aell.
— Ça te pourrit les moments de ta vie où tu te remémores ça. Nuance, je l'admets. Ne le nie pas, ça se lit sur ta figure.
Aell garda le silence, songeuse. Se montrer devant Roy lui demanderait un effort émotionnel surhumain, c'était certain. Serait-ce vraiment rentable ? Serait-elle réellement soulagée après lui avoir parlé ? N'aurait-elle pas, au contraire, mille et une nouvelles pensées intrusives en tête ?
Lorsque mère et fille arrivèrent à la ferme familiale, la chienne avertit son maître de leur venue en donnant de la voix. Elle s'apaisa en reconnaissant Bérénice, et Aell dans un second temps. Le père d'Aell, Frédéric, sortit de la maison avec un immense sourire aux lèvres. Enio le suivait de près. Il avait une mine grise, cirée et tirée par la fatigue. Aell les prit tous les deux dans ses bras et ferma les yeux le temps d'apprécier d'être enfin avec eux.
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