Chapitre 19 : Tragédie
Dans la salle, un grand remue-ménage se fit entendre. Tous les villageois se levèrent d'un seul coup, repoussant leurs chaises, les faisant grincer sur le parquet ciré. Les femmes serraient leurs enfants contre elles. Un garçon pourchassait ses copains en riant et en poussant hurlements et grognements. Un brouhaha de voix s'éleva et l'homme qui venait d'entrer fut vite entouré et pressé de questions.
‒ Tu dis que la bête a été aperçue, Abbott ? lui demanda quelqu'un.
‒ Elle a enlevé ta fille ? s'exclama un autre.
Aspen se pencha vers l'aubergiste qui tremblait de tout son corps :
‒ Qu'est-ce qu'il se passe ?
‒ Une bête rôde à Denha depuis quelques temps, expliqua-t-elle, bouleversée. Elle a enlevé plusieurs filles du village et on ne les a pas retrouvées...
Le jeune homme hocha la tête prudemment. Devaient-ils aider les villageois à chercher les disparues ? Les pauvres devaient mourir de peur. Ou bien devaient-ils profiter de l'agitation pour fuir ? Si la rumeur qu'un monstre errait dans les environs parvenait aux oreilles de la Cour, ils enverraient sans doute quelques soldats qui risqueraient de les trouver et les capturer par la même occasion. Ils devaient privilégier leur sécurité.
Le brigand passa sa main dans ses cheveux blonds, mais à ce moment-là, Farrah, qui se tenait aux côtés du père de la jeune fille enlevée, s'écria :
‒ Nous allons vous venir en aide !
Tout le monde se tourna vers lui. Aspen soupira.
‒ Voyons, vous n'y pensez pas ! lâcha un grand gaillard baraqué. Vous êtes un comédien, et non un chasseur ou un soldat !
Le brigand fit un pas en avant.
‒ Nous avons de l'expérience dans ce domaine, fit-il. Nous chassons pour nous nourrir quand nous sommes sur les chemins. Nous allons retrouver votre fille.
‒ Je vous remercie, déclara le dénommé Abbott. Organisons une battue avant qu'il ne soit trop tard.
***
Ils ratissèrent le village et les environs, fourche au poing, fouillant chaque recoin de la forêt qui bordait le hameau. Ils finirent par se séparer en petits groupes, et Aspen se retrouva avec Farrah, Eira, le chef du village et le forgeron. Il avait sommé à Althea de rester dans sa chambre à l'auberge. La reine, elle, avait insisté pour les accompagner.
Dans les bois, une brume fantomatique s'élevait lentement entre les sapins, réduisant leur champ de vision. Les branches des arbres s'entremêlaient comme pour les emprisonner dans leurs griffes, cachant le peu de lumière qu'il restait, laissant seulement filtrer une lueur glauque. Le jeune homme avançait sur la mousse humide où la neige avait fondu, humant l'odeur de terre, repoussant les ronces qui leur barraient le chemin.
‒ Restez bien derrière moi, ordonna-t-il à la souveraine.
Soudain, un fleuve apparut devant eux. Au bout d'un ponton était amarré une barque. Le chef du village s'avança et la détacha.
‒ Venez ! s'écria-t-il. Nous pourrons traverser la forêt plus vite.
Ils grimpèrent à bord de l'embarcation et Aspen se saisit d'une rame. Le petit groupe vogua sur les eaux noires où flottaient des morceaux de glace et où les lunes se miraient, examinant la rive avec attention. La nuit était maintenant tombée, et le forgeron alluma une lanterne. Un halo doré et vacillant comme un ver luisant se réverbérait sur la surface du fleuve.
‒ Il est trop tard, nous ne trouverons rien, marmonna l'artisan du feu. Nous ferons mieux de rentrer à Denha avant que la bête ne réapparaisse.
‒ Non, poursuivons nos recherches, plaida le maire. Au fait, comment se porte ton fils ?
‒ Oui, il est parti dans la ville de Finvall pour trouver du travail, répondit-il. Je n'ai pas de nouvelles, je présage donc le meilleur pour lui !
C'est alors que le brigand vit des filaments rouge pâle flotter dans l'eau, se dissoudre et s'évanouir. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Un reflet ? Une hallucination ?
Il aperçut alors quelque chose de livide ondoyer à la surface du fleuve, malmené par le courant. Peut-être une algue ? Il agrippa le rebord de la barque et se baissa le plus bas possible.
‒ Vous avez vu quelque chose ? lui demanda le forgeron.
‒ Je ne suis pas sûr..., chuchota Aspen.
‒ Prenez garde ! s'exclama le maire. Peut-être bien que Aino a voulu échapper à la bête et est tombée dans le fleuve...
Le jeune homme finit par distinguer ce qui l'intriguait.
Une main humaine.
Eira poussa un petit cri. Sans se laisser distraire, le brigand saisit le poignet de la victime et la tira hors de l'eau, la hissant dans la barque avec l'aide de Farrah sous une pluie de gouttelettes.
La jeune fille était couverte de larges morsures ensanglantées. Des morceaux de sa chair pendaient lamentablement autour de son cadavre. Son teint était blême, crayeux, et ses longs cheveux blonds emmêlés dégoulinaient autour de son visage figé en une grimace mêlant terreur et douleur.
Dans la petite embarcation, horrifiés, nul ne prononça un mot.
La reine se pencha sur le corps de la malheureuse et lui caressa la joue, écartant les mèches détrempées de son front avec l'attention d'une mère.
‒ La pauvre, susurra-t-elle, ouvrant une fine brèche dans le silence.
Le jeune homme, surpris, se dit que la souveraine était vraiment une Fey hors du commun. Elle éprouvait de la compassion et n'hésitait pas à l'exprimer au lieu de se confondre dans la froideur et le mépris.
Le maire reprit ses esprits.
‒ C'est terrible, déclara-t-il. Abbott va être dévasté... Elle était sa fille unique...
‒ Elle a été dévorée par la bête puis jetée à l'eau, constata le forgeron sans détacher son regard de la victime.
‒ Quelle créature a pu faire cela ? s'interrogea Eira. Un Lupin ? Un Rosanee ?
Aspen remarqua alors une petite inscription gravée en lettres de sang dans la peau du bras de la jeune fille.
« Edelina » pouvait-on lire en lettres tremblées, incertaines.
Le chef du village se figea.
‒ Oh non, pas encore ! se lamenta-t-il.
‒ Comment ça pas encore ? s'étonna Farrah. Est-ce que c'est déjà arrivé ?
‒ L'aubergiste a pourtant dit qu'aucun corps n'avait été retrouvé, ajouta Aspen.
‒ En effet. Seulement, le mois dernier, Dalia, l'aînée des enfants d'un fermier du coin, a disparu. Ce même prénom a été peint sur le mur de la grange avec du sang.
‒ Est-ce qu'on sait de qui il s'agit ? intervint Eira.
‒ Oui, répondit le forgeron. Sur la colline qui surplombe Denha, se trouve le manoir d'Odard, un riche commençant. Il a une fille qui se nomme ainsi. On pense que la bête veut se venger de lui et dévore les filles du village jusqu'à ce qu'on lui livre Edelina. Depuis qu'il a entendu cette rumeur, il se cloître entre ses quatre murs avec elle.
‒ Au moins, on est sûrs d'un chose, à présent. La bête est en fait un être humain.
Un silence suivit les paroles du brigand.
‒ C'est vrai qu'une bête n'aurait jamais pu écrire le nom de cette fille, affirma le maire. Pourtant, comment expliquer ces morsures ?
‒ L'homme était sans doute accompagné d'un animal, avança Farrah.
‒ C'est la théorie la plus plausible. Maintenant, il ne reste plus qu'à traquer la créature et son maître.
Rejoignant la rive, ils amarrèrent la barque et mirent pied à terre. Le forgeron prit Aino dans ses bras, la porta jusqu'au village et la déposa sur la neige. Des cris retentirent quand les habitants les aperçurent et Abbott, le père de la jeune fille, tomba à terre quand il la vit. Quelqu'un recouvrit la victime d'un drap blanc.
Tout à coup, l'homme se releva, les poings serrés.
‒ Venez ! cria-t-il en attrapant la fourche qu'il avait laissé tomber au sol. Nous allons ramener la peau de cette bête !
Les villageois poussèrent des cris enragés et se ruèrent dans la forêt. Aspen, Eira et Farrah se retrouvent seuls.
‒ Ils sont partis sans réfléchir, soupira le jeune homme aux cheveux de flamme. Ils vont servir d'amuse-bouche à la créature.
‒ Il faut la trouver avant qu'il ne soit trop tard ! s'écria Aspen. Retournons au fleuve, il pourrait bien y avoir des indices.
Le petit groupe détacha les Nandreth et ils galopèrent jusqu'au lieu de la macabre découverte. Accroupis dans le sable de la grève, ils cherchèrent des traces de sang ou des marques laissées par le passage d'un animal.
C'est alors qu'Aspen remarqua des empreintes. Le renfoncement d'une lourde patte dotée de griffes impressionnantes était imprimé dans la neige. Il héla ses compagnons et tous se penchèrent sur la trouvaille, remontant la piste.
Les marques continuaient sur les rochers qui bordaient le fleuve, et ils grimpèrent dessus, quand soudain, le jeune homme discerna quelque chose qui lui glaça le sang.
Les traces de pattes de la bête s'arrêtaient net, laissant place à des pas humains.
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