— Hé, Aell ! lança Yüna en arrivant à la pension. J'ai oublié de t'en parler samedi à la répète, mais on s'est dit avec Elåm qu'on irait voir un groupe français en concert à Stockholm, dans un mois ; on y passera le week-end pour visiter un peu, aussi. Ça te dirait d'y aller avec nous ?

— Ouais, carrément ! C'est quel groupe ? Peut-être que je les connais s'ils sont français.

— J'en doute, leur ascension est toute récente. Ils s'appellent les Bérèverres.

— Bérets Verts ?

— Oui, quelque chose comme ça. Bref, ils sont extra, ils font un espèce de jazz emo, c'est unique en son genre. Alors, tu viendras ?

— Oui, oui, je ne manquerais pas une occasion de voir des français en concert à Stockholm ! Tu m'enverras leur Spotify pour que je les découvre un peu avant d'y aller ?

— Bien sûr, pas de problème.

Et un mois plus tard, après s'être bien imprégnée de leur musique effectivement unique – ce qui n'était pas pour lui déplaire –, Aell pénétra à la suite de ses amies dans une grande salle de concert, pouvant contenir approximativement deux mille personnes. La première partie était un petit groupe local qui chauffa bien le public avant l'arrivée du groupe tant attendu.

Ils étaient quatre hommes, tous coiffés du même béret vert et affichant le même sourire mi-triomphant, mi-espiègle. Dans un premier temps, Aell ne reconnut pas le guitariste. Il faut dire que ses cheveux avaient poussé et qu'ils ombrageaient son visage, à présent ; mais lorsqu'il plia puis déplia rapidement les doigts avant de gratter les cordes de son instrument, le cœur d'Aell dégringola dans sa poitrine. Elle n'avait connu qu'un homme avec ce tic bien précis, et avec cette silhouette maintenant qu'elle y faisait attention. Et puis, ce regard, elle le reconnaîtrait entre mille.

Roy se tenait bel et bien à trente mètres d'elle, une Gibson flambant neuve entre les mains – rêve qu'il n'avait pu exaucer du temps de leur vie commune –, rayonnant sur scène. Aell ne reconnaissait aucun de ses compagnons musiciens. Elle brûla soudain d'envie d'en savoir plus, de l'entendre raconter comment il était arrivé là, comment il avait réalisé son rêve.

Yüna la prit par le bras pour danser avec elle et Elåm, si bien qu'Aell perdit Roy des yeux, caché par les têtes et les corps des gens trop grands s'étant permis de se placer juste devant elle et ses amies. Elle dansa donc et tâcha d'oublier l'image de Roy avec ses cheveux mi-longs, son béret et sa Gibson.

Le concert s'acheva plus vite que ce qu'Aell aurait voulu. Roy ne l'avait pas remarquée au milieu des centaines d'autres personnes présentes, bien sûr ; quelque part, cet anonymat la soulageait. Elle n'aurait su comment réagir s'il l'avait reconnue.

— Ils signent des autographes à la sortie ! s'écria Elåm surexcitée, tirant ses amies derrière elle pour parvenir au groupe la première.

Et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Aell se retrouva nez à nez avec Roy. Elle se mit à rire, gênée, voulant disparaître. Roy, quant à lui, avait la mâchoire décrochée et une expression de choc profond sur le visage.

— Hey, dit-elle presque sur un ton d'excuse.

— Salut, répondit Roy en reprenant contenance. Tu veux un autographe ou...?

— Non, non, j'accompagne juste cette demoiselle, refusa Aell en désignant Elåm.

Yüna les regardait tous les deux avec les yeux écarquillés.

— Tu le connais ? demanda-t-elle à Aell en suédois, n'ayant pas compris un mot à leur échange en français.

— Oui, on a été ensemble quatre ans, il y a une éternité. (Elle se tourna vers Roy :) Vous avez été super, ce soir, je suis impressionnée de voir la tournure qu'a prise ta musique. C'est vraiment chouette.

— Merci, Aell, ça me touche... Mais dis-moi, qu'est-ce que tu deviens ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Si je m'attendais à te rencontrer à mon concert en Suède...

— Haha ! Étonnant n'est-ce pas ? Je ne m'attendais pas non plus à te voir ici. Je bosse en Suède maintenant, je garde les chiens des gens pendant la journée et je les promène. Yüna est ma collègue et la guitariste de mon groupe, et Elåm est notre batteuse. On n'a pas une portée aussi immense que celle de ton groupe, visiblement, mais on s'amuse bien. Comment en es-tu arrivé à ce stade ?

— C'est une longue histoire, rit Roy tandis que son regard chutait au sol. Je n'ai pas le temps de te raconter tout ça ce soir, désolé. Une autre fois, peut-être, si le hasard nous fait à nouveau nous rencontrer.

— Tu as raison, je vais te laisser avec tes fans ! Viens, Yüna.

Elles sortirent toutes deux de la cohue pour attendre qu'Elåm ait récupéré tous les autographes qu'elle voulait. Aell raconta les grandes lignes de son histoire avec Roy à Yüna, tout en gardant un œil sur lui, de l'autre côté de la marée de fans en folie. Une femme s'approcha de lui ; elle était du côté du staff, donc elle devait faire partie de ses proches. Elle était enceinte et tenait une petite fille dans ses bras et une autre par la main. Le doute s'installa dans l'esprit d'Aell : se pourrait-il que...? La femme embrassa Roy sur la joue, puis sur la bouche, confirmant l'intuition d'Aell.

Roy avait donc une compagne avec laquelle il était heureux et avec qui il avait deux enfants, bientôt trois. Drôle de révélation. Aell se rendit compte qu'elle n'avait jamais envisagé la possibilité qu'il ait reconstruit une relation amoureuse après la fin de la leur. Chaque fois qu'elle s'imaginait ce que sa vie pouvait être devenue, elle l'imaginait célibataire. Comme elle s'était trompée !

Ce soir-là, elle ne dormit pas. Écoutant les respirations de Yüna et Elåm dans la chambre d'hôtel, elle se repassait le film de sa brève discussion avec Roy. Elle devait bien avouer qu'une part d'elle n'était jamais passée à autre chose. En même temps, comment oublier un premier amour aussi bouleversant, comment oublier une histoire aussi tendre et leur lien si fort et sincère ? Impossible. Elle allait devoir se résoudre à ce douloureux pincement au cœur.

Et lui, dans l'avion, ne dormait pas non plus. Eléonore s'était endormie tout contre lui, dans ses bras, et son ventre gonflé reposait à demi sur ses cuisses ; leurs deux fills, Azur et Cléo, étaient elles aussi assoupies l'une contre l'autre près du hublot. Roy les contempla, sa famille, ses amours, celles pour qui il donnerait sa vie sans la moindre hésitation. Et pourtant... Pourtant une femme le tourmentait, avec ses yeux bleus et son sourire, sa timidité feutrée, sa voix vibrante. Bien sûr qu'il l'aimerait toujours un petit peu.