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Quand il ouvrit les yeux, au petit matin, il s'étonna de la chaleur qui l'entourait, alors que sa couette semblait s'être envolée. Ses murs aussi, d'ailleurs. Autour de lui, des rumeurs de marché bruyantes voyageaient, s'interpelant et se répondant entre elles.
Encore fatigué, il ouvrit un œil, et fut aussitôt aveuglé par un rayon de soleil dirigé droit sur lui. Il ferma la paupière par réflexe, encore trop groggy pour se faire la réflexion que non, sa chambre n'est pas orientée à l'Est d'habitude. Puis cette idée se fit son chemin dans son cerveau, et il admit que c'était possible que sa chambre ait bougé de place, mais que si un rayon du soleil passait dans sa chambre, c'était qu'il n'avait pas fermé les rideaux correctement. Il rouvrit donc un œil, en mettant sa main en visière — on est un génie ou on l'est pas —, constatant que tout ce qui se trouvait devant lui, c'étaient des gens et un ciel bleu immense.
Bah mon frère, même le mur je l'ai pas mis hier soir, songea-t-il en refermant les yeux, se dandinant pour essayer de trouver une position plus confortable.
Ce fut approximativement quand les cailloux sur lesquels il était raclèrent contre le sol et griffèrent sa peau qu'il comprit qu'il n'était pas dans son lit. Perdu, il se redressa complètement, prenant une grande inspiration et constatant qu'il était dehors, sur du sable-graviers-cailloux-poussière ignoble, en plein sous un soleil de plomb, vêtu comme un chiffon, avec des sandales usées et une tête probablement terrifiante — des épis déformaient déjà sa tignasse de rêve, il aurait dû se laver les cheveux —, le visage et le corps couverts de poussière qui gratte.
Il se releva prudemment, chancelant un peu aussi, sous les regards inexistants des gens qui l'entouraient. Personne ne faisait attention à lui, alors qu'il dormait sur le trottoir ?
Mais qu'est-ce que c'est que ce rêve ?
Il remarqua également que tout le monde était à peu près vêtu comme lui, avec des tuniques naturelles et des pagnes pour certains, des sandalettes, des ceintures parfois précieuses, et de temps en temps des bijoux.
Certaines coiffures de dames lui inspirèrent tout de suite de nouvelles créations pour sa boutique, et il aurait voulu prendre le calepin qu'il avait toujours dans sa poche, mais rien, sa tunique simple n'en avait pas. Il la redressa un peu et se mit à marcher, en quête d'un endroit où boire — il n'avait pas bu la veille, même après ses deux délicieux gâteaux, et il le regrettait un peu maintenant.
Où vont tous ces gens ? Se demanda-t-il en constatant que personne ne se ressemblait, et que beaucoup partaient en voyage, leurs familles entières juchées sur des charrues tirées par des bœufs épuisés et couverts de sueur, et tous eux aussi empoussiérés comme des balais centenaires.
Au détour d'une rue, il croisa une fontaine, et se dépêcha d'aller s'y désaltérer, ou voulut le faire mais remarqua que les voyageurs s'en servaient pour se décrasser, et que ceux qui étaient venus tirer de l'eau avaient emmené des récipients avec eux pour en récolter au plus proche de la source, qui était bien plus propre que le bassin. Or, lui, n'avait que sa tunique, ses sandales et un drôle de slip s'il en croyait la sensation qu'il avait autour des cuisses à chaque pas qu'il faisait un pas.
Il voulut demander à une demoiselle qui remplissait son outre si elle voulait bien l'aider, mais dès qu'il s'en fut approché, elle recula vivement et s'éloigna en se cachant le visage.
Je sais que je ne vous ressemble pas, ô gens qui ont la peau bronzée, mais les endives ont le droit de boire aussi, pesta le jeune homme intérieurement en ne voyant pas qui d'autre pourrait lui donner à boire, étant donné que tous le regardaient suspicieusement après son altercation rapide avec la demoiselle.
Pourtant, faute à sa timidité maladive en public, il ne se révolta pas et s'éloigna, traînant un peu des pieds. Bon sang, qu'est-ce qu'il avait soif. Et qu'est-ce qu'il faisait chaud !
J'ai quand même été vachement inspiré pour créer tout ça, c'est Dorémi qui m'a insufflé autant de choses ? S'étonna-t-il en se promenant, lorgnant tous ceux qui buvaient à des gourdes. C'est super réaliste.
Il marcha quelques temps, mais bientôt, son estomac s'éveilla, et il se demanda comment manger. Autour de lui, les charrues, qui partaient toujours dans le même sens d'ailleurs, et qui étaient par conséquent bloquées dans un bouchon monstre, commençaient à manger de la viande séchée — qui ressemblait à de la vieille peau — et des fruits qu'il n'avait jamais vu.
Ça j'ai pas pu l'inventer, se dit-il en voyant des fruits ressemblant à du raisin plissé ovale couleur caca.
Puis il se perdit dans une réflexion profonde, où il se demandait avec quel objet de son quotidien son cerveau avait bien pu se dire 'tiens donc, inventons un rêve où il fait super chaud et où les gens ne parlent pas français mais yolo on les comprend quand même'. De manière étonnante, il ne trouva rien. Puis, il se souvint d'un article qu'il avait lu quand il était enfant, alors qu'il rêvait énormément, où il était dit que les rêves étaient incapables de recomposer les mains correctement ; elles pouvaient être très longues, courtes, crochues, avec un nombre de doigts aléatoire, mais jamais comme dans la réalité.
Ce serait quand même fou, se dit-il en levant sa main droite vers ses yeux. Bah elle n'a pas changé hein.
Cinq doigts, dix ongles bien proportionnés et moches comme son métier l'obligeait à les avoir, ses cuticules rongés parce qu'il aimait bien grignoter pour passer le temps. Rien d'anormal.
De manière logique, ça veut dire que je ne rêve pas, raisonna-t-il en approchant des bords de la ville, où les maisons s'espaçaient — drôles de maisons d'ailleurs, on aurait dit des pâtés de sable-pierre en forme de cube et, de manière générale, de paralléléyoupipède rectangle, d'autant plus qu'il n'y avait aucune fenêtre. Mais si je ne rêve pas, je ne vois pas comment j'aurais appris une langue en... Il est quelle heure ?
Il eut le réflexe stupide de regarder à son poignet, mais bien évidemment, sa montre avait disparu. Et pas d'horloges autour de lui non plus. En tournant la tête pour s'en assurer, il vit un cadran solaire accroché à un mur.
Sérieusement ? Qui lit encore l'heure avec ça ?
Par chance, il avait dû restaurer et décorer un cadran solaire pour un riche bonhomme récemment, et avait donc dû apprendre comment lire dessus pour savoir comment positionner le cadran correctement.
Il se mit donc en face de l'objet, mais ne comprit pas en voyant qu'il était vingt heures. Il n'avait pas pu dormir aussi longtemps, et même, comment aurait-il pu apprendre la langue que ces gens parlaient autour de lui ? Il comprenait tout ce qui se disait, et le mot ''recensement'' revenait tout le temps — comme si c'était un mot qu'on utilisait souvent —, mais il était bien sûr que ces 'r' et ces sons prononcés n'étaient pas du tout français ni même européens — il avait beau être une quiche en géographie, il comprenait bien qu'il n'était pas en Turquie.
Il manquait plus que ça, soupira-t-il en voyant les nuages dans le ciel commencer à s'assombrir, annonçant la nuit qui allait bientôt tomber. Je dois me trouver à boire, à manger, et un lit plus confortable que les graviers.
Un bref regard autour de lui ne l'aida pas beaucoup, les gens disparaissant peu à peu dans leurs habitations, ne laissant que les charrues qui obstruaient chaque rue avec un vacarme épouvantable, les conducteurs se hurlant dessus les uns les autres pour savoir qui bloquait le passage.
« Où vont tous ces gens ? Demanda Pierrot à un enfant qui passait par là. »
L'enfant ne daigna même pas tourner les yeux vers lui et se dirigea vers la charrette la plus proche, à laquelle il déroba des objets rapidement avant de s'éloigner dans le noir.
« Hé ! Voleur ! L'appela Pierrot en lui courant après, certes perdu mais encore responsable de ce qu'il voyait. »
L'enfant courut plus vite en l'entendant, slalomant entre les voyageurs pressés, qui ne le voyaient même pas. Le jeune homme l'eut bientôt perdu de vue, à cause de l'obscurité qui tombait et du talent du môme pour faire l'anguille.
J'aurai essayé.
Il sa balada donc, en quête d'une autre fontaine, regardant les gens autour de lui pour s'inspirer de leurs vêtements et de leurs visages. Quitte à faire un rêve, autant qu'il serve.
Plus il marchait, plus la circulation empirait, et il fut bientôt en-dehors de la ville, guidé dans sa marche par le long serpent de charrettes et de marcheurs, qui allaient tous au même endroit, soi-disant pour se faire recenser, s'il attardait ses oreilles auprès de certains qui discutaient.
Il demanda auprès de ceux-là un peu de nourriture, et ils le renvoyèrent méchamment — ce refus le fit rougir de honte et il s'éloigna du cortège pour rejoindre une autre branche du convoi, qui venait d'autrepart et rejoignait sa semblable un peu plus loin. Là, il s'échoua auprès d'un couple beaucoup plus sympa, qui, en plus de lui donner des fruits et de l'eau, lui proposa de rester avec eux.
« Vous êtes vraiment aimables, les remercia Pierrot en se mettant à marcher auprès du mari, qui guidait les bœufs. Vous vous appelez comment ? »
Le goût des fruits qu'il avait observés plus tôt n'était pas idéal, mais son estomac à l'agonie s'en satisfaisait.
« Je suis Joseph, fils de Jacob, et voici ma femme, Marie, se présenta l'homme avec un sourire charmant pour sa femme. Elle est enceinte depuis plus de huit lunes.
— Ça veut dire que vous serez bientôt parents ! S'extasia Pierrot. Moi je suis Pierrot, fils d'Archibald. »
Il choisit de copier Joseph pour la présentation, vu qu'il ne semblait pas avoir de nom de famille.
« Je ne le connais pas, s'étonna Joseph. Tu viens de loin sans doute ?
— Oui, ma sœur m'a envoyé ici pour la faire recenser à sa place, elle est gravement malade, bricola le jeune homme en sachant à quel point la pâleur de sa peau devait étonner par ici, où tous arboraient un teint mat et très bronzé. »
Joseph acquiesça et Marie prit la parole, sa voix très douce se faisant à peine entendre au-dessus du bruit des charrettes.
« Nous prierons pour elle, si tu veux, dit-elle avec un sourire tendre. Comment s'appelle-t-elle ?
— Louisa, mentit à moitié Pierrot, étant donné qu'il était fils unique mais que Louisa était le nom de sa mère. C'est très gentil à vous.
— C'est normal, répondit Marie en secouant doucement la tête, ses yeux immensément doux lui conférant un charme indéniable. »
Joseph portait lui aussi une apparence aimable, mais il restait assez charismatique pour faire un peu peur à leur invité, bien que son physique soit charmant.
« Quand serons nous arrivés ? Je dois avouer que j'ai un peu perdu la notion du temps, demanda le jeune homme en baissant les yeux.
— Nous y serons tard ce soir, tu peux venir avec moi si tu es fatigué, s'inquiéta Marie en désignant une place à côté d'elle, sur le véhicule.
— Je me sentirais mal de ne pas porter compagnie à mon hôte, s'excusa le brun en secouant la tête. Il est plus juste que je marche.
— Ça ne me dérange pas, vas-y, ta pâleur ferait peur à un mort, l'invita Joseph à son tour en désignant la charrette du menton. Je peux marcher seul.
— Merci beaucoup alors, s'inclina Pierrot en rejoignant Marie, poussant un soupir d'aise en s'asseyant sur quelque chose de solide non caillouteux. Vous êtes un très beau couple, les complimenta-t-il ensuite en commençant déjà à s'assoupir.
— Merci Pierrot, lui sourit Marie, lui permettant de plonger dans le pays des rêves en rêve. »
Plusieurs fois au cours du voyage, il se réveilla et discuta avec les deux futurs parents, qui étaient aussi gentils et accueillants qu'ils étaient beaux. Il en apprit ainsi plus sur eux, comme le fait qu'ils étaient mariés depuis six mois mais que Marie attendait un enfant depuis la venue d'un ange qui l'avait mise enceinte par le pouvoir du ''Saint Esprit'' — l'explication était un peu vaseuse aux yeux du jeune homme mais leurs regards étaient ce qu'il y avait de plus droit alors il décida de les croire —, que la date du terme était très proche et qu'ils avaient donc hésité à aller se faire recenser, et que ce serait d'ailleurs un miracle si elle accouchait une fois rentrée seulement ; que l'enfant s'appellerait Jésus — je suis en bad trip complet moi ce soir —, et qu'ils allaient à Bethléem pour le recensement.
Cette dernière information avait été demandée pour tenter de se repérer sur la planète mais aucun pays ne venait en la mémoire de Pierrot, qui devrait penser à ouvrir un atlas un jour.
Vers le milieu de la nuit, Marie s'était endormie dans la charrette, et Pierrot n'y arrivait plus ; il décida de se lever et de rejoindre Joseph, qui marchait toujours à côté des bœufs en l'unique compagnie de son bâton de marche.
« Pas trop fatigué ? Demanda Pierrot pour entamer la conversation. »
D'un calme serein, le futur père tourna la tête vers lui.
« On fait avec, haussa-t-il les épaules avec un sourire calme. Tu t'es reposé ?
— Oui, merci beaucoup pour ça d'ailleurs. On arrive dans combien de temps tu penses ?
— Moins d'une heure, le rassura le jeune homme — il ne devait pas voir cinq ans de plus que Pierrot. Tu voudras rester avec nous, ou tu repartiras de ton côté ?
— Je... J'aimerais rester avec vous, avoua Pierrot en rougissant. Vous êtes vraiment aimables et je ne sais pas trop où aller.
— Tu n'as pas de famille ? S'étonna Joseph. Et ta sœur ?
— Elle vit seule, on ne se voit jamais, soupira le français en se disant que c'était un demi-mensonge. Elle m'a appelé il y a quelques jours pour la première fois depuis trois ans — ça pour le coup c'est complètement faux. Sinon, mes parents sont morts, j'ai perdu mon logis et je ne sais pas où travailler.
— Je ne sais pas quoi te dire, soupira Joseph pour lui. Tu pourrais rentrer avec nous à la maison, je sais que Marie serait d'accord, et tu pourrais travailler avec moi. Je suis charpentier.
— J'ai des talents d'orfèvrerie, plaça Pierrot en souriant, je m'y amuse depuis mon enfance, ajouta-t-il en songeant que son discours n'avait pas beaucoup de sens. Ça te serait utile ?
— Je ne travaille pas le métal, s'excusa Joseph, mais tu pourrais vendre des bijoux dans le village oui, je connais le forgeron, tu pourrais voir s'il a du travail pour toi.
— Merci beaucoup pour ce que vous faites pour moi, remercia Pierrot, les larmes aux yeux devant tant d'altruisme.
— C'est normal voyons, sourit le futur père, de petits plis apparaissant aux coins de ses yeux bruns. Au fait, tu viens de loin ? Je crois n'avoir jamais vu d'yeux bleus comme les tiens, ni de peau aussi pâle.
— Ah, oui, ma famille a beaucoup voyagé, rougit Pierrot en baissant lesdits yeux bleus vers le sol. Ça ne te dérange pas, cette différence ?
— Non bien sûr, je trouve tes iris magnifiques. Ce bleu ressemble au ciel étoilé lorsqu'il n'y a pas de nuages. C'est vraiment sublime.
— Merci, chuchota le jeune homme en fixant ses pieds. C'est gentil.
— C'est surtout vrai. N'en sois pas gêné.
— Non, je n'ai juste pas l'habitude d'être complimenté, avoua le brun doucement. Mais, j'avais une question.
— Oui ? »
Pierrot douta une seconde, craignant de briser cette amitié tout juste créée avec Joseph.
« Cet enfant...
— Oui ?
— L'histoire de l'ange... »
Joseph devina la question tout seul mais ne s'en contraria pas.
« Tu n'y crois pas ?
— Tu étais là ? Quand c'est arrivé ?
— Non, sourit Joseph, imperturbable. Nous n'étions pas encore mariés, alors je n'avais pas de motif valable d'être chez elle. Je n'ai pas vu la scène. Mais je crois Marie.
— Je ne pourrais pas à ta place, dit Pierrot à voix basse, ne voulant pas que la future maman, certes endormie, l'entende.
— Tu ne crois pas en Dieu ? S'étonna Joseph.
— Pas plus que ça.
— Eh bien... Sache que moi non plus, au début, je ne croyais pas à l'histoire de l'ange. J'aurais bien voulu, quand elle me l'a dit pour la première fois, mais au fond de moi, je ne pensais pas ça possible. Je me suis rendu compte qu'elle était enceinte avant le mariage, alors je lui ai proposé d'interrompre les préparatifs discrètement et de la renvoyer chez elle, mais la nuit même de la prise de cette décision, j'ai moi-même reçu un ange chez moi, en rêve. »
Pierrot haussa un sourcil, dubitatif.
« En rêve.
— Oui, mais ce n'était pas un songe normal, tenta d'expliquer le futur père avec cet air calme qui ne le quittait pas. Au matin, non seulement je m'en souvenais entièrement et non pas par bribes, mais j'étais à présent intimement convaincu que Marie m'avait dit la vérité. Tous mes doutes s'étaient envolés, je n'arrivais même pas à les raviver. Je croyais, et c'était tout. Dieu s'est manifesté en ma femme pour lui donner un fils, alors même qu'elle est toujours vierge, et ce fils va révéler notre Seigneur au monde. »
Cette histoire ravivait des souvenirs profondément enfouis en Pierrot, et il ne savait pas quoi en penser.
« Alors cet enfant n'est pas de toi ni d'un quelconque homme, conclut-il en jetant un œil vers la forme allongée de Marie derrière eux.
— C'est ça. Je ne peux qu'être heureux pour Marie, qui a su attirer l'attention de notre Seigneur sur elle.
— En toute honnêteté, je n'ai jamais rencontré femme aussi douce et gentille qu'elle, affirma le français en butant sur un caillou de la route. Oups.
— Tout va bien ? S'inquiéta Joseph en gardant une posture imperturbable.
— Oui, t'inquiète. »
Puis un silence s'installa entre eux, le seul son des roues écrasant les cailloux de la route se faisant entendre dans le silence. Le cortège qu'ils suivaient s'était lui aussi apaisé, les enfants étant endormis et les parents luttant pour ne pas les imiter. Cette histoire de recensement était quand même bien pénible : tant de monde affluant dans une seule ville ne pouvait qu'aboutir à un problème au niveau des logements.
« Vous pensez dormir où ce soir ? S'inquiéta soudain Pierrot. Vous avez des amis à Bethléem ?
— Non, je pensais aller dans une auberge encore ouverte, mais ce plan me semble un peu à l'eau, admit Joseph en regardant tous les gens devant et derrière eux. Ça ne me dérange pas de dormir à la belle étoile, mais Marie... »
Le regard qu'il offrit à sa femme couchée dans la charrette reconvainquit Pierrot au sujet de l'amour tant il était tendre.
« Tout sera complet, prédit Pierrot en serrant les lèvres. Ils recensent encore à cette heure ?
— Non, nous pourrons y aller demain, ce n'est pas un problème, éluda le futur père d'un geste de la main, mais où dormir, ça... Il ne fait pas encore trop froid à cette heure de la nuit, mais je peux t'assurer qu'au plus proche de l'aube, c'est polaire.
— Je veux bien te croire, grelotta un peu Pierrot — il ne devait à cet instant pas faire plus de dix degrés. Est-ce que des habitants accepteraient d'héberger Marie, tu penses ?
— Le fait qu'elle soit enceinte gênera, surtout aussi proche du terme, soupira Joseph. Personne ne voudrait avoir affaire à un accouchement chez soi en plein milieu de la nuit.
— C'est vraiment ce soir que ça doit venir ? S'inquiéta le brun en regardant la jeune femme derrière eux à nouveau, qui se tenait le bas du ventre les sourcils froncés.
— À peu près oui, et elle a déjà eu des fausses alertes, sourit Joseph négligemment. Mais ce serait réellement gênant si elle accouchait ce soir. Il faudrait trouver un endroit chaud hors d'une habitation.
— Je n'en connais pas, répondit Pierrot en regardant ses pieds, regrettant de ne pas avoir de poches pour y mettre ses mains froides. »
Le silence reprit sa place autour d'eux, Joseph gardant son éternel air paisible et Pierrot se creusant la tête pour trouver un endroit potentiel où loger Marie, qui serait compatible avec un accouchement si accouchement il devait y avoir. Cependant, il eut beau chercher deux heures — la lune avait assez tourné pour qu'il puisse voir une nette différence avec son ancienne position —, sa tête restait vide de tout.
Bientôt, les murailles de Bethléem se dessinèrent à l'horizon, des torches placées dans les tours de guet luisant comme des phares pour les bateaux — à cet instant c'était plus pour les badauds mais passons. Des soupirs se firent entendre chez les autres voyageurs, mais Joseph ne fit que sourire plus. Quel homme imperturbable.
« Quand est-ce qu'on réveille Marie ? Demanda Pierrot à son nouvel ami en se frottant un peu les mains, quasiment congelées et les pieds douloureux de marcher sur des pauvres semelles de cuir.
— Je serais d'avis de la laisser dormir le temps que nous arrivions aux portes de la cité, et après nous aviserons, déclara Joseph avec sagesse — et avec une classe enviable. Si elle ne se réveille pas avant, je m'en chargerai.
— C'est sûr, c'est toi son mari, acquiesça le français en penchant ses yeux sur les cailloux du chemin grossier qu'ils parcouraient depuis plusieurs minutes, qui avait remplacé les cailloux tout court. J'angoisse pour cette nuit.
— Oh, pourquoi ?
— Disons que j'ai un mauvais pressentiment, marmonna le plus jeune en lançant un regard vers Marie, recroquevillée sur elle-même dans la charrette. »
Et il avait eu raison.
Trois heures. Ça faisait maintenant TROIS BORDEL D'HEURES qu'ils parcouraient cette ville de long en large pour trouver une maison qui pourrait accueillir Marie, mais tout était complet, chaque maison hébergeait déjà une ou plusieurs familles de voyageurs, et les autres habitants, s'ils ne dormaient pas déjà, rasaient les murs pour esquiver les charrettes pressées et ne pas se faire interpeller. Pierrot eut beau argumenter en parlant de l'enfant, en suppliant presque, les autochtones fuyaient toujours plus, et les auberges restaient complètes.
« Nous avons fait le tour, conclut enfin Joseph quand ils furent revenus dans la rue principale, sans logement et sans courage pour le français, qui admirait le futur père pour son calme légendaire, décidément à inscrire dans les annales — il regrettait que tout ceci soit un rêve, il aurait aimé s'en souvenir au réveil. Je pense que nous pouvons maintenant chercher un espace libre pour poser la charrette et- »
Il fut coupé par Marie qui gémissait dans ladite charrette, en se serrant fortement le bas du ventre, le visage crispé.
Oh non, je t'aime beaucoup mais ne commence pas, supplia Pierrot mentalement, soulagé de la voir se détendre après quelques secondes.
« Je crois que l'enfant est proche, sourit Joseph en se redressant encore plus, si c'était possible — en plus d'être serein en toute circonstances, sa posture était irréprochable.
— Je n'en serais pas aussi heureux si j'étais toi ; une nuit dehors comme premières heures de vie n'est pas quelque chose de bienheureux pour un enfant, lui rappela le français en commençant à diriger les bœufs vers un endroit libre, qu'il avait repéré durant leur lente déambulation à travers la ville un peu plus tôt. »
Seulement, au premier mouvement amorcé par la charrette, Marie se redressa encore, ses plaintes durant plus longtemps que précédemment. À nouveau, elle se rallongea. Pierrot avait littéralement arrêté de respirer. Il avait peur de ce qui allait se passer.
La charrette avançait lentement pour ne pas perturber le sommeil de la future maman, mais ils durent passer par un chemin TRÈS caillouteux, et Pierrot se maudit de ne l'avoir pas remarqué plus tôt, d'autant plus que la rue était trop peu large pour laisser les bœufs faire demi-tour — comme s'il aurait pu faire un créneau avec ces machins-là.
Le passage des cailloux fut évidemment un calvaire, Marie gémissant continuellement en commençant à respirer plus fort, ses mains douloureusement collées à son ventre faisant pâlir Pierrot de peur.
Il n'avait pas peur d'une femme enceinte, ni du sang s'il fallait vraiment la faire accoucher. Il avait repassé son PSC1 récemment, il savait donc quoi faire, seulement, il craignait que l'enfant ne souffre du manque de confort lié à leur nuit à la belle étoile, de même que Marie, qui était bien trop gentille et lumineuse pour risquer perdre son enfant, tomber malade ou mourir en couches — tous les scénarios étaient possibles à ce stade.
« Respire donc un peu, l'encouragea Joseph en voyant son énième regard jeté à la jeune femme. Tu es encore plus pâle qu'un rouleau de papyrus. »
MAIS QUI PARLE COMME ÇA ??? Craqua le jeune homme mentalement en espérant que son regard n'ait pas l'air fou à cet instant.
« J'apprėhende cette nuit, dit-il simplement d'une voix plus aiguë qu'à l'accoutumée en continuant d'avancer, regardant tout autour d'eux pour repérer l'endroit disponible qu'il avait vu plus tôt. Oh, regarde, quelqu'un ! S'exclama-t-il en chuchotant l'instant d'après, suivant du regard la silhouette d'un homme s'éloignant dans l'ombre. »
Le visage sérieux, Joseph partit en avant, s'appuyant sur son bâton pour marcher énergiquement — à bien y penser, cet homme avait vraiment un corps à toute épreuve : il marchait depuis le matin et trouvait encore l'énergie pour forcer le pas. Quelques minutes plus tard, il revint le sourire aux lèvres.
« Tu ne sauras jamais qui était cet homme, se réjouit-il en chuchotant toujours pour ne pas perturber Marie.
— Un aubergiste avec une chambre de libre ? Hasarda Pierrot, plein d'espoir.
— Un aubergiste oui, mais pas de chambre de libre, s'excusa le futur père en penchant un peu la tête. Par contre, il nous a proposé son étable, où logent déjà son âne, et un bœuf appartenant à un client. Le reste de l'espace est libre.
— Il fait chaud dans une étable ? Douta Pierrot, ne pouvant s'empêcher de repousser l'idée.
— Oui, ne t'inquiète pas pour ça. L'enfant ira bien. Le Seigneur est tout de même particulier dans ses décisions, quel fils glorieux naît au milieu de la paille ? Murmura Joseph pour lui-même, laissant voir à son invité le doute qui penchait sur sa conscience depuis le début de la soirée.
— Même s'il n'aura pas eu le confort au premier jour, cet enfant aura la chance de vous avoir comme parents, toi et ta femme, et je pense que c'est le meilleur cadeaux que vous puissiez lui faire, le consola le français en lui donnant une petite tape dans le dos. Alors, elle est où cette étable ? »
אבא
Là pour le coup, c'était vraiment le bordel.
Mais c'est pas possible, se lamenta Pierrot mentalement quand Marie délivra une nouvelle salve de cris déchirants.
Voici un petit résumé de la situation : dix minutes plus tôt, il trouvaient l'étable et l'aménageaient pour dormir ; les animaux dormaient contre un des murs, dos à eux, et mis à part le fait que Pierrot évitait le plus possible de regarder leur fesses — quelles manières en même temps —, tout se passait bien.
Puis vint le moment de 'décharger' Marie, où il voulut laisser Joseph faire — il ne voulait pas risquer de se faire prendre pour un voleur de femme en attrapant Marie n'importe comment —, mais dut bien se résoudre à l'aider quand la jeune femme commença à gigoter dans tous les sens, en proie à de vives douleurs dans le bas du ventre. Elle se réveilla juste avant que Pierrot n'ait à la toucher, en sueur par ses mouvements, déclarant que l'arrivée était proche, un immense sourire aux lèvres.
Et de là était partie la prise de commandement de Joseph, qui installa sa femme de plus en plus agitée contre un mur de l'étable, en position pour accoucher, tandis que Pierrot regardait ailleurs — deux murs à éviter de regarder, deux.
Et maintenant, la pauvre Marie souffrait atrocement pour envoyer la sauce, son beau visage transformé par les pleurs et les cris qu'elle poussait — la péridurale ne semblait pas être d'actualité —, Pierrot servant de son côté de souffre-douleur pour elle en lui tenant les mains, qu'elle lui broyait tout en s'excusant de les lui broyer ; il n'aurait jamais cru vivre de scène comme ça durant sa futile existence. Joseph encourageait sa dulcinée comme un pro, face à ses jambes écartées, ayant mal pour elle malgré les compliments qu'il lui faisait.
Enfin, après ce qui sembla des heures au français qui avait l'impression d'accoucher aussi tellement il avait peur et était excité, Joseph annonça qu'il voyait la tête de l'enfant. Marie redoubla d'effort pour que la suite vienne, et quelques minutes après, Joseph murmurait qu'Il était là, tout en prenant doucement l'enfant dans ses bras.
Marie souffla de bonheur et laissa retomber sa tête contre le mur, exténuée. Pierrot s'assura qu'elle allait bien avant de regarder le fruit de tout ce dur labeur, et quelle ne fut pas sa surprise — mais bien sûr, cerveau, il va falloir consulter — de voir que du petit Jésus endormi émanait une douce lumière.
Quand Pierrot posa son regard sur lui, le bébé ouvrit les yeux, et le français eut réellement un sentiment singulier en sentant un regard aussi profond et bienveillant dans le sien — nous sommes bien d'accord qu'il s'agissait d'un nourisson fripé de l'accouchement et encore à mille lieues de prononcer son premier mot.
« Il est magnifique, souffla Marie à son côté en ayant des étoiles dans les yeux. Oh, Joseph, laisse-moi le tenir ! »
Son mari s'exécuta aussitôt, et l'image d'une famille aussi épanouie fit monter les larmes aux yeux de Pierrot. Il se recula pour leur donner un peu d'intimité, et rencontra le flanc du bœuf, qui le regardait curieusement, en compagnie de l'âne.
Évidemment que tout ce bazar les a réveillés, se morigéna le jeune homme en soupirant un peu.
En tournant son regard, il aperçut la mangeoire non loin d'eux, pas très grande ni lourde, en bois. Son regard fit des allers-retours entre l'objet et l'enfant, et il décida que Jésus, aussi mignon et miraculeux soit-il, ne pourrait pas dormir toute la nuit à côté de Marie — c'était bien connu, les parents pouvaient écraser leur bébé pendant la nuit. Il prit donc la décision de déplacer la mangeoire pour l'approcher de la petite famille, mais attendit un peu pour prolonger leur moment d'adoration envers le petit être — ils murmuraient des choses qu'il n'avait, pour sûr, pas le droit d'entendre.
Quand ils eurent cessé de parler pour commencer à s'assoupir, Pierrot s'empara d'un côté de la mangeoire et la tira vers eux, les réveillant un peu avec le bruit du raclement sur le sol. Le petit Jésus semblait exactement savoir ce qu'il faisait, alors il choisit de ne pas le regarder — qu'il brille soit une chose, mais avoir la sensation d'être observé par le futur en personne était franchement déstabilisant.
« Que fais-tu ? Lui demanda Joseph en s'approchant. Tu veux de l'aide ?
— Oui, s'il te plaît, haleta Pierrot, qui trouvait la mangeoire bien plus lourde qu'escompté. »
À deux, ils réussirent à la mettre assez proche pour que Marie l'atteigne sans se lever, et Pierrot agença proprement les brins de paille qui s'y trouvaient pour faire un lit. Il laissa ensuite Marie y placer Jésus, emmailloté comme un pro dans un pan de tissu, pendant que Joseph récupérait un peu plus paille propre un peu partout pour pouvoir se coucher confortablement sur le sol.
« N'aura-t-il pas froid ? Craignit soudainement Marie en regardant son enfant loin d'elle.
— Pas si les bêtes se rapprochent, réfléchit Joseph en regardant les deux bestiaux, qui les observaient toujours, calmes. Il ne lui feront pas de mal. »
Il les amena donc lui-même auprès de la mangeoire, après une gentille demande de se retenir de manger avant la fin de la nuit, et s'assura qu'ils réchauffaient bien l'enfant pour retourner aborder sa précédente tâche.
Je me sens un peu de trop maintenant, se dit Pierrot en le regardant s'allonger un peu plus tard.
« Pierrot, tu viens ? L'appela Joseph, couché non loin de Marie. Tu peux venir là, continua-t-il en montrant la place derrière lui. »
Le jeune homme obéit, robotique, et s'allongea sur la paille, qui lui parut comme un édredon de plumes. Il sentit ses yeux cligner à plusieurs reprises, peinant à rester concentré sur ce que Joseph lui disait.
« Merci beaucoup d'avoir été là, le remercia celui-ci sans remarquer son état malgré son regard plongé dans le sien. Je ne sais pas comment on aurait fait sans ton aide.
— Ce n'est rien, sourit Pierrot en retenant un bâillement, luttant de plus en plus contre le sommeil.
« Je voulais te dire que tu es le bienvenu pour l'élever avec nous, continua Joseph en souriant de plus en plus. Tu es quelqu'un de respectueux et de confiance, et je sais que tu sauras le suivre pour nous le ramener. »
Mais Pierrot n'entendait plus, et s'endormit.
אבא
Lc 2, 3-7
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