2 - Passager clandestin.
« Le dernier espace de liberté sur terre, c'est la mer. » (Jean Salaun)
Le lendemain matin, c'est réveil au son du clairon diffusé par les haut-parleurs, aussitôt remplacé par le bulletin météo quand nous sortons de notre bannette, puis une musique entraînante pendant que nous nous habillons en nous dandinant devant notre caisson. Bonne humeur, toujours ! Personne ne lambine et voilà maintenant l'équipage alignés par services sur la plateforme. Les couleurs sont envoyées et le rapport se termine par l'annonce du Pacha. Les têtes remuent un peu, des bougonnements se font entendre. Ils accueillent de mauvais gré un intrus sur le bâtiment. Étonnant...
Dans un bruit de fond composé de chuchotements circonspects, chacun part vaquer à ses occupations. Après le stockage des vivres et du matériel, ce sont aujourd'hui les préparatifs à l'appareillage.
Nous nous apprêtons à libérer les lieux, quand une voiture bleu flic surmontée de sa rampe de loupiottes agressives apparaît sur le port. Elle se dirige vers notre quai, ralentit au niveau de la frégate, et finit par se garer au pied de la coupée.
— Ça, c'est pour notre gueule, murmure Marc.
Avec une pointe d'inquiétude perceptible, le Pacha descend à la rencontre des visiteurs, sans oublier de me faire signe de le suivre. C'est bien le colis.
Trois gendarmes — rien que ça — descendent du véhicule. Pendant qu'ils se présentent, je jette un regard furtif à l'intérieur, mais ne distingue qu'une ombre. Après les avoir salués à mon tour, le capitaine de gendarmerie annonce au Pacha la raison de sa présence. Je suis tout ouïe.
— Nous avons pour ordre de vous livrer cet individu.
— Et nous le prenons en charge dès cet instant. Vous en savez un peu plus ?
— Aucune information. L'armée de l'air nous l'a refourgué après son arrivée à bord d'un avion militaire. Nous l'avons placé en cellule toute la nuit, pour vous l'amener ce matin. Sur les instructions, il n'est fait mention nulle part de son identité ou de sa provenance et il refuse de décrocher un mot. J'imagine que c'est un déserteur. Il est à vous, amusez-vous bien.
Le capitaine ne cache même pas sa contrariété car j'ai rarement entendu un officier, même gendarme, s'adresser à un officier supérieur avec autant de désinvolture. Le Pacha pince les lèvres et ses narines frémissent, mais il ne moufte pas. Sachant tous les deux qu'il ne s'agit pas d'un déserteur, nous échangeons un regard entendu : toute cette affaire n'est pas bien nette. Autant le dire, ça pue.
Quand les deux autres gendarmes sortent le gars du véhicule, nous remarquons qu'il est menotté avec les poignets dans le dos. C'est de pire en pire.
Je me penche pour chuchoter mon désaccord :
— Nous allons vraiment prendre à bord un parfait inconnu et dont tout laisse à penser qu'il représente un danger ?
— Je compte justement sur vous pour empêcher la seconde partie.
Ben tiens ! Il me lance la patate chaude et à moi de me dépatouiller avec. J'observe le type entre les deux gendarmes. Silencieux, tête baissée, épaules affaissées, au moins il ne dégage aucune forme d'agressivité. Pour le moment. Vêtu d'un treillis, mais sans signe distinctif apparent. Ni grade, ni bande patronymique, ni écusson pour m'aiguiller sur sa provenance. Si on ajoute son visage entièrement grimé de peinture camouflage et un chapeau de brousse enfoncé sur la tête, il a tout d'un civil qu'on a déguisé en militaire à la hâte.
En parcourant ses traits plus attentivement, je deviens dubitatif, puis carrément perplexe. Malgré les couleurs qui cassent les formes, à la finesse des angles, on dirait... Non, quand même pas ? Je me focalise un peu plus et... Horreur ! Mais si, c'est une femme ! Alors là, j'ai carrément envie de bouffer mon béret !
Je la jauge rapidement, à peine plus petite que les gendarmes qui l'encadrent, qui ne sont pourtant pas des nains. Plutôt bon gabarit, certainement une sportive. Il ne manquerait plus qu'on doive lui courir après.
Un gendarme lui ôte les menottes pendant qu'un autre extrait un sac militaire du coffre. La fille le hisse sur son dos, puis se frotte les poignets en scrutant la frégate du coin de l'œil. Si elle prépare déjà son évasion, ça promet. Autant lui montrer tout de suite à qui elle a affaire afin d'étouffer la connerie qui pourrait lui passer par la tête. Je pointe un doigt autoritaire vers la coupée :
— Grimpez !
Elle s'engage dessus aussitôt et progresse d'un pas rapide. Je la suis de très près pour lui ôter toute idée de fuite. Marc la réceptionne sur le pont et demande à deux de nos gars de la conduire à l'intérieur. Encadrée, elle suit en baissant la tête.
Quand la porte se referme derrière eux, Marc inspire fort puis se tourne vers moi, dubitatif :
— On s'est peut-être inquiétés pour rien. Le dangereux criminel n'a rien d'effrayant.
— C'est vrai, mais tant qu'on n'en sait pas plus, on reste prudent.
Nous partons à leur suite, progressons rapidement dans le dédale de coursives étroites et franchissons les échelles menant d'un pont à l'autre. Malgré le poids sur son dos, elle maintient le rythme jusque devant le local, vidé pour l'invitée surprise. Elle n'est même pas essoufflée et c'est un détail qui a son importance. Je le range dans un coin de ma tête.
— Posez votre sac.
Elle obéit, je m'en empare et le renverse en le secouant pour le vider entièrement par terre. Je contrôle toutes les poches et coutures pendant que Marc fait l'inventaire. D'un signe de tête, j'invite mon gars à se charger de la fouille, il s'exécute en se plaçant face à la fille :
— Écartez les jambes et les bras.
Pendant ce temps, je détaille l'étalage au sol. Tout semble provenir d'un paquetage de combat. C'est assez intrigant pour que mon agressivité redescende :
— Vous êtes militaire ?
Elle ne répond pas, focalisée sur le panneau d'instructions d'évacuation face à elle, les bras en l'air pendant que Sylvain la palpe. Elle ne détourne même pas le regard vers moi.
— Votre nom ?
Silence radio.
— Vous parlez français ?
— Oui, Monsieur.
Ah ! Elle a quand même le son. Une voix assurément féminine, à la tonalité agréable, mais qui manque d'assurance.
— Palpation terminée. RAS (1).
Pendant ce temps, Marc tripote une sorte de tablette.
— Pas d'électronique ! tranche-t-il en la jetant sur le côté.
— C'est une liseuse. Il n'y a que des romans dessus, plaide-t-elle en lorgnant l'objet.
— Pas d'électronique ! je répète sèchement
Autant qu'elle apprenne tout de suite qu'aucun marchandage n'est envisageable.
— Et ça, c'est quoi ? continue Marc en brandissant une pochette.
— Mes lunettes de soleil.
Il l'ouvre sans manière, puis siffle en découvrant le contenu. Cette fois, c'est avec précaution qu'il les pince entre ses doigts pour les brandir. Eh bien ! Elle ne se mouche pas du coude. Superbes, une marque de luxe version sport, masculines, noires et profilées. La classe. Marc les inspecte avec une touche d'envie dans le regard. Sûr qu'il les lui piquerait bien, comme moi. Il les repose malgré tout et passe à l'objet suivant en ouvrant une seconde pochette. Une montre, et là encore, une tuerie. Toute noire, de type militaire avec bracelet en toile, et vu le nom du fabricant, son prix me ferait tousser. La demoiselle a indéniablement bon goût, et les moyens.
Je prends la montre et la liseuse sous son regard inquiet. C'est compréhensible, alors je me fends d'une explication :
— Nous les inspecterons et vous les rendrons si tout est clair.
Ceux qui l'ont gardée avant ont déjà dû vérifier, mais nous avons tendance à aimer contrôler par nous-mêmes. Sa fouille terminée, Marc se redresse :
— C'est bon, que de l'équipement militaire.
— Remballez vos affaires !
Sans s'émouvoir de ma rudesse, elle fourre tout en vrac dans le sac, puis suit la direction de mon doigt tendu. Au milieu du local sombre, son paquetage serré contre le torse, elle observe la pièce de deux mètres sur deux, faite de métal gris du sol au plafond, sans hublot et totalement dépouillée. En dehors de trois meubles à étagères fixés aux cloisons que je voulais démonter, mais Marc trouvait que c'était abusé. Donc, c'est un placard, comme sa fonction de base le prévoit.
— Maintenant, les consignes à respecter si vous ne voulez pas vous retrouver en fond de cale.
Elle scrute chaque détail du cagibi et je parle dans le vide, chose à laquelle je ne suis pas habitué. Je la rappelle sèchement à l'ordre :
— Vous m'écoutez ?
— Oui, monsieur. Mais, nous n'y sommes pas déjà ?
— Déjà où ?
— En fond de cale.
— Même pas, alors je vous laisse imaginer ce qui vous attend en cas de problème. Maintenant, écoutez bien ! Vous resterez enfermée ici. Vous ne ferez pas de vague, même pas un clapotis. Vous utiliserez votre duvet comme couchage, le sol est propre. Nous allons appareiller et nous avons autre chose à faire que vous biberonner. Nous viendrons vous chercher quand nous aurons un moment.
Elle me fixe, sans réaction, avec un regard de bête traquée. Finalement, elle ouvre la bouche, mais pas un son n'en sort. Ses yeux naviguent de droite à gauche, elle hésite quelques secondes, puis se lance :
— Où sommes-nous ? Quel pays ?
Nous n'en revenons pas. Elle a voyagé enfermée dans une caisse ?
— Vous ne le savez pas ?
— Non, du tout.
— Alors ça veut dire que vous n'avez pas à le savoir, j'assène en refermant la porte.
Je verrouille juste au moment où la passerelle annonce les manœuvres d'appareillage. Les matelots qui trainaient se sauvent à leur poste, pas nous puisque nous sommes à l'écart de cette tâche, et de toutes celles qui concernent la navigation. Nous, c'est l'assaut ou l'abordage, et à partir d'aujourd'hui, on peut ajouter la surveillance d'une mystérieuse inconnue.
Ne pas participer aux manœuvres ne veut pas dire qu'elles ne m'intéressent pas, je reste un marin. Je m'enquille les coursives en direction de mon coin préféré, un bout de pont supérieur au centre du navire, petit balcon tranquille. Marc me rejoint et nous profitons du spectacle pendant que l'équipage s'active dans le calme. Sur le quai, des manœuvriers roulent les câbles déconnectés des prises à terre. Sur la plage avant, les cordages sont remontés, certains sont enroulés et d'autres alignés au cordeau. À l'inverse, des matelots nous relient au remorqueur qui nous sortira du port.
Libérée de ses amarres, la frégate s'écarte lentement du quai, comme si elle trépignait de se dégourdir les hélices. Les consignes se répercutent entre les hommes, le son du sifflet monte jusqu'à nous, et les moteurs ronflent doucement. Nous vivrons avec eux en fond sonore permanent, de jour comme de nuit. Pas un endroit du navire n'y échappe, mais selon le pont où l'on se trouve, le bruit se fera insistant ou ronronnement apaisant. On s'y habitue tellement qu'il m'arrive de l'entendre encore quelques jours après le retour à terre.
Le remorqueur nous sort lentement du port, puis nous libère enfin et s'écarte avec les marins qui nous saluent. Les vibrations des moteurs s'amplifient, la frégate prend son envol. Bientôt, la terre laissée derrière nous deviendra un trait, puis une brume, et puis plus rien. Enfin... pas rien, plutôt des nuances de bleu partout, des remous, des animaux marins, plein de vie autour de nous.
Rapidement, le navire acquiert sa vitesse de croisière. Je rejoins notre local pour le début des exercices qui se succèderont les premiers jours : incendie, blessé à évacuer, tentative d'abordage, voie d'eau, assaut. La routine pour la remise en route des hommes et des machines, mais également pratiqués pendant toute la mission.
Entraînement ou pas, la rigueur appliquée est la même, rien n'est pris à la légère. Certains, des civils bien sûr, disent que nous jouons à la guerre, mais ils apprécieraient encore moins si nous étions payés à bronzer sur le pont sous prétexte que nous ne sommes pas en guerre. De plus, en surveillance maritime, nos missions sont tournées vers la lutte contre la piraterie, la pêche illégale et les trafics divers, tout à fait d'actualité.
Au programme pour le premier test : une libération d'otages. C'est pour nous ! J'écoute le résumé de la situation avec attention : un navire marchand de grande taille est victime d'un acte de piraterie, avec l'équipage pris en otage. Les assaillants sont déterminés et lourdement armés.
Les reconstitutions collent toujours au plus près des conditions réelles. Le navire que nous devons aborder est bien sûr la frégate, et les pirates sont joués par des membres d'équipage. Ravis à l'idée de nous dépenser, nous filons nous préparer pour leur coller une pâtée, mais avec le plus grand sérieux.
Trois heures plus tard, les otages vont bien, les pirates un peu moins. Je ne suis pas du tout revanchard de nature, mais un matelot doit penser l'inverse puisque je ne lui ai pas fait de cadeau quand je l'ai découvert déguisé en faux pirate, celui-là même qui s'était moqué de moi lorsque j'ai trébuché sur le rail de l'hélico. M'est avis qu'il la fermera la prochaine fois.
L'exercice s'est bien passé, mais nous avons des détails à rectifier, nous les aborderons lors du débriefing. Le temps de laver et ranger tout le matériel, puis je regagne mon poste pour enfiler des vêtements secs.
En chemin, on me hèle au milieu du dédale de coursives. C'est notre nouveau médecin, une femme. Intrigué, j'attends qu'elle se rapproche.
— Maître, la personne que vous gardez à bord, il faut me l'amener à l'infirmerie.
J'étais loin de m'attendre à ça.
— Pardon, mais pour quelle raison ?
— Je n'ai aucune fiche sur ses antécédents, ses vaccins ou autres, alors qu'on ne sait pas d'où vient cet homme. Je dois faire un bilan de santé, contrôler son hygiène, m'assurer qu'il n'y a aucun risque de contamination pour l'équipage.
D'un côté, c'est logique. Même les trafiquants que nous retenons ont droit à la visite médicale, mais ça me gonfle.
— Nous vous l'amènerons dès que possible.
— Vous voulez dire le plus vite possible, bien sûr, me reprend-elle avec un air supérieur.
Bon... en même temps, elle l'est. Je hoche la tête devant l'officier, puis continue mon chemin, avant d'être à nouveau arrêté un pont plus bas. Cette fois-ci, c'est le commissaire aux armées, qui tient entre autres la fonction d'économe. Pas une plaquette de beurre ne peut échapper à son contrôle. Tous les officiers vont me tomber dessus aujourd'hui ?
— C'est bien gentil, mais ça fait trois repas quotidiens supplémentaires qui n'étaient pas prévus !
— Je comprends, mais ce n'est pas ma décision. Je ne fais que me plier aux ordres, comme vous.
— Oui. Bon. On va faire avec, mais soyez prudent. Ça ne nous plaît pas du tout cette histoire.
Et à moi donc ! Je repars presque en fulminant. Première journée et déjà tout le monde me considère comme responsable de la situation. Ça va vite me chauffer cette affaire ! Oh ! Je suis béret vert (2), pas nourrice !
***
1 RAS : rien à signaler (à la militaire, prononcer « rasse »).
2 Les commandos marine portent un béret vert, et à l'anglaise, c'est-à-dire couché sur la droite avec l'insigne à gauche, à l'inverse des autres unités françaises qui le porte couché à gauche avec l'insigne à droite. Cela vient de leur héritage des commandos de la France libre, formés par les anglais et seuls français à débarquer en Normandie le 6 juin 1944. Le vert de leur béret est plus foncé que celui de la légion étrangère.
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