Chapitre 42 : Saisons
Le plafond blanchi à la chaux lui retourna son regard. Une fissure à peine perceptible lézardait au-dessus d'elle, et cela faisait déjà trois fois que ses yeux en suivaient le sillon.
Eira se retourna dans son lit, froissant ses draps. Malgré la journée éreintante qu'elle venait de vivre et celle qui l'attendait demain, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. L'escadron du Kanaloa s'était exercé jusque tard dans la soirée.
Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux d'aller passer la nuit dans la petite bibliothèque de la caserne.
La reine se redressa sur sa couche. A sa gauche, Althea dormait profondément et Calida marmonnait quelque chose à propos d'un tas d'or. La jeune femme sourit. Elle devait sans doute rêver à des montagnes de richesses.
En face d'elle, Andri et Maveth somnolaient également. La navigatrice avait défait ses tresses, et ses cheveux châtains étaient étalés sur son oreiller. Seul le lit de la générale était vide, car elle veillait tard dans son bureau.
Il faisait chaud dans la chambre. A petits pas, Eira se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle poussa les battants en tâchant de ne pas faire de bruit et les rabattit contre le mur. Une brise rafraîchissante qui embaumait le parfum des fleurs sauvages pénétra dans la pièce. Les effluves odorants parvinrent aux narines de la reine, qui inspira profondément, les yeux fermés. A l'extérieur, on pouvait entendre le sifflement du vent dans les branches et le chant des Krikkrik.
La jeune femme rouvrit les yeux. Les trois lunes luisaient avec intensité dans le ciel dégagé. Lok semblait la dévisager avec son gigantesque œil blanc et aveugle. Un peu en retrait, comme porteuse d'un mauvais présage, la pleine Myrkr brillait d'un éclat jaunâtre. La plus petite, Freira, qui éclairait à peine, avait la forme d'une aile de Lidrosa.
La reine s'appuya sur le chambranle pour sentir la caresse de la nuit sur son visage. C'est alors qu'elle aperçut à sa droite les baraquements des hommes. Leur fenêtre était grande ouverte et les rideaux claquaient dans un courant d'air, ce qui l'intrigua. Est-ce qu'ils avaient chaud eux aussi ? Ou bien est-ce qu'un certain brigand amateur de promenades nocturnes avait voulu s'aérer l'esprit ?
Soudain, un visage pâle surgit devant elle. Elle sursauta et manqua de pousser un cri de surprise qui aurait réveillé ses compagnes.
‒ Aspen ! Ce n'est pas drôle ! s'écria-t-elle.
Mais le visage du jeune homme était sérieux. Ses cheveux blonds épars flottaient sur ses épaules comme à son habitude. La reine s'imagina glisser ses doigts dans sa chevelure et caresser ses mèches douces.
‒ J'ai quelque chose à vous montrer, dit-il, la tirant de sa rêverie.
‒ C'est amusant, je pensais justement à vous, murmura-t-elle.
Eira vit une émotion indéchiffrable passer sur le visage du brigand. Un demi-sourire s'étira sur ses lèvres.
‒ Vraiment ?
‒ Euh, eh bien c'est-à-dire que..., marmonna la souveraine, embarrassée. Je trouve que vous passez beaucoup de temps à vagabonder la nuit...
‒ C'est une vieille habitude, répondit Aspen en haussant les épaules. Quand j'étais encore un brigand, je commençais mes tours de garde au crépuscule pour veiller sur le campement ainsi que sur mes compagnons endormis.
Il fit un geste en direction de la fenêtre ouverte du baraquement des hommes.
‒ Et je ne suis pas le seul. J'ai entendu l'aranyan sortir lui aussi.
‒ Majira ? s'étonna Eira. Où est-il allé ?
‒ Aucune idée. Vous venez ? Je n'aimerais pas la réveiller, chuchota-t-il en désignant la forme allongée d'Althea.
Il lui tendit la main et elle s'en saisit, enjambant le rebord de pierre. Elle s'engouffra dans la nuit sans un regard en arrière.
Ils marchèrent en silence pendant plusieurs instants. Le sentier de terre se mua petit à petit en chemin de sable et le grondement de la mer résonna dans les oreilles de la reine. Mais Aspen ne s'arrêta pas. Contournant la plage, il s'enfonça à nouveau dans les terres, écartant les larges feuilles et les branches qui leur barraient la route. Ils débouchèrent enfin sur une crique. Eira poussa un cri de surprise.
La grève était recouverte de petits œufs bleus qui scintillaient dans le noir. Des minuscules Eleuths aux carapaces tout aussi fluorescentes en brisaient la coquille et rampaient jusqu'à la mer en agitant leurs nageoires translucides.
‒ Ils sont adorables, murmura-t-elle.
‒ Je les ai trouvés par hasard, expliqua le jeune homme. Au début, en voyant les lueurs, j'ai cru au débarquement d'un navire ennemi.
‒ Ce doit être leur période d'éclosion, supposa Eira.
Aspen désigna une couverture étalée sur le sol. Un étui de cuir était posée dessus.
‒ Je vous en prie.
Elle s'assit en laissant suffisamment de place à son ami. Ils restèrent en silence à regarder les Eleuths migrer vers la mer en se dandinant. L'air porteur du parfum de la mer était ponctué par le souffle du vent sifflant sur la plage.
‒ Vous savez, commença le brigand, je ne tenais pas à vous blesser. Je n'ai pas pour habitude... de faire étalage de mes sentiments. Pourtant, flocon de neige, sachez que je pense à vous chaque jour.
Il plongea sa main dans sa poche et en tira une sorte de pendentif en bois grossier accroché à une sorte de ficelle. Il présenta sa paume ouverte à la reine.
‒ J'ai fabriqué ça pour vous durant notre traversée, chuchota-t-il pour ne pas briser ce fragile instant. Pour votre protection... bien que vous soyez assez forte pour vous défendre vous-même.
Eira se saisit du pendentif et l'examina. Il s'agissait d'un morceau de bois sculpté à l'effigie de la déesse Solfrid. La surface était vernie avec soin. Elle retourna l'objet, et découvrit une petite couronne gravée dans le bijou. Les larmes lui montèrent aux yeux.
‒ Je... merci, souffla-t-elle.
C'était la première fois qu'on lui offrait un cadeau si personnel. Ce n'était pas une montagne de bijoux en or fabriqués à la chaîne par un artisan du feu. Ce n'était pas une pile de robes toutes les plus extravagantes les unes que les autres.
Non, c'était quelque chose de simple, qui venait du cœur.
Elle le porta à sa gorge et entreprit de l'attacher, mais le présent lui glissa des mains.
‒ Laissez-moi faire, je vais vous aider, lança Aspen en saisissant le bijou tombé sur les genoux de la reine.
Il écarta ses cheveux bruns et noua le cordon autour de son cou d'un geste d'expert. Ses doigts frôlaient la peau douce de sa nuque et Eira sentit sa respiration s'accélérer. Le contact et la chaleur qui en émanaient la fit frissonner. Mais avant qu'elle n'ait pu savourer l'instant, il était déjà terminé et Aspen se rassit.
‒ Ce n'est pas tout, fit-il. J'ai deuxième présent pour vous.
Il attrapa l'étui de cuir et en tira une lyre délicatement ouvragée. Elle caressa le bois lisse de l'instrument et releva la tête pour croiser le regard d'Aspen. Ses yeux bleus semblaient refléter la lumière des lunes. Mais loin d'être froids, ils brûlaient d'un feu ardent. Brusquement, il attrapa sa main et entrelaça leurs doigts.
‒ Le printemps, l'été, l'automne et l'hiver peuvent se succéder, la neige fondre et retomber, les feuilles des arbres rougir, périr et renaître, ma peau se marquer de profondes rides, mes cheveux se parer d'un voile d'argent, mais ce que je ressens pour vous restera inchangé, tout comme votre beauté.
Eira tressaillit à cette idée. Quoi qu'il arrive, le brigand vieillirait et mourrait bien avant elle, c'était là la fatalité de l'existence humaine. Et son fardeau de Fey serait de regarder son corps se dégrader, tandis qu'elle resterait la même pour encore des siècles à venir. Mais... son sang d'argent... ses pouvoirs... ne pouvaient signifier qu'une chose... était-il un sang-mêlé ? Pourtant, elle n'avait jamais rien entendu de tel, même dans ses lectures. Elle fronça les sourcils, accrochée à ce morceau d'espoir.
‒ Oh, je ne voulais pas vous attrister, murmura le jeune homme. Ce que je voulais dire...
‒ Je sais, le coupa la souveraine. Je sais. Mais tutoyez-moi.
‒ Comme il vous plai... oui, flocon de neige.
Elle posa sa tête sur l'épaule d'Aspen. Avec douceur, il lui caressa les cheveux. Puis, presque timidement, il appuya ses lèvres sur le front de la reine. Des mots non-dits flottèrent entre eux, les enveloppant telle une étreinte insouciante. Eira les écarta de ses pensées. Elle n'en avait pas besoin pour l'instant.
Soudain, un hurlement bestial retentit dans le lointain et ils sursautèrent.
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