Chapitre 1
J'aimais la pluie. Je la trouvais jolie, comme les larmes qui coulent sur les joues.
Et il y avait cet endroit parfait pour observer les gouttes d'eau, malgré les fenêtres cassées : une vieille voiture enfoncée dans un arbre au parc naturel de la ville. Ça faisait des années qu'elle n'avait pas bougé. Le propriétaire l'avait laissée pour la casse mais jamais personne n'était venu la récupérer.
Maintenant, c'est la mienne.
Loin du bruit, loin des enfants, j'appréciais me poser dans cette épave.
Ce jour-là, je cherchais juste à passer du temps dehors pour regarder la pluie tomber, dans le calme et sans personne pour me déranger... bien sûr, il y avait toujours Rowan, ce gamin qui me suivait partout : un élève de seconde, plus jeune que moi et pourtant beaucoup plus grand. Avec sa taille imposante et ses traits définis, il ressemblait plus à un homme qu'à un adolescent.
Pourquoi perdre son temps avec moi alors que j'étais réputée pour attirer des ennuis ? Aucune idée. Mais il supportait mon caractère, comme un chien qui revenait toujours vers son maître après avoir été puni. Rien de plus fatiguant que d'avoir quelqu'un à ses côtés en permanence.
Cette fois-ci, ce fauteuil de cuir était déjà pris.
Le ciel était grisé par les nuages remplis d'eau, et l'air était frais. Il n'y avait rien qui pouvait me mettre de mauvaise humeur, si ce n'est cette fille, installée dans ma voiture pour lire.
Elle avait une tête à s'appeler Janette ou Luciane avec ses deux tresses blondes sur les côtés et son cardigan rose. Un prénom bien typique de notre région.
Je donnai un coup dans la voiture quand la fille sursauta. Me penchant vers la fenêtre, je lui demandai d'un air poli :
– Bonjour ? Tu es... ?
Elle ouvrit grand les yeux, la bouche béante, nous fixant un à un, moi et Rowan. Elle semblait nous analyser, cherchant sûrement à savoir qui on était.
– Je... euh...
Aucun mot ne sortait de sa bouche et ça m'agaçait. Elle me faisait attendre, sous la pluie et sans honte.
J'aperçus ses manuels de cours dans son sac à moitié ouvert, posé sur le siège passager : elle était dans le même lycée que moi. Nos manuels avaient tous le blason de l'école en haut à gauche : une sorte d'étoile florale encadrée par des crayons.
Mes plans compromis, mes cheveux mouillés, mon spot volé... Je n'étais plus d'humeur à contempler la pluie et encore moins à écouter sa réponse. Je décidai de retourner chez moi, sans me priver de frapper fort le toit de la voiture avant de partir.
Le jour d'après, nous y retournions. La pluie était encore là. Elle était encore là.
La Janette était limite allongée côté conducteur, coiffée des mêmes tresses que la veille. Son pull blanc était recouvert de taches de peinture. Elle avait un gilet à carreaux qu'elle utilisait comme couverture sur ses genoux. Son sac était fermement serré entre sa poitrine et ses jambes.
J'ouvris la porte sans prévenir. Une bouffée de chaleur et une odeur de poussière m'agressèrent aussitôt. Ça ne venait pas de la fille en question, ni même de la voiture, mais de ce qu'elle tenait entre les mains : un livre.
Rowan remarqua, lui aussi, cette étrange senteur. Il fit un pas en arrière pour éviter le choc nasal, une grimace de dégoût imprimée sur le visage.
Il abuse là...
– Mais qu'est-ce que tu fous encore ici ?
C'était ma voiture, mon endroit et elle y squattait comme si ça lui appartenait. Elle n'avait pas le droit !
– Pardon, dit-elle les yeux tremblants. J-je voulais juste être au calme pour lire...
Un sourire se dessina sur mes lèvres tandis que je croisai les bras, les sourcils légèrement froncés. Je me régalais de l'absurdité de ses paroles.
– Pour lire ? Tu peux pas aller dans une bibliothèque, comme tout le monde ?
– Je savais pas que tu allais revenir !
Elle se précipita hors de la voiture, prenant toutes ses affaires avec elle. Avec son air embarrassé et ses petites mains fragiles, elle fit tomber quelques-uns de ses livres dans un mouvement maladroit. J'entendis Rowan pouffer de rire derrière moi.
Si quelqu'un la pousse, là, maintenant, je suis sûre qu'elle pourrait se briser comme du verre.
– Pourquoi t'es aussi pressée ? On a tout le temps, non ? je demandai.
Je me baissai pour ramasser quelques bouquins, faisant mine de l'aider, quand j'aperçu le livre qu'elle tenait en main, un peu plus tôt.
En plus de l'odeur qui émanait de lui, sa forme était un peu étrange : son épaisse couverture était tellement abîmée qu'elle avait du mal à tenir, le titre du livre - « Les Pétales d'une Rose Perdue » - était gravé à la main et, à l'intérieur des gravures, se trouvait un fil de lumière bleu. On aurait dit qu'il y avait tout un système électronique pour illuminer ce titre mais vu la vieillerie, c'était impossible.
Par contre, aucune trace d'un quelconque nom d'auteur.
J'observai le livre dans ma main en réfrénant une grimace.
– C'est ça que tu lisais ? Il est carrément en train de mourir ton livre là...
La jeune fille serra les lèvres et plissa les yeux, peinant à cacher son agacement.
– C'est un vieux livre, murmura-t-elle, la voix à peine audible.
Je m'installai dans la voiture, sentant son regard rivé sur moi. Rowan en fit le tour pour venir se poser côté passager. Il regardait la lycéenne sans réelle implication dans la conversation. Tout ça n'avait pas l'air de l'intéresser beaucoup.
– Est ce que... Je peux le récupérer ? demanda-t-elle alors, hésitante. S'il te plait.
Un sourire fendit mes lèvres en entendant sa voix tremblante.
Je l'intimide ?
– Ça raconte quoi ?
Je me mis à feuilleter le livre si vite qu'une page se déchira. La fille laissa échapper un petit cri de souris, on se demandait bien pourquoi. Une seule parmi des centaines, rien de bien important.
– C'est de la romance. Je pense pas que ce soit le genre de livre que tu voudrais lire.
– Ah bon ? Pourquoi ? Parce qu'il est trop long ? Parce que tu penses que je comprendrais pas ? Ou parce que tu ne me croies pas romantique ? lançai-je en agitant le livre devant ses yeux.
La jeune fille hésita, tendant la main vers le livre, presque désespérée.
– S'il te plaît Gabrielle, est-ce que je peux le-
– Gabrielle ?
Mon sourire s'élargit. D'une voix plus joviale, je répondis :
– Tu me connais ?
– Tout le monde te connaît... murmura-t-elle, son ton incertain trahissant son malaise.
Je la fixai un instant, savourant sa confusion, avant de me tourner brusquement vers Rowan, lui frappant le bras d'un geste vif.
– Wouah ! criai-je alors. T'entends ça, Rowan ? Tout le monde me connaît !
Rowan, jusque-là silencieux, me lança un regard amusé, tandis que la jeune fille restait figée, ses yeux toujours rivés sur le livre que je tenais en main.
– Elle sait qui t'es et elle est quand même restée. Tu devrais lui faire payer les taxes, non ? reprit le garçon, sachant très bien ce qu'il faisait.
Il fallait bien qu'il serve à quelque chose, celui-là.
– T'es un génie quand tu veux.
Je regardai de nouveau la fille. Rowan faisait le travail à ma place ; il ne restait plus qu'à attendre le paiement de notre chère locataire. Elle était restée deux jours dans ma voiture après tout.
Dans un élan de colère, elle expira bruyamment par le nez et répliqua sèchement :
– Je n'ai PAS d'argent.
Bien sûr qu'elle n'avait pas d'argent. Pourquoi me le donnerait-elle si facilement ? De toute manière, ce n'est pas ça qui m'intéressait.
Il y avait quelque chose qui me faisait de l'œil depuis le début de notre rencontre : c'était son trésor.
Je fixai intensément le livre qui était le centre de notre discussion. Elle ne semblait pas vouloir se séparer de cette pile de papiers imprimés et c'était exactement ce que je cherchais. Elle était déjà très anxieuse à l'idée de ne pas l'avoir entre les mains alors qu'en serait-il une fois qu'elle ne le verrait plus ?
Est-ce qu'elle va l'abîmer ? le déchirer ? Elle va me le rendre un jour ?
Je voulais qu'elle se pose toutes ces questions jusqu'à notre prochaine rencontre, qu'elle pense à moi jour et nuit.
– T'inquiète pas pour l'argent. J'ai trouvé un autre moyen, j'annonçai en tapotant son roman de l'index.
La pauvre tenta de récupérer de force son roman avec une approche rapide, la main tendue vers lui. Par reflexe et habitude, je retirai mon bras et la repoussai violemment avec l'autre. Cette dernière tomba à la renverse dans une flaque d'eau. Son jean était maintenant trempé et complètement taché. Ça allait bien avec son haut.
– Qu'est-ce que tu fais, là ? je dis, le regard vide. C'est le loyer. Tu veux arnaquer le bailleur ?
Elle me l'a donné. Elle ne peut pas le récupérer comme ça.
La fille essaya une nouvelle fois de le reprendre, mais cette fois par les mots. Elle tournait nerveusement sa bague qu'elle avait à son index.
– S'il te plaît, je dois vraiment le récupérer... Je vais me faire tuer si je le ramène pas chez moi...
Tuer, rien que ça ?
Ses supplications étaient amusantes au début, mais je commençais à m'en lasser. Face à mon entêtement, elle finit par partir, la tête baissée et les pieds trainants.
À l'extérieur, la pluie tombait sur la carrosserie de la voiture cassée, créant une mélodie apaisante. Les vitres embuées, recouvertes de gouttes scintillantes, nous cachaient la lumière du soleil. Rowan ne disait pas un seul mot. Il regardait le paysage, perdu dans ses pensées, tout comme moi. Allongée sur le siège usé et bercée par le son mélodieux du temps, je finis par m'endormir.
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Les jours passèrent et Janette ne revoyait toujours pas la couleur de son livre. Quant à moi, j'en terminais la lecture, bien installée sur mon lit.
Si on me demandait mon avis sur "Les Pétales d'une Rose Perdue", je dirais que c'est l'une des pires histoires que j'ai jamais lues. L'héroïne était peut-être gentille mais c'était sa seule qualité.
Si on peut appeler ça une « qualité ».
Au fond, c'était juste une ennuyante demoiselle en détresse, indiscrète et immature, qui ne savait pas se débrouiller toute seule. Elle se faisait toujours sauver par un homme viril et chevaleresque qui était prêt à tout pour elle. À plusieurs moments, je voulais m'arrêter mais j'aimais, d'une certaine manière, critiquer ce roman fantastique. C'était une manière de me vider la tête et de me défouler après avoir trop pensé pendant la journée.
Alors que je lisais enfin la dernière page du roman, j'entendis un bruit sourd taper contre ma fenêtre. Je tournai rapidement la tête en direction du bruit mais il n'y avait rien. Seulement une forte pluie, encore.
"Ils vécurent heureux dans leur royaume en tant que roi et reine."
C'était la dernière phrase du bouquin.
Une blague. Ça devait forcément en être une.
Luciane était si absorbée par le livre que je pensais au moins y trouver quelques rebondissements, mais le seul élément qui aurait pu être intéressant n'a même pas été développé.
De toute façon, je n'ai jamais aimé lire.
Ça n'était pas une de mes passions. C'était même loin d'être le cas. Il n'y avait d'ailleurs aucune bibliothèque dans ma chambre : que des dessins de baleines et requins sur les murs et un bureau pas plus long qu'un mètre. Je n'étais pas à l'origine de toutes ces images mais ça rendait l'ambiance de la chambre plus chaleureuse. Avec ces poissons, on en oubliait presque le tas de vêtements toujours installé par terre pour accompagner la déco.
À nouveau, j'entendis ce même bruit taper contre la vitre. Je pensais qu'un oiseau s'était cogné, mais deux fois de suite, ça me semblait étrange. Je décidai alors de me lever pour voir ce qu'il se passait dehors. C'est seulement à ce moment-là que je sentis mes chaussettes se mouiller, comme si j'avais sauté dans une flaque. De l'eau dans ma chambre. Pourtant la fenêtre était bien fermée et il n'y avait aucune fuite.
– Carla ! Criai-je sans recevoir de réponse.
Je hurlai à nouveau mais toujours rien.
Doucement, le niveau de l'eau commença à augmenter. J'essayai de sortir de la chambre pour directement appeler Carla, ma tutrice, et la prévenir de l'inondation, mais l'entrée était verrouillée. Pourtant, il n'y avait pas de serrure !
Alors que je frappais de toutes mes forces sur la porte pour qu'on vienne m'aider, je sentis des gouttes d'eau tomber du plafond. Je levai la tête ; ça sortait de partout. J'étais complétement tétanisée devant ce décor qui fondait sur moi. Des ondulations commencèrent à se former sous mes pieds, prenant vite la forme de vagues, et les poissons peints sur le mur prirent vie pour plonger dans l'eau qui m'arrivait déjà aux genoux.
De peur que les vagues m'emportent ou que l'un des dessins vivants m'attaque, je reculai jusqu'à la fenêtre. Je pris la poignée et la tournai dans tous les sens pour l'ouvrir mais cette foutue vitre ne bougeait pas d'un millimètre.
Je pris alors la première babiole que je pouvais trouver et la jetai sur le verre, mais elle rebondit simplement. Je tentai à nouveau mais je manquai ma cible, les vagues devenant plus destructrices et imposantes. Je n'arrivais même plus à tenir debout.
– Carla, ouvre-moi ! Lucas ! Venez m'aider ! Vite ! criai-je dans la panique.
J'eu beau gueuler aussi fort que je pouvais, recrachant mes poumons, personne ne vint. Ne m'entendaient-ils pas ?
Plus l'eau montait, plus j'avais du mal à marcher. À tel point que la nage n'était plus une option.
Tout autour de moi flottait ou se noyait dans l'eau gelée de ma chambre. Ma trousse et mon sac étaient vides et se baladaient entre trois petits poissons, ma couverture tournoyait en suivant le rythme de la marée, mon lit était complètement décollé du sol... même la table du bureau dansait avec les mini baleines.
Tout bougeait, sauf le livre. Il se trouvait au centre de la pièce, planté comme un pique, donnant l'impression que c'était lui qui faisait tout ce merdier.
Il n'y avait plus que ma tête hors de l'eau, n'ayant plus pied dans ma propre chambre. Je manquais d'air et je me faisais bousculer par tout ce qui avait pris vie. À ce moment-là, je vis deux possibilités : soit, avec la pression de l'eau, la vitre se casserait et je pourrais de nouveau respirer normalement ; soit j'allais crever dans ces conditions.
Ça y est, on me punit...
C'est seulement après quelques secondes, qui me parurent des heures, que je perdis réellement connaissance.
L'apnée ? Pas pour moi.
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