Le fait est que la nouvelle obsession d'Aell pour le climat et les paysages suédois n'alla pas en s'atténuant, bien au contraire. Elle alla promener Archie au petit matin, seule avec lui, et y passa deux heures tant elle avait perdu la notion du temps, toute à son bonheur.

Le retour en Irlande, dans sa colloc, avec les bruits urbains, son train-train quotidien, fut d'une violence inouïe pour elle qui s'était déjà projetée dans cette vie étincelante qu'elle s'était si bien représentée pendant son voyage. Elle ne comptait plus les crises de larmes dans son lit le soir, prêtait à peine attention à sa nouvelle difficulté à se lever le matin : chaque micro-action du quotidien lui demandait des efforts monstrueux, elle avait l'impression de déplacer des montagnes lorsqu'elle parvenait à se brosser les dents ou se doucher.

Krista vit l'état physique et mental de son amie dégringoler à une vitesse alarmante et finit par la prendre à part à la suite d'un déjeuner :

— Aell, qu'est-ce qui se passe en ce moment ? Tu es complètement éteinte...

Son interlocutrice tenta de se dérober en haussant les épaules puis en tentant de filer par la porte ouverte de la cuisine, mais Krista la retint par le bras :

— Je ne peux pas te laisser t'en aller comme ça, enfin... Explique-moi ce qu'il t'arrive, Aell, je suis là pour t'écouter, tu te souviens ?

— Je sais, murmura Aell du bout des lèvres. Je me sens très lourde et déprimée et toujours en hypervigilance depuis qu'on est revenus de Suède. J'ai l'impression d'avoir entrevu la possibilité d'une vie plus saine et plus reposante pour moi, et je crois que maintenant je me rends complètement compte de tout ce qui pèse sur moi tous les jours avec le quotidien que j'ai aujourd'hui... C'est de plus en plus dur pour moi de vivre ainsi en sachant qu'une alternative existe.

Krista l'attira dans une brève étreinte amicale.

— Oh, Aell, je suis désolée de t'avoir laissée dépérir en silence pendant toutes ces semaines. Qu'est-ce qui pourrait t'aider à te sentir mieux dans l'immédiat ?

— Pas grand chose je crois... Des vacances, peut-être ? Quoique, ça me laisserait trop de temps pour ruminer mes pensées noires. En parler, déjà, ça m'allège. Tu m'es vraiment d'une grande aide, Krista, j'espère que tu le sais.

— Je suis contente de te l'entendre dire, s'attendrit Krista. Et sur du plus long terme, tu as des pistes qui t'aideraient à avancer ?

— Je ne sais pas... J'ai tant envie de déménager en Suède, mais je ne suis pas sûre de savoir comment m'y prendre, ou même si c'est possible.

— Je peux t'aider, pour ça. Je connais bien la Suède, et Finn aussi. On peut te donner un coup de pouce.

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Aell avait appris le suédois, un peu malgré elle, en même temps que le petit Thomas. Elle avait toujours eu des facilités à apprendre des langues, à commencer par l'anglais dans lequel elle excellait et l'allemand qu'elle avait appris au collège. Bientôt, Finn, Krista et Aell ne parlèrent plus que suédois entre eux ; cela contribua à rendre le sourire à Aell qui avait l'impression de faire un pas vers son rêve.

Et puis un midi, Krista et Finn échangèrent un regard entendu.

— Aell, amorça Krista, depuis ces quelques mois où on t'a appris notre langue, on a aussi travaillé sur autre chose en parallèle. On a trouvé un poste en Suède, dans une petite boîte locale qui propose pas mal de services liés aux chiens. Ils gardent les chiens des gens la journée, les promènent, les éduquent... On leur a présenté ton profil et ça les tente bien de travailler avec toi. Alors voilà, il ne manque que ta contribution à présent.

Les yeux ronds, Aell ne réagit pas dans un premier temps. Puis elle éclata de rire. Puis elle commença à pleurer. Finn la prit dans ses bras en esquissant un sourire amusé.

— Vous me faites une blague, c'est ça ? demanda Aell en se recomposant une expression sérieuse.

— Non... Tu aurais préféré que ça en soit une ? On peut juste dire à la boîte que finalement c'est non, il n'y a pas de souci, je...

— Tu plaisantes, Finn ? Je vais foncer travailler avec eux, c'est une opportunité extraordinaire, et puis... Même si je dois dormir dans la neige dans un premier temps, j'irai là-bas, c'est trop beau pour passer à côté ! Oh, mon dieu. Moi en Suède. Oh là là.

Krista adressa une œillade complice à son mari et tendit une enveloppe à son amie :

— C'est un contrat qu'ils te proposent dans un premier temps, qui te présente un peu mieux ce que tu ferais en travaillant avec eux et leurs conditions. Je t'ai aussi mis leur numéro de téléphone et leur site internet. On regardera ensemble, si tu veux ; ou seule si tu préfères, bien sûr.

Inutile de préciser qu'Aell ne ferma pas l'œil cette nuit-là. Elle passa des heures assise sur son lit entre les pages du contrat et son ordinateur ouvert sur le site, jusqu'à connaître par cœur les mots de l'un et de l'autre. Elle écoutait Archie respirer et regardait de temps à autres sa poitrine se soulever régulièrement et son cœur battre sous son coude. Elle n'osait y croire.