΅ ΧL ΅
« Attends, elle a dit quoi ? »
Pierrot explosa de rire, l'oreille collée à son téléphone, en plein appel avec son père, alors que ses mains s'activaient sur des moules destinés à la création de la rose de Monsieur Journ. Depuis une semaine que son père était réveillé, celui-ci mettait toute son énergie à essayer de parler à nouveau, et ainsi, il pouvait appeler Pierrot en pleine journée s'il avait envie de papoter, ce qui évitait au jeune homme de se déplacer sur ses horaires de travail. Et présentement, il racontait à son fils comment l'une des infirmières de garde avait tenté de l'aguicher d'une manière extrêmement évidente l'autre soir, et Pierrot en était écroulé sur sa table.
S'il fallait bien savoir quelque chose à propos de son père, c'était qu'il s'était juré de ne pas avoir d'autre compagne que la mère de Pierrot après sa mort, ce qui convenait parfaitement à son fils, mais qui conduisait à ce genre d'incidents malheureux, où sa beaugossitude trop élevée lui attirait des milliers de filles comme une flopée d'hirondelles. Et encore, en général, elles venaient l'admirer à son orfèvrerie, avec son tablier en cuir et ses muscles saillants — croyez Pierrot quand il vous dit que son père est BEAU et CHARISMATIQUE.
« Mais tu me connais, j'ai dit que je suis marié, comme d'habitude, continuait son père au bout du fil — technique élaborée pour ne pas avoir à dire qu'il était veuf, parce qu'en général ça mettait une ambiance un peu bizarre —, mais tu sais ce qu'elle a dit ?
— Non ? Gloussa Pierrot d'avance, imaginant tout et n'importe quoi qui ferait réagir sa mère d'en haut et l'enverrait donner des baffes à cette infirmière de garde.
— 'Oh, allez, elle le saura pas', ricana son père. J'ai même pas osé lui dire que ta mère avait suivi toute la conversation ! »
Pierrot eut un hoquet, quelques larmes de rire s'échappant de ses yeux. Ça pour sûr, sa maman avait tout vu.
« Elle n'a pas été trop difficile à rejeter ?
— Non, elle a été appelée juste après à l'autre bout de l'hôpital, mais sur le coup, ça m'a bien fait rire. »
Je pense bien que l'appel à l'autre bout de l'hôpital n'a pas été commandité au hasard, railla Pierrot intérieurement.
La cloche de sa boutique sonna soudain, et il envoya un sourire au combiné, lâchant les moules de ses pétales de rose.
« Je dois te laisser, le devoir m'appelle.
— J'ai entendu ! Je te rappellerai bientot, ça m'a fait du bien de parler un peu avec toi !
— Moi aussi, tu peux m'appeler quand tu veux ! À plus ! »
Il raccrocha le premier et partit dans la boutique, tombant nez-à-nez avec quelqu'un qu'il ne s'attendait pas à voir là.
Tiens donc, le bouffon.
Les cheveux de Wilhelm étaient toujours ébouriffés, son sourire toujours narquois, et- pardon ? Une fille était pendue à son bras ?
Pierrot écarquilla légèrement les yeux en reconnaissant les cheveux de celle qu'il avait vue dans son rêve, et ne sut pas trop comment réagir — la première question était de savoir s'il y avait une possibilité pour lui de tomber amoureux d'elle, même s'il en doutait fort puiqu'elle n'était pas vraiment son type de fille, et qu'elle était accrochée au bras du bouffon d'une manière qui indiquait inconsciemment leur statut mutuel.
« Bonjour Pierrot, lui sourit Wilhelm avec un petit signe de la main. Je te présente Leah, ma copine, qui a voulu m'accompagner pour cette petite sortie... »
Le regard que le jeune homme couvait sur cette Leah était bien trop chocolat cœur coulant pour que Pierrot ait une moindre chance de sortir avec. Mais alors, pourquoi est-ce qu'il avait ressenti cette euphorie pour elle en se réveillant ?
« Bonjour, le salua Leah à son tour, avec un accent qui lui rappelait fortement celui de Niall, et un air absent qui indiquait qu'elle n'avait pas entièrement toute sa tête — raison de sa présence au campus pour handicapés, éventuellement.
— Bonjour, vous formez un joli couple, les complimenta Pierrot, en se faisant la réflexion que si Wilhelm était un bouffon pur souche, la jeune femme avait plutôt l'air de sortir d'une histoire de princesse, avec ses cheveux châtain foncé tournés en anglaises, ses joues roses, son petit nez et sa peau pâle. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— J'aurais quelque chose à te faire réparer, si ça ne te dérange pas, et des chaînes à te commander, lui expliqua Wilhelm en sortant un gilet ornementé de type costume trois pièces du sac qu'il avait à la main. Sur mes autres pièces je change les chaînes quand elles s'abiment, mais celui-là a sa chaîne directement cousue sur lui, et elle est en mauvaise état, alors je voulais savoir si tu peux changer les maillons qui sont tordus et en mettre de nouveaux à la place. »
Pierrot prit d'abord le vêtement avant de se projeter, et observa ladite chaîne, qui menait à un crochet sans montre.
« Ouais, je change de montre régulièrement avec. Mais elles vont bien, celles-là. »
D'accord, d'accord, je ne pose pas de questions... acquiesça Pierrot en pensée, se faisant la réflexion que Wilhelm n'avait pourtant pas l'allure d'un mec qui porte beaucoup de vêtements distingués — à ses yeux, du moins.
La chaîne en question avait été effectivement directement cousue sur le gilet, de telle sorte qu'on ne pouvait pas avoir accès à l'extrémité cousue, car cachée entre les coutures et la doublure, et qu'ainsi on ne pouvait pas la détacher le temps de faire les réparations. Et conformément à ce que Wilhelm avait dit, certains maillons semblaient prêts à se fendre, et d'autres étaient tordus, ce qui brisait l'effet fluide de la chaînette.
« C'est une belle pièce, commenta Pierrot en attardant brièvement son regard sur les broderies violettes et vert-de-gris du gilet. Et la chaîne a l'air d'être vieille, mais elle n'est pas oxydée. Tu l'as d'où ? »
Le bouffon se rengorgea, et Pierrot découvrit à peu près à ce moment-là à quel point Wilhelm est féru de couture et d'histoire.
« C'est ma grand-mère qui me l'a passé, il était à son grand-père avant elle. Et c'est normal que la chaîne ne soit pas oxydée, je m'occupe de la traiter régulièrement, même si elle a quand même pris quelques coups avec le temps. Tu peux la réparer ?
— Il faudrait que je sache quel métal c'est. Tu utilises quel traitement ? Demanda Pierrot, approchant la bête de ses yeux pour observer le métal.
— Étain.
— Ah, je crois que j'ai des maillons en étain en réserve, je vais voir. Tu as besoin de commander des chaînes, tu as dit ? »
Le bouffon hocha la tête, et Pierrot sortit un catalogue de montres et leurs accessoires de sous son comptoir.
« Je te laisse choisir là-dedans. Je reviens dans trois minutes, je vais chercher les maillons. »
Il tourna les talons et partit dans son atelier, direction une pièce qui servait peu mais qui contenait pleins de trucs super précieux : sa réserve de pierres, diamants, bagues, et concrètement, le genre de matériel qui craint si on est cambriolé. C'est d'ailleurs pour ça que pour accéder à la réserve, il fallait avoir une clef + un code + une reconnaissance d'empreinte — Pierrot est peut-être parano, mais il ne s'est jamais fait cambrioler figurez-vous.
Il effectua donc son rituel de reconnaissance anti-danger, et alla chercher les maillons en étain qu'il pouvait bien avoir en réserve — une vieille dame était venue lui déposer des bijoux une fois, et il avait pu récupérer leurs composants, de même qu'il avait dû en commander un jour mais que la personne n'était jamais venue chercher sa commande.
« Je suis de retour, annonça-t-il en franchissant le pas de la boutique — il préférait prévenir, depuis qu'il avait fait faire un mini arrêt cardiaque à une cliente car son pas était silencieux. Tu trouves ce que tu veux ? »
Il trouva les deux clients penchés sur le catalogue, ayant retenu quelques pages avec leurs doigts.
« Oui, il y a même trop de choix, soupira Wilhelm en levant les yeux vers lui. Je ne m'attendais pas à ce que tu sois aussi bien fourni ! D'habitude, la bijouterie où je vais n'a que des trucs chers et peu diversifiés, mais là... »
Il ne va quand même pas se plaindre que je négocie des prix avec mes fournisseurs ?
« Il y a des sièges pour vous, si vous comptez hésiter longtemps, les prévint quand même Pierrot avant de poser ses boîtes de maillons sur son comptoir pour travailler. Vous pouvez vous poser là, ou dans les canapés... »
Leah préféra les canapés aux chaises hautes, et ils partirent s'y asseoir, Wilhelm sortant une liste de sa poche.
Il y a donc des gens qui se font des listes de trucs à acheter dans une bijouterie. Why not.
Mais Pierrot baissa les yeux sur le gilet qu'il devait soigner, et sortit sa petite loupe d'œil pour comparer les tailles de ses maillons avec ceux qu'il devait remplacer — ça, et pour déterminer si le bouffon traitait le métal de sa chaîne correctement, ou s'il fallait faire un traitement avant d'ajouter de nouveaux éléments, aussi.
Pas mal pas mal... Se dit Pierrot en lui-même en notant qu'il n'y avait aucune tache noire sur le métal de la chaîne, principal défaut de l'étain lorsqu'il s'oxyde. Et mes maillons à moi...
Il galéra un peu en prenant sa petite boîte, mais constata avec une joie immense que les maillons qu'il avait faisaient exactement la même taille que ceux du gilet, et qu'il pouvait donc faire la modification sans procéder à aucune livraison de deux semaines. Il retira donc sa petite loupe d'œil pour prendre ses toutes petites pinces sous son comptoir, mais sursauta jusqu'au plafond en voyant le bouffon penché sur ses mains.
« Tu as ce qu'il faut, alors ? S'intéressa-t-il en relevant le regard vers lui. Ou il faudra qu'on repasse ?
— J'ai les bons maillons, je m'apprêtais à remplacer ceux qui sont abimés justement, sourit Pierrot d'une manière un peu forcée, ne supportant pas bien la proximité que Wilhelm instaurait — le bouffon sembla le comprendre, puisqu'il se recula la seconde d'après, et Pierrot se sentit ainsi bien mieux. Vous avez choisi ce que vous voulez prendre, alors ?
— Euh, ouais, juste on aura besoin d'un payement en plusieurs fois, si ça ne te dérange pas, rougit Wilhelm en détournant le regard, gêné.
— Aucun problème. Quelles références ? »
Pierrot nota ce qu'il devrait commander aussitôt les deux clients partis, et retourna à son ouvrage, les prévenant qu'ils pouvaient faire un tour le temps d'une demi-heure, le temps pour lui de finir sa petite modif.
« Je pense qu'on va rester là, Leah supporte mal le froid, répondit Wilhelm en regardant sa copine, toujours assise sur le canapé, en train de regarder les quelques passants qu'on voyait par la baie vitrée. C'est joli tout ça, c'est toi qui les as faits ? »
Il montrait la caravelle, et l'univers de Belle et Sébastien.
« Oui.
— Et ça te prend combien de temps ?
— Bah, quelques mois, peut être ? Je me souviens pas bien. »
Il préféra ne pas s'étendre, appliquant toute son attention à démailler les maillons faibles de la chaîne.
« Tu voudras que je rallonge la chaîne, au passage ? Ou la longueur t'allait ? »
Wilhelm tourna sa tête vers lui, tiré de sa contemplation de la caravelle.
« La longueur était très bien, merci. D'ailleurs, ça me coûtera combien, ça ? »
Boh, pas beaucoup...
Pierrot jeta un œil à sa petite boîte de maillons, et vit le prix. Bon. De toute façon, il ne remplaçait pas tant de maillons que ça, il n'y en avait que dix.
« Cent euros pour les maillons, dix euros pour moi. Ça aussi, tu auras besoin de le payer en plusieurs fois ?
— Non, ça ça va. »
Pierrot hocha la tête pour lui-même, puis repartit à son ouvrage. Il sentait vaguement le regard du bouffon sur lui, mais choisit de ne pas trop s'y attarder, se concentrant plutôt sur son activité. Leah vint voir la vallée des Alpes, à un moment, et ce fut un nouvel instant de louanges en son honneur, puis il finit sa réparation, Wilhelm fut très content, il le paya, et lui assura qu'il reviendrait parce que chez lui c'était très cool et moins cher que chez les autres bijouteries de la ville.
« D'ailleurs, tu fais des trucs d'extérieur, aussi ? S'intéressa le bouffon après une dizaine de minutes à parler boulot. Genre des balustrades, des balcons...
— Non, j'ai pas fait ferronnier d'art. Enfin, si, au début, mais j'ai changé de branche parce que j'avais un corps de faible et que ça collait pas avec le métier — ça fit sourire Wilhelm. Parce que ça t'intéresserait ? J'ai des contacts, si tu veux.
— Moi non, mais j'ai un ami qui en avait besoin il y a pas longtemps, et il me semble qu'il cherche toujours. Tu en connais, qui font des portails ouvragés comme on en trouve dans les cathédrales ? »
Pierrot sourit en une seconde.
« Mon père, si tu veux. Quoique, je ne sais pas quand il sera vraiment prêt à reprendre le travail, il est encore alité, mais je sais que ça lui ferait plaisir de reprendre sur un travail d'envergure comme celui-là. Ton ami avait une date limite ?
— Non, il est désespéré. Il peut tout prendre.
— Je peux te passer le numéro de mon père alors, et tu lui communiqueras. Quoique, je vais lui demander avant pour être sûr que ça ne le dérange pas, sinon je t'enverrai vers quelqu'un d'autre, réfléchit Pierrot à voix haute en sortant son téléphone de sa poche. Tu me passes ton numéro ? Je te tiendrai au courant.
— C'est très gentil à toi, merci beaucoup, lui sourit le bouffon, attardant son regard sur son visage de la même drôle de manière qu'il l'avait fait lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Tu sais, tu me rappelles vraiment quelqu'un, mais je suis incapable de situer qui et quand. »
Pierrot ne sut pas trop quoi lui dire. À lui aussi ça lui faisait ça, mais il savait qu'avant de le rencontrer, il n'avait jamais vu Wilhelm, et que pour le coup, c'était la première fois qu'il rencontrait quelqu'un comme lui.
« J'imagine que je ne suis pas un exemplaire unique, ironisa l'orfèvre en prenant le petit bout de papier avec le numéro de Wilhelm. Tu as besoin d'autre chose ?
— Oui, quand est-ce que je repasse pour venir chercher mes chaînes ?
— Je t'appellerai, et laisserai un message sur ta messagerie si tu n'es pas disponible. Oh, d'ailleurs, dis-moi un numéro au pif ?
— Quatre, répondit Leah à la place de son copain. Quatre c'est bien. »
Va pour le quatre, acquiesça Pierrot en se le notant en lui-même.
« Eh bien c'est tout bon pour moi. Passez une bonne journée ! »
Et les deux clients s'en furent, et il partit passer sa commande de chaînes, rangeant le numéro de Wilhelm dans la coque de son téléphone pour ne pas le perdre.
Je sens que papa va reprendre le travail plus tôt que prévu, sourit-il pour lui-même, content de pouvoir remédier à son ennui de l'hôpital.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro