΅ LIV ΅
Pierrot ne savait pas trop quelle heure il était, ni s'il regretterait le lendemain d'être resté travailler jusqu'à une heure si tardive, mais il était si apaisé qu'il ne se sentait pas de rentrer chez lui.
Dehors le vent soufflait et de la neige fondue pleuvait, dans son atelier il faisait bon et une lumière tamisée diffuse éclairait ses mains. Les fibres du bois des meubles ondulaient dans la pénombre, ses yeux restaient concentrés sur son petit ouvrage.
Il aurait pu hésiter longtemps sur l'apparence à donner à ce dernier. Comme il avait hésité sur tous les points de cette crèche depuis son commencement, et sur même toutes ses oeuvres en lien avec ses rêves. Mais d'une manière assez indescriptible, il avait juste pris un morceau de métal, avait commencé à le polir, puis le tailler, sans qu'à aucun moment le doute ne vienne troubler ses pensées.
Il sculptait Jésus, et c'était tout. Et en même temps, tellement de choses.
Il aurait eu bien du mal à vous décrire son état mental. Il se sentait calme, mais en même temps si sérieux que c'était assez anormal pour lui, qui agissait soit au feeling en détente, soit sérieusement avec un plan. Le mélange des deux n'arrivait pour ainsi dire jamais.
Ça faisait bien cinq heures qu'il ne disait plus rien, et n'entendait que le son de ses gestes sur la statuette. Il avait l'impression d'être éteint. Ou dans un univers complètement sourd.
Parfois, quelques souvenirs de moments passés avec les apôtres lui revenaient en tête et le faisaient sourire. D'autres fois, c'était le visage de Jésus lui-même, et des mots qu'il aurait dits, des paraboles.
Il arrêta d'agiter ses mains, et regarda l'enfant de métal.
"Tu es un peu trop princier, marmonna l'orfèvre à l'intention du petit garçon, sur un son rauque qui lui fit se racler la gorge. Je t'ai fait un visage plus net que celui d'un bébé, mais là tu te la pètes carrément trop."
Les sourcils de la statuette étaient le problème, ils étaient comme légèrement froncés, et ajoutés à son sourire, son visage avait un air suffisant assez peu de convenance.
Quelques coups de pince suffirent à radoucir tout ça, et Pierrot se recula pour jauger son travail.
Ce petit enfant avait l'air pauvre dans ses linges grossiers, mais malgré tout, il se dégageait de lui un air assez particulier qui donna à l'orfèvre l'impression d'avoir tout à fait réussi son travail. Quand il se pencha sur les traits de son visage et sur ses cheveux pour vérifier qu'il n'y ait pas d'endroits trop anguleux, il réalisa que cet enfant avait l'air vivant.
Il recula la statuette de son visage, l'avança à nouveau, la posa sur la table pour la voir de haut... Rien à faire, on eût dit qu'il allait se lever pour lui parler.
Je ne sais pas si ça veut dire que je suis iiiiiiiiiincroyablement doué, ou si c'est juste flippant.
Perturbé, il préféra poser la statuette terminée dans le casier numéro 77, avec les dessins de la crèche et des autres personnages qui le rejoindraient bientôt.
"Quelle heure il est ? Demanda l'orfèvre de façon rhétorique en prenant son téléphone — aussi vivant qu'il avait l'air d'être, le petit Jésus ne lui répondit pas."
Ses yeux voyaient un peu flou face à la lumière vive de l'écran, alors il dut les frotter longuement pour voir quoi que ce soit, mais il n'y avait pas beaucoup de doutes à avoir : il était tôt. Dans le mauvais sens du terme.
"Comment ça, il est cinq heures trente ? Hallucina Pierrot en courant côté boutique pour voir qu'il faisait encore nuit, puisqu'ils étaient encore en hiver, mais plus assez nuit pour que le ciel soit noir. Mais j'ai pas dormi !"
Il est de bon ton de s'insurger auprès des étoiles de se barrer sans lui avoir laissé le temps de dormir. Selon lui.
Mais il réalisa plus grave : il n'avait pas dormi.
Bien sur que si, il y a une différence ! S'il n'a pas dormi, ça veut dire qu'il n'a pas pu rêver !
Et il fit une mini dépression mentale en se disant qu'il avait planté tout le monde le temps d'une journée. Il ne lui resta plus qu'à se faire un café, et regarder le jour se lever depuis sa vitrine, en organisant ses futurs rendez-vous et ses commandes.
Cependant, pensez-vous sincèrement qu'un Pierrot qui vient de passer toute sa nuit à travailler + une journée de la veille à recevoir des commandes dans tous les sens pour les arrivages de printemps, pourrait tenir debout plus de cinq minutes ? Il ouvrit sa boutique en peinant à garder ses yeux ouverts, et à quinze heures, il n'avait même pas trouvé le temps de manger qu'il s'assoupit approximativement sept fois en parlant à Monsieur Journ, venu lui passer une commande pour sa boulangerie.
"Pierrot ! Le réveilla son grand-père de cœur pour la énième fois. Regarde ce dessin ou je te le fais avaler, et je vais passer commande chez ton père !
— Noooon, laissez-le tranquille, râla l'orfèvre en levant péniblement sa tête de sur le dessin de son client. Il travaille déjà beaucoup trop...
— Reprends-toi ! Quoi, il est si moche que ça, mon dessin ? "
La voix bourrue du boulanger fit sourire le jeune homme, et il fit l'effort de se frotter les yeux pour voir plus clair.
"Vous dessinez mille fois mieux que moi, se contenta-t-il de dire en examinant réellement la commande, cette fois. "
C'était pour un buffet ouvragé. Pierrot devait créer les ornements métalliques, et Monsieur Journ les ferait poser sur les vitrines de sa boutique pour les rendre un peu plus jolies. Enfin, ça, c'était le plan de base, et entre deux micro siestes du plus jeune, ils avaient décidé que Pierrot ferait en fait un tout nouveau présentoir, et que celui que Monsieur Journ avait déjà serait utilisé pour autre chose. Pierrot avait déjà hâte de s'y mettre, même s'il avait plusieurs choses à fixer en attendant, tout comme un bon fournisseur de verre pour la vitrine.
"Je pense que c'est très bien, commenta-t-il en voyant la nouvelle esquisse dont ils avaient péniblement convenu qu'ils feraient, mais ce ne serait pas plus joli de bomber un peu plus la vitrine ? Les ornements seront très baroques, comme vous le vouliez, mais alors une vitre droite casserait un peu la silhouette. Comme de toute façon votre boulangerie est déjà dans un style très forgé, je trouve que ça accentuerait encore l'ambiance.
— Ce n'est pas une mauvaise idée, acquiesça monsieur Journ. Comment tu vois ça ?"
Pierrot dessina une large courbe en lieu et place de la vitrine, comme un ventre bien rebondi.
"Ah oui, une petite courbe, ricana le boulanger en voyant la nouvelle vitrine. J'aime beaucoup, cela dit. Tu me fais un devis, et on établit un cahier des charges ? Il m'en faudra trois comme ça."
Pierrot sourit jusqu'aux oreilles, jusqu'à ce que son ami reprenne :
"Mais on fera ça demain, parce que là tu vas aller dormir.
— Maiiis je travaille ! Paniqua le jeune homme immédiatement, comme s'il craignait que monsieur Journ ne devine pourquoi il était si fatigué. Je ne peux pas planter ma boutique comme ça ! En plus, j'ai des commandes à rendre. "
Pan dans les dents. Non mais.
"Mais comme je sais comment les rendre et que tu serais capable d'oublier de faire payer tes clients, je vais te remplacer, insista le boulanger en le conduisant dans la salle de repos de l'atelier. Tu reviendras dans une heure ou deux, le temps pour toi de faire une bonne sieste !"
Pierrot ronchonna, mais sentit ses yeux papillonner aussitôt que sa tête fut entrée en contact avec un coussin.
Traîtresse.
Et il partit rejoindre Jésus et l'équipe au pays de la poussière.
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