Chapitre 16
Émilia ne m'a plus adressé la parole durant tout le reste du chemin. Elle préférait jouer avec ses doigts que de faire la discussion. Mes remerciements avaient dû la mettre mal à l'aise.
« Faible. Tu n'es pas capable de garder ton rôle. »
Je peinais à ignorer ces voix. Elles faisaient maintenant partie de moi et il était impossible de ne pas y penser.
Arrivées au manoir, je me suis précipitée vers le bureau. Il fallait absolument que je trouve Orion, lui parler de ce que j'avais trouvé dans ce document.
S'il ne m'avait pas menti, il pouvait m'éclairer. Malheureusement, il n'était pas dans le bureau et je n'avais aucun moyen de le contacter. Son adresse étant inconnue, je ne pouvais pas lui envoyer de message.
La pièce paraissait drôlement vide sans lui et ses remarques. J'avais pris l'habitude de le voir assis ou allongé sur le canapé, avec mes lettres entre les mains. Il les brûlait une à une sans me demander confirmation.
Je lui ai autorisé donc ça va.
Et quand il ne brûlait rien, il posait toute sorte de questions.
Ce silence oppressant faisait régner un calme dans la salle. Un calme maladif.
C'est alors qu'on toqua à la porte ; Jarrel est entré avec un plateau d'argent en main. Dessus se trouvait une lettre bordeaux, une lettre de la part de la reine. Je l'avais à peine quittée qu'elle m'envoyait déjà une seconde lettre.
Il m'a donné cette lettre avant de repartir sans rien préciser.
Quand il ferma la porte, je m'empressai d'ouvrir l'enveloppe pour la lire.
« Chère Nefeli Vélum,
Vous voir parmi nous autour de cette table fut un vrai plaisir. Malheureusement, vous avez dû nous quitter bien tôt. J'espère que vous allez mieux à l'heure où vous lisez cette lettre. Sachez surtout que je m'excuse pour le comportement déplacé qu'a pu avoir l'une de mes dames de compagnie. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle fasse ce genre de plaisanterie avec vous.
J'aimerais vous assurer que des mesures ont été prises pour éviter que ce genre d'incident ne se reproduise à l'avenir. Votre présence est toujours la bienvenue, et j'espère que cela ne vous empêchera pas de nous rendre visite lors de notre prochain goûter.
En attendant de vous revoir, prenez bien soin de vous.
Allina Gorsa Lynor. »
Ses excuses ont été acceptées avec plaisir. Cela voulait dire qu'elle tenait à garder contact avec la fille que j'étais malgré l'animosité que j'évoquais chez ses amies les plus proches. Je ne pouvais que me réjouir. Peut-être qu'un sourire et de belles paroles suffisaient à attirer les bonnes grâces des gens.
De nouveau, on toqua à la porte. Je ne pouvais décidément pas être tranquille.
— Entrez.
La porte s'ouvrit et je pus voir le visage renfrogné du majordome à travers le cardan.
— Qu'est-ce qui se passe encore ?
— Votre invité est de retour.
Il se décala pour me laisser voir la personne que j'étais supposée attendre : Orion Pyrecrest.
Évidemment. Qui d'autre que lui pouvait arriver à l'improviste ?
— Pyrecrest. Pourquoi venez-vous toujours sans prévenir ?
— Comment voulez-vous que je vous prévienne ? Le temps d'obtenir une réponse, la journée serait déjà terminée.
J'ai fait signe au majordome de nous laisser, ce qu'il fit instantanément en jetant un regard désapprobateur à l'invité. Nous nous retrouvions donc seuls, Orion et moi, encore une fois.
— Je pense que je ne suis pas très appréciée au sein de votre foyer.
— Je n'aurais jamais deviné.
L'homme s'assit sur le canapé, là où il avait pris l'habitude de s'installer. Je ne perdis pas de temps pour le rejoindre, debout face à lui, avant de lui tendre le document que j'avais récupéré de la bibliothèque. Il regarda le bout de papier, perplexe, ne sachant pas vraiment quoi faire avec.
— Si vous ne m'expliquez pas ce que vous voulez de moi, je ne pourrais jamais deviner, vous savez ?
— Je pensais que vous saviez tout ? Ce n'est pas pour ça que vous êtes venu ?
— Je suis venu vous rendre visite seulement après avoir vu votre calèche partir en direction du manoir. Je ne suis pas un devin.
À vrai dire, je pensais qu'il l'était. Il prétendait tout savoir et, à part un devin, je ne voyais pas d'autre personne qui pouvait en être capable.
— Vous m'espionnez ?
— Que dites-vous là ? Je ne me permettrais jamais. Lorsque vous sortez en ville, vous ne passez pas vraiment inaperçue.
J'ai baissé le regard sur ma robe. Il avait raison : je n'étais pas discrète avec ce genre de vêtement et le carrosse que j'avais emprunté.
C'était une vérité parmi tant d'autres sorties de sa bouche, mais c'était agaçant. Je ne pouvais pas le contredire et effacer ce sourire satisfait qu'il avait la moitié du temps que nous passions ensemble.
J'ai ravalé ma fierté et repris la parole :
— ... Vous aviez dit que vous connaissiez beaucoup de choses.
— En effet.
— J'ai besoin de tout ce que vous savez sur le bijou du roi, prononçai-je en ouvrant le rouleau. Les trésors nationaux sont tous notés dedans et le bijou du roi aussi. Mais, regardez.
J'ai approché le rouleau de son visage pour lui montrer quelques endroits précis. Tout était inscrit dessus et pourtant tout avait disparu. J'ai senti ma voix récupérer de sa vivacité quand j'ai commencé à parler de ce bijou. Il pouvait m'être utile si je savais seulement son utilité.
— Il n'y a rien qui puisse définir ce bijou. Les mots ont été effacés, rayés ou arrachés. Mais si on regarde de plus près...
Orion prit le papier dans ses mains et le tourna dans tous les sens pour comprendre de quoi je voulais parler.
« Porte », « Talina », « Ouvrir »... Ce sont ces mots dont je voulais parler. On ne les voyait pas clairement, mais ils étaient bien là.
— On arrive à voir quelques bribes de ce qui étaient notés dans le passé.
Son sourire avait disparu, laissant place à une concentration que je n'avais encore jamais vue venant de lui. Je ne pensais pas qu'il prendrait cette question aussi sérieusement. Cependant, il semblait inquiet plus qu'autre chose.
— Alors ? ai-je insisté.
— Pourquoi vous intéressez-vous à cet objet ?
— Vous m'aviez dit que personne ne savait ce qu'était ce bijou. Et pourtant, il y a des documents qui en parlent. Vous devez forcément savoir quelque chose.
— Ça ne répond pas vraiment à ma question...
Il leva la tête vers moi, plissant les yeux comme pour percer à jour mes motivations. Son regard traduisait son agacement et j'avais l'impression d'être passée au scanner.
— Qu'est-ce que je peux faire pour que vous me fassiez confiance ?
— Me donner les informations que vous avez sur tout ce que je vous demande. C'était ça le deal.
J'ai reculé d'un pas, me redressant. Pendant un instant, j'ai oublié que j'avais affaire à Orion, le roi de la curiosité. J'étais trop détendue avec lui ces temps-ci.
— Et je suis supposée obéir sans rien obtenir en retour ? Peu importe combien de renseignements je vous donne, vous ne me ferez jamais confiance. Vous me traitez comme l'une de vos bonnes.
— C'est vous-même qui l'avez dit. Vous vouliez rester proche de moi et, en échange, vous m'aidiez sans poser de questions.
— Je n'ai jamais dit que je ne poserai pas de questions...
À mon tour, je souris. La satisfaction de le voir se taire ne pouvait être plus plaisante qu'à cet instant. Pour une fois, j'avais l'impression de le mener à la baguette.
— Très bien, reprit-il. Je vous connais. Vous n'avez jamais été honnête avec moi. Soyez-le aujourd'hui et je vous dirai ce que je sais sur ce bijou.
Son chantage me passait bien sous le nez. Je pouvais partir demander aux sorcières son utilité. Elles me répondraient sans doute.
— Je me débrouillerai. Avec ou sans vous.
— Vous ne pouvez pas. Je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête, mais je sais mieux que personne que vous n'y arriverez pas sans moi.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je ne sais pas. À vous de me le dire, annonça-t-il en s'appuyant sur le dossier du canapé et croisant les bras.
Il continuait d'insister pour que je réponde à ses questions honnêtement.
De mon côté, je commençais à douter. Il avait l'air tellement sûr que je ne pouvais pas y arriver sans lui, mais si on y réfléchissait bien, il ne savait pas ce que je comptais accomplir dans ce monde alors il ne pouvait que me mentir. Mais il n'avait fait que dire la vérité depuis le début...
De nous deux, c'est moi qui ai menti.
Après mûre réflexion, j'ai fini par accepter, me rasseyant sur ma chaise de bureau. Il suffisait que je reste vague dans mes réponses.
L'interrogatoire reprit, alors que je pris un crayon en main. J'ai commencé à le faire tournoyer entre mes doigts pour éviter de trop réfléchir aux réponses que je pouvais donner.
— Comment êtes-vous arrivée ici ?
— Noyade.
— D'où venez-vous ?
— De loin.
— Que cherchez-vous ?
— Pas grand-chose.
— Vous ne répondez toujours pas à mes questions.
— Je déteste quand vous faites ça.
L'homme se leva brusquement, avançant jusqu'à mon bureau en quelques pas déterminés. Il posa ses mains fermement sur les rebords de la table, se penchant légèrement vers moi. Son regard, autrefois calme, s'était considérablement assombri, trahissant une impatience croissante qui rendait l'atmosphère plus lourde.
— Je comprends. Votre confiance n'est pas quelque chose que j'obtiendrai facilement. Vous vouliez savoir ce qu'est le bijou du roi, n'est-ce pas ?
— C'est ça.
— Je ne sais pas.
Mon crayon se brisa en deux sous cette révélation. J'ai senti une vague de frustration monter en moi telle un torrent déchaîné. Il m'avait menti en prétendant qu'il savait des choses sur cet objet !
— Mais je sais à quoi il peut servir.
Rassurée, je lâchai le pauvre crayon.
Il aurait pu commencer par là dès le début.
— Le bijou du roi n'est pas un bijou comme les autres, vous vous en doutez. C'est un objet qui est entièrement enveloppé de la puissance de Talina. Cela fait bientôt 400 ans que cet objet existe et qu'il est entre les mains de la royauté. C'est ce qui fait que le royaume est protégé des attaques extérieures.
— Il est protégé ? Entièrement ?
— Seulement des attaques qui viennent de l'extérieur du pays. La dernière guerre que le pays ait connue s'est terminée en une grande victoire. Aujourd'hui, on fête encore cette victoire avec le bal des frontières.
— Et donc ? À part protéger le pays, il ne fait rien d'autre ?
— Ça, c'est ce que les documents officiels savent et racontent. En réalité, le bijou du roi sert de deuxième « clé » pour ouvrir les abîmes célestes, et ainsi provoquer de terribles conséquences.
— Deuxième clé ?
Si je comprends bien tout ce que me raconte le flûtiste, il y avait une deuxième clé, en plus de la pierre. Mais en général, une seule clé permet d'ouvrir une seule porte. Alors, ne voulait-il pas plutôt dire « serrure » ?
— La première... Est-ce que, par hasard, ce serait une pierre ?
— Vous connaissez l'existence de la pierre ?
Je ne savais pas si j'aimais cette discussion ou non. Plus j'en apprenais, plus je voyais des obstacles à venir sur mon chemin. Il parlait d'une clé qui n'était pas celle que je connaissais et, encore pire, se trouvait au palais. Tout cela me fatiguait.
— J'en ai entendu parler.
— Impossible. Vous voulez ouvrir les abîmes ?
— Quoi ? Pourquoi pensez-vous à ça, ai-je demandé, feignant un rire plus que faux.
— Vous voulez ouvrir les abîmes !
Il se mit soudainement à rire aux éclats : réaction totalement inadéquate à la situation.
— Pourquoi riez-vous ?
— J'ai trouvé ! Tout vos agissements, vos interrogations et votre curiosité sur ce royaume... Vous cherchiez un moyen d'ouvrir les abîmes !
— Je ne connaissais même pas leur existence avant que vous n'en parliez.
— Je ne suis pas dupe.
Et pourtant, c'était vrai.
— Imaginons que vous avez raison, vous continuerez à m'aider ?
— Je vous l'ai dit. Peu importe ce que vous faites, je vous suivrai.
— Même si ça met en danger votre famille ?
— Le temps que vous trouviez un moyen de réunir les clés, je n'aurai déjà plus de famille. Il n'y a que deux personnes auxquelles je tiens : une grand-mère qui n'a plus longtemps à vivre et une femme qui ne veut même pas de moi.
Il a des gens à qui il tient et pourtant il passe ses journées avec moi ? Mais quel genre de personne fait ça ?
— Alors je peux vous poser une dernière question ?
— Laquelle ?
— Vous savez où se trouve la pierre de lune ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Évidemment, ça aurait été trop facile.
Je pensais que les sorcières ne me seraient plus d'aucune utilité puisqu'Orion était là, mais je me trompais. Il en savait des choses, mais pas tout.
— D'où vous viennent toutes ces connaissances ?
Il ne m'a pas répondu. À la place, il m'a souri comme il le faisait d'habitude. Il avait retrouvé sa joie et son enthousiasme de tous les jours. J'ai pu observer ses mouvements, mais rien ne me paraissait anormal. Rien, si ce n'est la lueur bleue dans ses yeux. Pendant un court instant, j'ai cru apercevoir une faible lumière bleue, similaire à la couverture du livre « Les Pétales d'une Rose Perdue ». J'ai plissé les yeux, cherchant à voir de nouveau cet éclat, mais il n'y avait vraiment plus rien. Seulement Orion qui me regardait avec un air interrogateur.
Je n'ai pas cherché plus longtemps à savoir.
Si j'ai bien compris ce qu'il m'a dit, je devais réunir la pierre avec cette deuxième clé pour ouvrir la porte des abîmes. Mais comment ?
La deuxième clé se trouvait au palais. Contrairement à la pierre, je n'avais pas besoin de la chercher pendant des semaines. Mais il me fallait trouver un moyen de l'atteindre.
Le palais étant bien gardé, je ne pouvais pas m'introduire à l'intérieur tel un voleur comme si c'était un vulgaire magasin. Il me fallait un plan solide, une bonne organisation et potentiellement de l'aide. Mais laquelle ?
Le regard rivé sur la fenêtre, je ne voulais plus penser à rien. En réalité, je voulais penser à autre chose qu'à ces clés qui n'ouvrent aucune porte. Durant des nuits entières, je ne faisais que rêver de cette pierre et de ce que je pourrais faire avec, du roi et son sceau que j'obtiendrais, des sorcières et des nouvelles que je n'obtenais plus...
Avec un peu de chance, je pourrai respirer un peu dans les jours à venir.
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