΅ ΧΧΧVIII ΅
Lorsqu'il entra dans sa boutique ce matin-là, il faisait encore noir dehors, et la lumière n'était pas allumée ; c'est pourquoi il mit les pieds sur un papier qui traînait dans le passage, et se gamella copieusement sur le paillasson. Il n'a jamais été un garçon très dégourdi, surtout avec ses pieds.
Faire l'inventaire du chapelet de jurons qui lui traversa l'esprit ne serait pas nécessaire ; il se releva donc pesamment, en faisant attention à ne pas heurter la décoration — l'entrée de sa boutique était un peu exiguë —, alluma la lumière, et constata que la feuille de merde sur laquelle il s'était ramassé était maintenant chiffonnée — cheh —, et qu'elle provenait de sa boîte à lettre, ou fente dans la porte d'entrée qui ne sert pratiquement jamais parce que Pierrot se fait livrer les papiers du travail à domicile.
Qui a bien pu mettre ça là ? Se demanda-t-il en se penchant pour la ramasser — c'est à ce moment que son nerf ciatique se dit qu'il serait de bon ton de se faire connaître, et qu'il lui procura une vive douleur dans le fessier ; Pierrot prit quelques secondes pour ignorer ce désagrément, puis prit la feuille chiffonnée.
Il s'agissait d'une coupure de magazine, vraisemblablement, avec une sorte d'interview exposée entre deux personnes, non présentées sur la page qu'il avait. Ça parlait de Jésus, et du fait qu'il parle toujours en paraboles, et que c'était donc difficile de se plonger réellement dans ce qu'il disait, car il fallait sans cesse interpréter — et l'une des personnes se plaignait fortement de ce caractère arbitraire de la Bible.
Moi j'aime bien, ça fait comme des petites histoires...
L'autre personne de l'interview/dialogue était plutôt de l'avis de Pierrot, et la première lui dit que c'était une vision d'enfant que d'apprécier de telles paroles comme des choses légères et simples. Pierrot plissa le nez, non content de se faire traiter d'enfant, mais déjà la page prenait fin, et il n'aurait sans doute jamais la suite de ce dialogue. Il retourna la feuille, mais il n'y avait que des pubs au dos — miam des haricots verts Bonduelle —, ce qui n'était pas un divertissement fantastique.
Bah. Je me demande pourquoi on m'a donné ça.
Il lança la feuille chiffonnée dans la poubelle à côté du comptoir, et alla dans son atelier pour aller commencer le croquis de la rose qu'il ferait à Monsieur Journ, qui même s'il n'était que sept heures, l'attendait déjà sûrement de pied ferme à la boulangerie.
L'idée arriva d'elle-même dans la tête de Pierrot, qui ne mit pas trop de temps à appliquer sur le papier ce qu'il comptait faire pour son artisan préféré. Il s'amusa même à mettre un florilège de détails sur le dessin, car il savait que Monsieur Journ adorait ça, lui qui avait toujours été fan d'art baroque.
Bon, bah on va y aller, se dit Pierrot en regardant l'heure sur son téléphone, se disant dans le même temps qu'il avait assez de temps d'ici l'ouverture de la boutique pour aller faire un tour.
Alors il sortit, ferma derrière lui, et se dit en passant devant sa vitrine qu'elle aurait bien besoin d'un peu de nettoyage ; elle n'était pas décorée, et montrait l'intérieur de la boutique, mais sa paroi se faisait sale avec les quelques orages de neige qu'ils avaient essuyé ces derniers jours.
Il faudra que je pense à aller voir papa, aussi, se rappela-t-il en hochant la tête pour lui-même, souriant d'avance à l'idée de revoir son père.
En marchant, son cerveau s'abîma tout seul dans ses pensées, et il en vint bientôt à se demander pourquoi Jésus parlait tout le temps en paraboles, au lieu de parler franc-jeu et de leur dire les choses en face.
Il n'était pas trop loin de la boulangerie, qui ouvrirait dix minutes plus tard ; il s'arrêta donc au milieu de la rue, et sortit son téléphone pour le demander à son poto Google. C'était même plutôt remarquable que l'orèvre ne se soit jamais posé la question auparavant.
Alors, réfléchit-il en bougeant ses pouces au-dessus de son écran pour les réchauffer. Des mots-clefs. Pourquoi... Jésus... Parabole.
N'écrire que ces quelques mots lui prit mille ans ; mais enfin, au bout de deux minutes — le temps est l'une des choses les plus relatives qui soient —, il put appuyer sur le bouton de recherche, et tout de suite, ce cher poto lui proposa un site, sur lequel il cliqua sans y regarder à deux fois. Il ne le sut pas et ne le saura jamais, mais il avait cliqué sur un site retranscrivant les passages de la Bible.
« Si je leur [la foule] parle en paraboles, c'est parce qu'ils regardent sans regarder, et qu'ils écoutent sans écouter ni comprendre — Il nous a déjà dit un truc comme ça il n'y a pas longtemps, non ? . Ainsi s'accomplit pour eux la prophétie d'Isaïe :
Vous aurez beau écouter, vous ne comprendrez pas.
Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.
Le cœur de ce peuple s'est alourdi :
ils sont devenus durs d'oreille,
ils se sont bouché les yeux,
de peur que leurs yeux ne voient,
que leurs oreilles n'entendent,
que leur cœur ne comprenne,
qu'ils se convertissent,
— et moi, je les guérirai. »
Conclusion : les paraboles servent à faire comprendre les délires du ciel aux cons comme Pierrot, qui n'arrivent pas à comprendre quoi que ce soit tous seuls.
Je dois être encore plus bouché que les autres alors, étant donné que je ne comprends pas non plus ses paraboles...
Au final, il haussa les épaules et reprit sa marche jusqu'à la boulangerie.
אבא
"Je me suis fait défoncer, déclara Pierrot d'emblée en entrant dans la chambre d'hôpital de son père, un début d'après-midi plus tard."
Son père ne put réprimer un semblant de sourire en le voyant, et Pierrot se dépêcha de s'approcher pour lui faire la bise.
Depuis qu'il était réveillé, son père ne pouvait pas réellement bouger, à cause de son alitement trop prolongé ; tous ses muscles étaient à rééduquer, les cordes vocales et la langue y compris, donc même s'il essayait parfois de dire quelque chose, Pierrot n'entendait qu'une vague bouillasse, et sa tronche les faisait en général rire tous les deux — même si le rire non plus n'était plus la spécialité de son père.
Malgré tout, le jeune homme persistait à vouloir savoir des choses de son père, même s'il ne comprenait rien, et son père aimait bien pouvoir être écouté, même si le plus souvent, il avait lui-même envie d'apprendre des choses sur le quotidien de son fils.
Pierrot s'était demandé au début si son père pouvait se souvenir de tout ce qu'il lui avait dit pendant son coma — si oui, ce serait un peu gênant — mais non, il faisait comme s'il était juste content de le voir, et ne disait rien à propos de ce que Pierrot avait pu lui confier, tous domaines confondus.
Et honnêtement, Pierrot ne savait pas trop s'il le prenait bien ou pas.
Mais avoir son père bien vivant devant lui, souriant et content de le voir, ça lui faisait tellement chaud au cœur qu'il ne pouvait que sourire, tout le temps de sa visite et la demi-heure d'après. Il l'avait constaté la veille, quand il avait croisé sa tronche d'imbécile heureux en arrivant chez lui.
"Tu veux qu'on reprenne là où je m'étais arrêté hier ? Demanda Pierrot à son cher papa, faisant allusion au long résumé de sa vie sans lui depuis trois ans, que le coma lui avait fait rater."
Son père acquiesça, les sourcils froncés, essayant sans doute de se souvenir de tout ce que Pierrot lui avait dit — il y avait eu beaucoup et peu de choses, dont la manière dont il avait pris assez d'argent dans l'héritage de sa mère pour s'acheter une nouvelle boutique et la garnir, mais aussi comment il s'appliquait à tout remettre sur son compte en banque depuis grâce à son salaire.
"Alors, si tu te souviens bien, j'avais dix-huit ans à ce moment-là, reprit Pierrot après s'être assuré que son père était prêt. Le début de la boutique a été assez compliqué, j'ai dû piocher plus que ce que j'avais prévu dans mon compte en banque, mais c'était le temps de me faire un nom. Pour lancer un peu l'affaire, j'ai dû participer à des trucs du patrimoine et présenter mon métier dans des écoles, c'était gênant, mais j'ai commencé à avoir une petite clientèle — son père sourit, se souvenant sans doute de ses propres efforts au début de sa carrière, même si pour le cas de Pierrot, c'était uniquement pour SURVIVRE. Mais sinon, quand j'ai commencé à avoir un salaire convenable en tant qu'orfèvre et ferronnier d'art, parce que j'avais un double diplôme, tu te souviens — son père hocha la tête —, j'ai fait une formation d'ouverture sur la bijouterie et l'horlogerie, même si l'un me sert plus que l'autre. Maintenant, je répare des montres, des horloges grand-mère, et je restaure des bijoux."
Il s'arrêta un instant lorsqu'il croisa le regard de son père. Il avait l'air heureux, mais en même temps, ses yeux étaient un peu bizarres.
"Papa ? Tout va bien ?"
Il acquiesça vivement, et fit signe avec ses mains que tout allait bien, mais son fils n'était pas dupe. Cet éclat dans ses yeux, c'était celui du remords.
"Faut pas que tu t'en veuilles de n'avoir pas été là, tu sais, balança-t-il sans trop réfléchir. Il fallait bien que j'entre dans la vie d'adulte à un moment, et puis, le prêt est plus que remboursé à la banque, j'ai même rajouté de l'argent à l'héritage de base. Tout est good."
Mais son père dodelina de la tête, pas vraiment convaincu. Pierrot sentait que ce qui le gênait, c'était simplement de n'avoir pas été là pour assurer son rôle de parent.
Archibald n'était pas quelqu'un de très démonstratif ni d'émotif, mais il avait un grand sens de la famille, et il avait toujours dit à Pierrot qu'il souhaitait être avec lui toute son adolescence et une partie de sa vie d'adulte pour pouvoir l'aider, que ce soit pour les factures, les tâches ménagères ou la bouffe ; évidemment que maintenant qu'il avait passé trois ans dans un lit, il se sentait mal. Pierrot se sentirait sans doute un peu pareil à sa place, mais il ne lui en voulait vraiment pas — même si cette réponse ne contenterait jamais son cher papa.
"Arrête de culpabiliser, tenta-t-il tout en sachant que ça ne changerait rien. Si tu veux, je te passe mes comptes à faire, et on est quittes ?"
Son père lui sourit franchement. Ah. Bon, au moins ça lui referait la main pour quand il devrait reprendre le travail.
En parlant de reprendre...
"J'ai continué de payer l'achat de ta boutique, après que tu sois parti, annonça-t-il d'ailleurs, conscient qu'il risquait fort de se prendre une beuglante — mais il devait lui en parler, alors taïaut. Au début j'étais mineur, alors je faisais mes études normalement, mais quand j'ai eu dix-huit ans, l'huissier est venu à la maison et m'a demandé de payer ce que ton début de coma t'avait fait manquer, et ce n'était pas trop, alors j'ai utilisé l'héritage de maman pour ça, aussi. Depuis que je travaille, je termine de payer ton local, du coup. Et tu pourras travailler de nouveau quand tu iras mieux."
Il passa sous silence le fait que l'huissier lui ait proposé de vendre le local, le brave homme étant conscient de la situation familiale un peu catastrophique du garçon. Seulement, Pierrot avait toujours voulu garder le lieu de travail de son père, parce qu'il y était attaché, et que son père avait planché comme pas possible pour l'obtenir, et qu'il le savait très bien. Il avait conscience que son père avait besoin de revoir son local s'il se réveillait, parce que c'était son accomplissement, sa vie. Alors oui, Pierrot s'était endetté, mais il avait pu rembourser, et puis même si présentement son père lui en voulait d'avoir fait ça pour lui, il savait que c'était la meilleure chose qu'il ait pu faire.
"D'ailleurs, reprit-il avant que son père n'ait pu l'incendier, il faudra que tu refasses faire une clef de ta boutique, ou que tu changes de serrure, parce que l'ancienne clef a été perdue dans ton accident et que je n'ai pas le droit d'en refaire une autre, vu que je ne suis pas proprio. Donc dis-toi que je n'ai touché à rien, je pouvais même pas entrer. "
Sa moue piteuse tira quand même un gloussement de l'alité. Bah. Pierrot savait que dans l'histoire, il était mille fois perdant, de toute façon.
" BONJ- OH, bonjour Pierr- oh, murmura Niall en entrant dans la pièce, se figeant tout à fait quand il fut dans la ligne de mire de deux regards bleus. Monsieur ? Bonjour ?"
Pierrot eut envie de mourir de rire en voyant l'irlandais se décomposer progressivement au fil de sa phrase, mais observa attentivement la réaction de son père, qui, lui, resta immobile à fixer Niall assez longtemps pour qu'il ait très clairement envie de mourir sur place.
Ça c'est mon Padre, ça.
L'une des choses que Pierrot adorait le plus chez son père, c'était sans conteste son sens de l'humour. Aucune limite. Et son physique intimidant jouait tout le temps en sa faveur.
"Bonjour Monsieur, vous vous êtes réveillé il y a longtemps ? Demanda Niall du bout des lèvres en s'approchant à petit pas du lit pour atteindre le dossier du patient, son regard paniqué suppliant Pierrot de lui apporter de l'aide — et qu'on soit clair, jamais de la vie l'orfèvre ne ferait ça."
Archibald hocha la tête d'un coup sec, ce qui acheva de tétaniser Niall sur place.
"Euh bah, bien, bien... Enchanté, moi c'est Niall, je suis- je suis étudiant ici..."
Il lui tendit maladroitement sa main pour qu'il la serre, mais le père de Pierrot la regarda dédaigneusement. Et l'irlandais, pendant le long silence qui suivit, devint progressivement aussi blanc qu'une craie.
Je crois que si je ne fais rien, Niall va faire un malaise.
Cependant Pierrot n'eut pas le temps d'amorcer un geste ; Archibald gloussa, et explosa de rire à côté de lui, ce qui déclencha sa propre hilarité. Niall les regarda tour à tour sans comprendre, tout rouge.
"Qu'est-ce que vous avez ?
— OH, TA TÊTE, NIALL, JE CROIS QUE JE M'EN REMETTRAI JAMAIS, cria Pierrot à moitié en manquant s'étaler par terre tellement ses abdos le secouaient."
L'irlandais rougit d'autant plus qu'il vit qu'Archibald lui tendait sa main en retour, cette fois les yeux hilare, avec un grand sourire.
"Archibald, articula-t-il difficilement en se montrant. Papa de Pier-rot.
— Vous m'avez fait peur, Archibald, murmura Niall, une main sur le cœur. J'ai cru que je vous avais vexé... J'ai l'habitude de rentrer en disant bonjour, mais-
— En hurlant, non ? Le coupa Pierrot, pince-sans-rire.
— Euh, ouais, mais à ma décharge, il ne m'entendait pas, râla l'irlandais, faisant pouffer le père de Pierrot. Bon bah, enchanté, monsieur. Je viens vous faire vos petits checks de la journée, et je passe une fois la semaine pour m'entraîner au boulot d'hôpital, j'étudie au campus d'à côté."
Archibald acquiesça, attentif. Pierrot ne voulait pas déranger, alors il décida de s'en aller.
"Je vais y aller, moi, les visites sont bientôt finies. Tu passeras le bonjour au bouffon et aux autres ? Demanda-t-il à l'irlandais en faisant la bise à son père."
Niall le regarda bizarrement.
"Qui ?
— Wilhelm, lui répondit Pierrot sur le ton de l'évidence, avant de se rendre compte qu'il l'avait appelé bouffon à voix haute."
Oh putain de bordel de caca-
"Ne lui dis pas que j'ai dit ça ! Supplia-t-il aussitôt son ami, en panique, son père ricanant à côté de lui — décidément toujours un soutien en situation de crise.
— C'est de loin le surnom le plus approprié qu'on lui ait jamais donné, ricana Niall lui aussi, feuilletant les fiches qu'il avait dans les mains. T'inquiète, je suis une tombe. Tu reviendras demain ?
— Non, j'ai du taf. Mais monsieur Journ passera bientôt te revoir, normalement, lança-t-il à son père, qui acquiesça depuis son lit. À plus ! Et réapprends à parler rapidement, surtout, que tu puisses m'engueuler comme il se doit !"
Il entendit son père glousser, et Niall lui demander que quoi il parlait, puis il se dirigea vers dehors, prévoyant de manger macdo.
Faudra que je pense à en rapporter à papa, lui qui a toujours détesté la bouffe d'hôpital...
...Non, je vais attendre qu'il se plaigne.
Nierk nierk.
אבא
Mt 13, 13-15
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