Séoul, FRIENDZONE 51
Le 4 décembre 2020
L'heure à laquelle on aime se balader en voiture, le soir.  

Kookito,

     Dire, c'est dur, tu dis ? Figure-toi qu'écrire, ça l'est aussi pour moi, ou en tout cas, écrire comme ça, des phrases avec une majuscule et un point, les unes à la suite des autres, qui ont un sens. Quand j'écris, j'écris des vers, et je me fiche de la forme ou des règles, j'invente les miennes, mais je peux pas te répondre comme ça, tu comprendrais rien, et j'ai l'impression, parfois, que personne ne comprend, c'est pas juste toi. Ne t'en fais pas, je les connais quand même, ces fichues règles.

    Bref, j'ai mis quatre jours à te répondre parce que franchement, j'arrivais pas à croire que ce soit toi le premier, entre nous tous, à réutiliser cette vieille boîte aux lettres. Je rentre tout juste de Rome, enfin, je suis arrivé à Séoul il y a quelques jours, et il faut que je te parle de cette ville, plus tard dans la lettre, je ne sais pas trop s'il y a un ordre à respecter quand on répond à quelqu'un. J'ai déjà envie d'y retourner, tu y crois ? Moi qui ne vais presque jamais deux fois au même endroit, figure-toi que j'ai eu du mal à quitter Rome. Donc, je rentrais tout juste, et j'ai décidé de venir là-bas, Friendzone 51. J'ai pas envie de réfléchir à pourquoi j'ai demandé au chauffeur de taxi de me déposer là plutôt que de rentrer chez moi directement, je l'ai juste fait, et j'ai ouvert la boîte aux lettres, juste comme ça aussi, et il n'y avait rien. Le geste était automatique, je me doutais qu'elle allait être vide, c'est pour ça que j'étais abasourdi quand, plus tard, Seokjin-hyung m'a appelé pour me dire qu'il y avait une lettre, et qu'elle venait de toi.

    Je suis venu dès que j'ai pu, et il avait dit vrai.

    J'ai vu le dessin sur le mur. Un avion, hein ? D'une seule couleur, en plus, ça ne m'étonne pas. Dis-moi, Kookie, qu'est-ce qu'il transporte, cet avion ? Tu m'as l'air paumé, c'est toute cette craie, qui t'enfume la tête ? Si c'est toi le pilote, alors t'avais pas l'air de savoir où t'allais, mais tu sais quoi ? Mes nombreux voyages m'ont appris qu'on arrive toujours à destination, d'une façon ou d'une autre. Yoongi-hyung serait d'accord avec moi, si j'avais l'occasion de lui demander.

    Ouais, je suis jaune pâle, en écrivant cette phrase, la couleur de l'amertume. Tu te souviens, quand on a décidé des couleurs, on a choisi le jaune d'or pour la colère, et puis j'ai dit qu'il y avait toujours une pointe de colère dans l'amertume, ou une pointe d'amertume dans la colère, c'est pour ça qu'on s'est décidés pour le jaune pâle. Je le pense plus que jamais, parce que parfois, je suis en colère contre Hyung, et amer aussi, mais ce fichu turquoise ne peut pas s'empêcher de venir s'incruster. Affection. Je te complique la tâche hein ? Mes émotions ne tiennent jamais sur une couleur, ce n'est pas de ma faute. (Imagine-moi en train de lever les mains en signe d'innocence, je ne peux pas le faire pour de vrai, le stylo m'en tomberait.)

    Tu sais que j'ai jamais compté sur Hoseokie-hyung pour te comprendre, pas vrai ? Je te l'ai déjà dit, mais dès le début, c'étaient tes réponses que je voulais entendre, et je m'en suis toujours fichu, qu'elles ne correspondaient pas à ce qu'on attendait, parce que j'attendais rien. Je trouve ça bizarre, d'attendre des réponses précises des gens, c'est vrai, pourquoi tu demandes, alors ? Ça n'a aucun intérêt, si tu veux mon avis.

    Moi, je veux de la surprise, je veux avoir le cœur qui palpite d'excitation à chaque nouvelle rencontre, et je l'ai eu, avec toi. Tu étais pour moi un nouveau défi, une nouvelle aventure. J'ai fait preuve de patience, c'était dur, parce que je voulais tout te dire et t'entendre tout me dire, et j'ai mis un peu de temps à comprendre que ça ne marchait pas comme ça avec toi. Tu te souviens de ce jour où tu m'as foutu dehors parce que j'avais touché à tes affaires et chamboulé ton bordel organisé ? Tu m'as rappelé pour t'excuser ensuite, mais c'était à moi de le faire, j'avais dépassé la limite. Après ça je suis revenu des dizaines de fois. Je nous vois, toi et moi, à regarder des anime, à écouter Iridescent ou Breaking The Habit à fond, jusqu'à faire trembler les murs et remplir la pièce de toutes nos couleurs.

    On en a brisé, des habitudes ensemble.

    On en brisera encore des tas, tu verras.

    Alors non, les réponses d'Hoseok ne m'allaient pas, mais les tiennes ont toujours été mes préférées.

    Donc tu penses être taré ? Si c'est le cas, je le suis avec toi, Kook, et peut-être que si on est tarés ensemble, on deviendra sains d'esprit. Laisse-moi te raconter une histoire, tu veux bien ? Tu n'as pas le choix de toute façon, c'est une lettre, et t'es pas là pour me dire non. J'ai lu cette histoire dans un livre, mais laisse-moi l'arranger un peu à ma manière.

    Dans un royaume dont le nom m'échappe, très très loin d'ici et il y a très très longtemps, le roi et la reine ont donné naissance à leur premier fils. Ils étaient heureux, t'imagines bien qu'avant, il y avait de grandes chances que les bébés survivent pas, et avoir un fils du premier coup, c'était la crème de la crème. Bref, ils ont donné une grande réception en son honneur, mais ont oublié d'inviter une magicienne amie de la famille, du style très rancunière, comme la sorcière dans La Belle au bois dormant. Elle a décidé de condamner le royaume tout entier à la folie, en empoisonnant l'eau du puits. Tout le monde y buvait, sauf la famille royale, parce que tu comprends bien que le roi ne va pas boire au même endroit que tout le monde. Bref, le royaume tout entier est devenu fou, sauf le roi et la reine, mais pour le peuple, c'étaient eux qui étaient dingues. Ils ne comprenaient plus les décisions du roi, ni ses paroles, ni sa manière de régner, et se sont mis à se révolter. Le roi était désemparé, et puis sa femme lui a dit « Et si on buvait l'eau du puits, nous aussi ? Comme ça, on serait fous comme eux, et alors ce serait comme si personne ne l'était. » La reine avait raison, le royaume tout entier était donc fou, le peuple était content de comprendre à nouveau son roi, et celui-ci comprenait à nouveau son peuple. Ils vécurent tous heureux jusqu'à la fin des temps, ou plutôt jusqu'à leur mort.

    Incroyable, hein ? Pour le reste du monde, ce royaume-là est peuplé de fous, mais s'ils nous voyaient, ils penseraient la même chose de nous. Au final, qui est sain d'esprit, Kook ?

    Je crois bien que personne ne l'est.

    Peut-être bien que ton problème, c'est que toute ta vie, malgré tes grands airs de M. Je-fais-ce-que-je-veux, tu as essayé de te comporter comme on l'attendait de toi, et ça a du bon aussi, parce que regarde, t'as jamais eu de problème pour t'intégrer dans un groupe et tu parais même sociable aux yeux des autres. Alors que moi, j'ai accepté depuis le début qu'on était tous fous, même si chacun possède son petit grain à lui. J'ai décidé de prendre soin du mien comme Jimin prend soin de ses plantes, mais du coup, je n'ai jamais dressé aucune barrière entre le moi réel et le moi social.

    J'ai pas de persona, et je comprends ce que tu dis sur le mensonge, parce que je déteste ça aussi, mais je crois pas que cette phrase : « It's far from over », en soit un. Si c'était réellement la fin, est-ce que tu serais là à nous laisser une lettre ? Quand on écrit, c'est qu'on a encore espoir que ça continue, et dans ton cas, peut-être que t'as envie qu'on te dise que tu as tort, alors me voilà, à ton service.

    Tu as tort, Kook. C'est loin d'être terminé.

    J'aimerais surligner ce mot, l'entourer, le mettre en gras, mais je crois que tu as compris l'idée.

    Je disais donc que je n'ai pas de persona, j'ai l'impression d'être le même « moi » tout le temps, ou bien que tous mes « moi » sont les mêmes, mais du coup, si y'en a un qui est blessé, ils le sont tous.

    Jimin m'a blessé, ou peut-être que c'est l'idée qu'il ait raison, qui me blesse autant. Il ne faut pas laisser pleurer les gens qu'on aime, qu'il dit ? Eh bien, je pleure, et il n'est pas là pour me consoler, ni pour te consoler, toi. Il n'est même pas là pour développer ce qu'il a dit, il me l'a juste balancé comme ça au visage, et je sais qu'il était en colère et ses paroles ont sûrement dépassé sa pensée, comme ils disent tous, sauf que j'ai jamais compris cette phrase, et que je crois que s'il devait y avoir un mensonge, dans toute cette histoire, ce serait celui-ci. Quand on dit quelque chose, c'est que quelque part dans un coin du cerveau, consciemment ou non, on y a pensé. Et si ça finit par sortir, c'est peut-être qu'on y a pensé beaucoup.

    Je ne peux pas m'empêcher d'y penser beaucoup, moi aussi, à cause de lui.

    Mais revenons-en à toi, moi non plus je veux pas t'imposer mon chagrin, même si j'ai eu envie de te frapper en lisant cette même phrase écrite de ta main, parce-que tu nous imposes rien du tout, et que t'as pas à gérer quoi que ce soit, encore moins nos larmes.

    Ni les nôtres, ni celles de Minha.

    Je vais pas te mentir, t'es épouvantable pour réconforter les gens. «Taehyung dirait que j'ajoute simplement du pourpre à un tableau déjà entièrement recouvert de cette couleur », que t'as écrit, et t'as pas tort (juste pour cette fois), c'est probablement ce que je dirais, mais tu sais pourquoi tu empires les choses à chaque fois ? Parce que tu réfléchis à ce qu'il faudrait dire dans une situation donnée, ce qui est conventionnel, pas à ce que toi, tu as envie de dire, et Minha, ce n'est pas avec Hoseok qu'elle sort, mais avec toi. Je sais que c'est dur, hein, mais Minha te connait, Jungkook, et toi qui n'aimes pas le mensonge, dis-lui juste la vérité, dis-lui juste que tu l'aimes, et que tu ne sais pas ce que c'est, ce « tout » qu'il vous reste à faire ensemble, mais que tu veux le découvrir avec elle, et avec personne d'autre.

    Si c'est le cas, bien sûr.

    Mais là encore, c'est moi qui te dis quoi répondre, ça va pas, parce que c'est toi, qu'elle veut entendre. Alors je ne sais pas, et puis de toute façon, moi non plus je ne sais pas réconforter les gens, et je n'y connais rien à l'amour, parce que j'ai vingt-neuf ans et je suis toujours seul, comme me l'a (pas) gentiment fait remarquer Jimin, et qu'il a peut-être raison, parce que les gens m'envient, ils envient mon argent, ils envient la confiance que j'irradie, et ma détermination, mais ils me rappellent constamment que je suis seul, au final, et que voyager à deux, c'est mieux, parce que tout est mieux avec quelqu'un, pas vrai ?

    Non, ce n'est pas vrai, pas pour moi en tout cas, ou peut-être que si, mais pourquoi y penser maintenant ? Tout ce qu'on a, c'est le présent, voilà ce que je crois. Je ne veux pas vivre dans le passé, ni perdre mon présent à imaginer l'avenir. C'est tellement cliché de dire ça, mais c'est comme ça. Je veux juste vivre avec les personnes que j'aime sans penser à en aimer une nouvelle. On a l'air sur la même longueur d'onde là-dessus, toi et moi, et probablement Yoongi-hyung, ça fait que je ne t'aide pas vraiment, hein ?

    Tu sais, quand Hyung part profiter de son présent à lui, je me dis qu'il aurait pu m'y inviter, au moins un peu. Alors, s'il ne veut pas que je sois dans le sien, j'essaie de l'intégrer au mien, et je peins, encore et encore, une palette de couleurs pour dissimuler ce foutu blanc qui semble l'accompagner partout à ma place.

    Suis-je plus ennuyeux que la solitude, Kook ?

    Peut-être que Minha aussi, a l'impression que tu lui échappes, et que ses questions incessantes lui permettent de combler ce blanc qui creuse un fossé entre vous, comme moi avec mes couleurs.

    On a tous notre langage, et quand la communication fonctionne plus, ce n'est pas fini, je vais me ranger du côté de Seokjin-hyung, cette fois. (Ne lui dis pas, ses épaules vont finir par toucher le ciel.) Ce n'est pas fini parce qu'alors on invente, comme on a inventé notre système de couleurs. Ça nous a bien aidés, non ?

    Avec tout ça, je n'ai pas eu le temps de te parler de Rome et de Pompéi, parce que j'ai visité la ville ensevelie, aussi, mais ce sera pour une autre lettre, finalement, on s'y fait un peu, à ces règles de grammaire et d'orthographe, à petite dose. Tu vois, j'ai eu du mal à m'y plier au début, mais maintenant, j'ai l'impression que je suis celui qui les a inventées, et qui les contrôle pour me libérer.

    Félicitations pour avoir fait la moitié du chemin, Kookito, il ne te reste plus que l'autre moitié.

    Pourpre, jaune pâle, turquoise, turquoise, multicolore.
    Chagrin, amertume, affection, affection, amitié.

(Je ne signe pas, tu sais bien qui je suis)

Ps : Je crois que j'ai presque vidé la boîte de craies, je reviendrai pour la remplacer.