20 décembre.

8h13 et vingt-sept secondes.

J'ai ramené des couvertures pour vous réchauffer, comme je l'avais indiqué la dernière fois et puis j'ai rangé le QG. J'ai dépoussiéré, balayé, ramené des nouveaux livres et puis j'ai arrosé les fleurs de Jimin-hyung.

Noël approche, il est possible que je m'impatiente à l'idée de tous vous retrouver.

Quelqu'un a, de nouveau, ramené un sapin dans le QG. Est-ce Taehyung ? Pourquoi ne l'a-t-il pas encore décoré en totalité ? Ou alors a-t-il attendu, cette année ?

Jimin a toujours adoré le décorer avec lui après tout. Ça me manque de les regarder faire quelque chose ensemble.

Je crois que j'attends Noël avec bien plus d'impatience que les précédentes fois où nous nous sommes rassemblés. Peut-être car cette année paraît spéciale à mes yeux.

Je réfléchis déjà à ce que nous allons pouvoir nous dire, à ce que je vais pouvoir prononcer. Je réfléchis encore au silence, Jungkook, comme je pense que j'y réfléchirai encore toutes ces prochaines années.

Et toi, resteras-tu aussi silencieux après tout ce qui aura été rédigé pour toi ?

Je ne pense pas, pas cette fois.

Plus depuis que tu es venu chez moi.

Après toutes ces années d'amitié, et ce depuis que nous nous sommes rencontrés, c'est la première fois que je te voyais débarquer. Je ne t'en ai jamais voulu de ne pas m'avoir choisi par le passé comme interlocuteur privilégié. J'ai toujours compris, au-delà même de ce que vous pouviez en dire, les liens qui vous unissaient tous les trois, Jimin-hyung, Hoseok-hyung et toi.

Mais tu es quand même venu. Tu as débarqué comme un forcené avec tout ce que tu avais d'émotion, de colère et d'agacement. J'ai ouvert la porte de mon appartement tranquillement, j'attendais Hana qui devait rentrer de son colloque de géologie sur les bassins sédimentaires, mais c'est toi qui t'es présenté.

Tu semblais retourné, plein d'émotions déboussolées, explosées, désorganisées. Tu n'as même pas voulu t'asseoir au départ, tu marchais et marchais dans mon appartement sans t'arrêter au point où j'ai cru que tu allais t'effondrer.

Je n'étais pas habitué à ça, Jungkook.

Nous ne nous étions pas habitués mutuellement à tout cela, à quelque chose au-delà du silence et de la tranquillité déconcertante de nos conversations autour d'une tasse de thé.

Alors je suis resté là, les bras ballants à te regarder, à t'écouter raconter tout depuis le début.

Toi, Minha, Jimin, Hoseok.

Puis Hoseok, Jimin, Minha et toi.

Enfin tu t'es assis, contrarié mais soulagé. Minha avait flippé, tu t'étais démoralisé. Ça avait été la goutte d'eau dans une coupe déjà pleine d'Hoseok et de Jimin. Surtout de Jimin.

Je n'ai pas osé en parler, je préférais te voir apaisé.

Je n'ai rien dit pour les lettres non plus, j'ai anticipé que ça pouvait t'affoler.

Je suis resté à te regarder.

Je suis resté immobile, à peine souriant, silencieux.

Vide.

Ça tourne dans ma tête encore et encore, Jungkook.

Que s'est-il passé ce soir-là ? Et puis, surtout, pourquoi moi ? Pourquoi pas Taehyung-hyung pour ses conseils avisés et sa capacité à toujours nous remonter le moral ? Seokjin-hyung qui malgré son humour qui me laisse sceptique peut être capable de bien plus de maturité qu'il veut bien nous le montrer ? Pourquoi pas Yoongi-hyung qui sous ses airs distancés fait preuve d'une grande amicalité ?

Pourquoi moi ?

Ce fut comme si tout d'un coup on avait renversé mon monde, que quelque chose avait changé. Je n'étais plus à ma place, je ne savais pas gérer les émotions bouleversées. Je n'ai pu t'offrir que le silence et je n'en suis pas satisfait. Pour la première fois de mon existence, j'ai le sentiment désagréable que cela n'a pas suffi, que je n'ai pas pu trouver la bonne réponse à te donner.

Me taire et t'écouter n'aura pas été suffisant finalement.

Soudain, hier soir, j'ai eu le sentiment de t'avoir vu grandir devant moi.

C'était extrêmement impressionnant. Ça s'est produit durant ce soulagement qui t'a enfin poussé à t'asseoir en face de moi en soupirant, comme si tu venais d'évacuer des semaines et des semaines de colère et de sentiments en cet instant.

Pourquoi, Jungkook, a-t-il toujours fallu que toutes ces dernières années Hoseok parle pour toi quand tu savais si bien dire les choses finalement ?

Je ne sais plus quoi faire maintenant. Me voilà complètement déboussolé.

C'est peut-être pour ça que je me suis mis à ranger le QG. Parce que j'étais impatient mais inquiet aussi. Quand tu es parti, au moment où Hana est arrivée, je t'ai raccompagné jusqu'à l'entrée. Aurait-il fallu une accolade ? Un mot avisé ?

Je n'ai rien dit et j'en suis resté sidéré, retourné.

Avais-je besoin de te rassurer ? Tu semblais avoir tout résolu par toi-même, tout dénouer de ton problème avec elle. Tout semblait faire sens à présent. Tout semblait être décidé, réparé et apaisé.

J'ai cru que chacune de nos lettres serait là pour te rassurer, te réconforter après ta rupture avec Minha, te rappeler de ne pas t'inquiéter après tes mots jetés sur le papier de manière déboussolée. Mais finalement tu n'avais pas besoin de nos lettres pour ça.

J'ai décidément interprété ce que je souhaitais. Était-ce moi qui avait besoin de me sentir calmé à l'idée que rien ne puisse changer ? Que tout puisse continuer comme s'il n'était rien arrivé ?

Mes pensées s'embrouillent autant que mes mots sur ce papier. Je suis prêt à froisser cette lettre, à la jeter, la brûler pour la faire disparaître.

N'ai-je pas toujours agi ainsi finalement ? Comme s'il ne s'était rien passé ? Comme si je pouvais rester détaché du reste de l'existence des autres et n'intervenir que par parcimonie, dans des fragments de vies ?

Et si c'était à moi de grandir ?

Mes pensées s'embolisent. Et si Yoongi-hyung décidait un jour de rester, pour de bon ? Si Seokjin-hyung décidait de ne plus rire ou se montrer sarcastique comme habituellement ? Si Jimin-hyung décidait de ne pas revenir ? Si Hoseok-hyung arrêtait de s'intéresser aux gens ? Si Taehyung-hyung décidait de ne plus utiliser son code couleur pour parler des émotions ?

Est-ce que je pourrais m'adapter ? Continuer à vous suivre ?

Un souvenir me revient brusquement. Un jour, Hoseok a dit quelque chose qui m'a blessé. Il ne l'a pas fait véritablement exprès mais il a su si bien me cerner qu'une part en moi s'est affolée.

Il avait bu l'horrible shooter que Seokjin-hyung avait décidé de lui préparer durant cette fête du Nouvel An il y a deux ans. Je me demande encore comment il lui a été possible d'ingérer une chose pareille et de ne pas sombrer immédiatement.

« Pourquoi dois-tu agir comme un étranger au groupe ? Il n'y a que toi pour te croire étranger à nous. »

Il n'a rien dit de plus, Taehyung-hyung et Yoongi-hyung, qui avaient eux aussi goûté à l'affreuse mixture étaient arrivés tous guillerets pour l'embarquer danser.

Ça m'est resté.

Une part de moi ose t'avouer que j'ai toujours agi comme si j'étais une étrangeté. Un type simplement de passage dans un groupe d'amis soudés. Tu le savais, n'est-ce pas ?

Depuis le début tu as toujours tout fait pour rester à mes côtés, me familiariser avec les autres, Taehyung-hyung le faisait aussi, mais chez toi Jungkook, c'était plus subtil, plus fluide, plus facile. Nous sommes nés la même année, alors il était aisé de communiquer.

J'ai gardé un pied de côté toutes ces années. Je donnais de ma présence, de mes conseils, de mes échanges, mais sans jamais trop m'avancer, sans jamais trop me brûler.

Vous étiez le bastion coloré et moi le monochrome d'à côté.

M'avancer c'est prendre un risque de trop vous aimer. Et à trop s'aimer on peut s'abandonner et disparaître. Un jour brutalement, une crise vous prend, le cœur s'arrête et vous disparaissez pour l'éternité. Je pensais que le décès de mon père ne me hanterait plus encore. Il semble pourtant avoir façonné tous mes rapports.

Est-ce qu'on est toujours là Jungkook, on en est toujours à cette rencontre sous l'arbre entre toi, moi et l'araignée tombée là ?

Je n'ai jamais pris aucune autre direction que celle de rester à vos côtés, mais à te voir t'enflammer, me parler, faire déborder tout ce que tu avais sur le cœur depuis des années, ta force d'aimer, de nous aimer, de l'aimer elle, mais d'aimer Jimin aussi alors que ça te blesse, ça m'a brusqué.

L'amitié c'est vraiment quelque chose de compliqué. Une zone d'amis, une fresque colorée.

J'ignore encore ce que je vais faire de tout ce que tu m'as dit, de tout ce que tu m'as appris surtout. Je suis bloqué dans un nœud, à deux doigts de jeter cette feuille au feu.

Je n'ose pas oser.

J'ai peur d'être effrayé.

Je suis un être silencieux, bloqué, le personnage monochrome, mutique du décor d'à côté.

Je souhaitais agir comme un étranger près de vous, profiter de ce lien social précieux mais sans m'éparpiller, sans prendre le risque de m'investir, de souffrir si jamais je devais vous perdre comme je l'ai perdu lui.

Je crois que je me suis leurré toutes ces années.

La preuve, tu as débarqué comme si j'étais soudain la personne à tes yeux la plus sage, la plus avisée. Celle qui t'a semblé la plus importante pour échanger au moment où tu te sentais bouleversé. Ça n'a été ni Hoseok-hyung, ni Jimin-hyung, ni Seokjin-hyung, ni Taehyung-hyung, ni Yoongi-hyung.

Ça a été moi.

Et ça m'a touché plus que je ne veux bien l'avouer.

Je veux arrêter d'être terrorisé. Il est temps que je laisse le passé de côté. J'ai perdu mon père mais rien ne dit que je vais vous perdre vous. Et puis j'ai envie maintenant, que quelque chose soit amené à changer.

Je ressens soudain le besoin de tous vous voir réunis ici, au QG, de dévaliser les rayons de chauffage d'appoint et de bouillottes surcotées pour vous réchauffer dans cette bâtisse délabrée. Je veux me voir changer d'émotion, de couleur et l'accepter, ne plus me retenir.

Je veux trouver la bonne direction vers laquelle me diriger, crier sous la neige comme je l'ai annoncé. Rire vraiment aux blagues de Seokjin-hyung quand elles sont drôles, parce qu'il faut avouer que parfois, dans la masse, il y en a qui parviennent vraiment à m'amuser.

Partir en voyage avec Yoongi-hyung, enfin quitter la terre coréenne comme l'aventurier qu'il est, et qu'il m'emmène là où il veut. Je veux parler à Jimin-hyung, le réconforter vraiment et pas au pied de l'entrée de son appartement par crainte que son passé semblable au mien ne se mélange avec, au point de nous entraîner vers les émotions. Il le faudrait pourtant, pour cesser de dépendre des traumatismes du passé. Je veux aller camper avec Hoseok-hyung, comme il me l'avait demandé, mais pour lequel je n'ai jamais osé. Je veux partir en concert avec Taehyung-hyung, ses goûts éclectiques, bruyants, et découvrir enfin ce que c'est vraiment de voir réellement un artiste chanter.

Je veux aussi être un de tes interlocuteurs privilégiés, t'ouvrir ma porte, et te laisser entrer, déborder, et savoir te dire ce qu'il faut te dire dans ces moments qui peuvent arriver.

Ne nous contentons plus seulement du silence, même s'il sera toujours là, toujours présent. Je ne peux plus me reposer sur lui parce que j'ai trop peur de dire.

Il est si aisé de se sentir malheureux, il est si difficile de trouver un moyen d'être heureux.

Je me suis décidé. Je ne jetterai pas cette lettre, je vais la laisser là. Je fais de toi un garant de cet instant. Avant de te revoir, je dessinerai sur la fresque une grande et impressionnante rose des vents. Plus de dessins minuscules et rabougris dans les coins, comme si j'avais peur qu'on les voie.

Une rose des vents, pour trouver mon chemin comme il semblerait que toi tu aies trouvé le tien. Après tout, ne sommes-nous pas tous les branches de la même rose des vents ? Ce qui t'impacte nous bouscule aussi dans tous les sens. Peu importe finalement qu'on indique pas vraiment le nord tant que nous restons ensemble.

Grandissons, ensemble, vieillissons tout autant, vivons surtout.

Vivons encore.

Nam.

« Communiquer suppose aussi des silences, non pour se taire, mais pour laisser un espace à la rencontre des mots. » Jacques Salomé