Séoul
16 décembre 2020
5h23 du matin.

J'ai beau n'avoir bu aucun verre, je n'ai pas le luxe d'être très frais à 5h du mat' en lendemain de soirée. J'étais avec Jin, on a parlé de toi, faut dire que s'il y a bien une chose qui l'inquiète ce grand garçon, c'est ton silence radio.

J'espère que tu prends soin de toi tout de même sale gosse.

Salut Kook,

Je suis dans le métro pour bien une demi-heure de trajet jusqu'à chez moi, je relis ta lettre et elle m'énerve ! Elle m'énerve parce que comme les précédentes, je n'arrive pas à répondre correctement. Parce que je me perds et mélange tout ce que j'aimerais te dire. Elle m'énerve parce qu'elle me confronte à ce que je suis et à ce comportement détestable que je conserve depuis que nous sommes amis. Mais aussi parce que ne pas savoir consoler m'irrite et mon sang chauffe sans que je ne le lui autorise. Et parce que je déteste voir un ami se disqualifier et ramer à l'envers.

Peut-être que j'impose une vision du monde qui ne fait pas l'unanimité et peut-être que tu vas vouloir me lancer un poing dans la figure en lisant cette lettre mais je prends le risque.

Jungkook, rien n'est définitif.

« Savoir c'est définitif, on ne peut pas désapprendre, même quand ça ne nous plait pas », tu dis ? Mais heureusement que les choses changent lorsque ça ne nous plait pas !

Parce que si savoir était définitif alors nous serions tous encore homophobes, racistes, sexistes et j'en passe ! C'est en luttant contre ce prétendu savoir que les minorités se font entendre et changent le monde. De grandes figures, des chefs d'État, nos parents parfois prétendent savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais, tentent de nous inculquer ou imposer une vision du monde, une connaissance, une influence. Mais nous nous construisons en entremêlant différents environnements sociaux, économiques, culturels, idéologiques et nous apprenons de diverses personnes et différents savoirs. 

Aucune science n'est infuse.

On pensait que la Terre était plate, on emprisonnait ceux qui pensaient le contraire et voilà qu'elle est ronde et pleine !
Un vrai beignet au chocolat.

Chacun de nous sait des choses, et nous argumentons en faveur de ce que nous pensons juste et vrai. Mais ne serait-ce que dans cette bande que nous formons tous les sept, n'y a-t-il pas déjà sept réalités, sept connaissances et sept savoirs différents ? Plus d'une fois nous avons débattu pendant des heures sur des sujets qui nous scindaient en groupes d'opinion. Nous nous sommes disputés, engueulés, frappés, parfois. Personne ne veut en démordre lorsque nous pensons mieux savoir que tout le monde. Dans le feu du débat, nous défendons nos arguments comme si notre vie en dépendait.

Mais le soir, une fois rentré chez moi, alors que je repense frustré à la discussion houleuse et aux raisonnements adverses, je me rends compte que ce sont des arguments aussi raisonnables et entendables que les miens, souvent même mieux que les miens. Alors ce que j'ai appris, ce que je pensais juste et inébranlable, se brise comme un château de cartes soufflé par le vent. Et je reconstruis un château encore plus grand avec de nouvelles cartes chargées de plus de connaissances et aussi plus de nuances sur des sujets que je pensais noirs ou blancs. Mais une notion peut aussi bien être grise que rouge, que bleue et toutes les couleurs que Taehyung décrirait bien mieux que moi.

Et parce que ni la pensée, ni les lois, sont définitives, nous avons la chance de grandir dans une société qui se diversifie. Il suffit de regarder parmi notre groupe de sept.
Tu nous as annoncé ta bisexualité il y a quelques années sans que ça ne nous paraisse ni étrange ni choquant.
Hoseok se considère sans étiquette et se fiche pas mal du sexe tant qu'il apprécie la personne et sa personnalité.
Vous ne m'avez pas non plus reproché de ne jamais ramener de partenaire, de n'avoir aucune relation depuis que l'on se connaît. 

Combien de fois cette question détestable des parents et amis de parents nous tombe dessus comme un coup de massue : « Alors ? Tu nous ramènes une petite copine cette année ? » J'ai essayé vaguement de l'expliquer à mes parents mais je ne suis pas sûr qu'ils aient vraiment le temps d'écouter et digérer l'information, ou même le temps d'essayer de la comprendre.

Je suis demi-romantique, ou bien demi-sexuel, ça ne veut pas dire qu'il me manque quoi que ce soit, ou que ma sexualité n'est pas complètement développée, comme le pensent certaines personnes à qui j'ai essayé de l'expliquer. Ça veut dire que mon désir (sexuel ou non) ne passe pas par les sens. Je ne tombe pas amoureux des beaux yeux d'une personne, ni après une belle conversation, ni même un contact physique. Je ne développe ce genre d'attirance et de désir pour une personne, homme ou femme, seulement s'il existe déjà un lien émotionnel très fort. 

Plus simplement, il faut déjà qu'une amitié fusionnelle existe entre cette personne et moi pour que mes sentiments à son égard se transforment. Et je ne t'apprends rien en disant que je ne suis pas du genre à m'attacher, ni créer des relations fusionnelles...

Vous faites exception à la règle, et je me suis attaché à votre bande un peu par hasard. J'entretiens avec vous tous une amitié plus ou moins forte, ou fusionnelle avec d'autres, comme Jin parce qu'il est comme un frère pour moi. Et je dirais bien avec Taehyung aussi... Amitié qui me pèse autant qu'elle m'est importante.

Suite à cette particularité, qui n'en n'est pas vraiment une, je n'ai jamais eu de relation. Ça ne me manque pas, ça ne m'a jamais manqué, mais ça signifie surtout que je suis complètement inexpérimenté sur le plan émotionnel comme relationnel. 

Cette ignorance et toutes les contraintes que j'associe à la construction d'une relation m'angoissent. J'ai tendance à m'éloigner lorsque surgissent des sentiments que je ne maîtrise pas.

Je te raconte ça parce que je sais que tu ne te sentiras pas en danger, ou ciblé par ce que je te dis. Souvent, lorsque tu annonces ton homosexualité à des amis, des hommes, ils se demandent si tu n'es pas attiré par eux. Pareil pour les femmes lors de leur coming out, les bisexuels, et je ne te parle pas des trans qui eux sont encore bien trop disqualifiés ! Mais le fait est que dans cette bande nous ne nous sommes jamais cachés ce genre d'information et nous nous sommes écoutés avec toute la tolérance et l'ouverture d'esprit dont nous étions capables. Chose que nos grands-parents n'auraient pas faite, que nos parents n'auraient pas faite, et certainement beaucoup de jeunes encore dans notre pays. 

Tout change, évolue, se transforme. Rien n'est définitif.
La mort me diras-tu ?
Certes, le corps disparaît.

Mais voilà que diverses croyances permettent encore à la mort de ne jamais être définitive.
Pour certains, l'âme viendra habiter un autre corps et commencera une nouvelle vie. Pour d'autres, elle rejoindra les étoiles et qui sait ce qu'il se passera au-delà de l'univers ? 

Pour d'autres et pour moi, la personne reste à travers les souvenirs, les traces, la mémoire. Elle habite les photographies, les mots, les objets et même le parfum d'une pièce. Elle séjourne et demeure dans les réminiscences du passé, dans les moments passés ensemble, les fous rires et les pleurs, puis dans quelques objets qui n'appartenaient qu'à elle.

J'ai vécu presque toute mon enfance chez mes grands-parents puisque mes parents parcouraient le monde. Ils m'ont élevé, aimé, accompagné dans chaque étape de ma vie d'enfant puis d'adolescent. Puis, un beau jour, ils ont lâché ma main pour enfin se reposer.

Ils n'ont pas disparu pour autant. Ils continuent à vivre dans chaque décision que je prends aujourd'hui, dans chaque chose qu'ils m'ont apprise et chaque étreinte qu'ils m'ont donnée lorsque je quémandais celle de mes parents absents. Ils sont toujours présents dans les personnages que je crée pour illustrer les histoires que j'écris. Les grands-parents ou les petits vieux dans chaque scénario se trouvent ressembler à ceux qui m'ont guidé. Sur mes illustrations, leurs visages se revêtent souvent des vêtements, expressions, mimiques de mes propres grands-parents.

Bien-sûr, rien de tout cela n'enlève la douleur et la tristesse mais celles-ci s'atténuent avec le temps. Parce que de toutes les entités que je connais, le temps est bien celle qui défie toute forme d'immuabilité ! À moins que lui-seul soit immuable ?

« It's far from over » ? C'est de Jin cette connerie encore, non ?
Mais pour une fois je vais me ranger de son côté sans rechigner. 

Tu le dis toi-même dans ta lettre, « juste pour ce soir, je vais faire semblant que si. » 

Faire semblant ? Mentir ? Porter un masque ? Jouer un rôle ? C'est ce que nous préférons faire lorsque les difficultés pointent le bout de leur nez n'est-ce pas ?
Parce que c'est une forme de sécurité, de protection et surtout de facilité. C'est difficile de recommencer à zéro, de reconstruire un château lorsque les fondations se sont effondrées, lorsque nos repères se sont effacés. 

C'est encore plus difficile d'accepter qu'il puisse exister un lendemain différent de celui que nous avions imaginé.

Je ne connais pas bien Minha, et en sais peu sur votre relation, je devine seulement que tu l'aimes assez pour faire semblant de croire que tout est terminé. Pour moi, cette dernière phrase reflète l'espoir qui sommeille en toi. Peut-être inconscient, peut-être même qu'il te fait peur. Parce que l'espoir mène à l'anticipation dont te parlait Namjoon, et parce qu'à trop anticiper il est possible de tomber de haut.

Si cette personne est capable de briser les fondations de ta réalité par sa simple absence, alors c'est qu'elle mérite bien que tu te démènes pour la récupérer, tu ne penses pas ? Elle t'a déjà bien poussé à sortir de ta zone de confort. Elle ne le sait peut-être pas, mais elle t'a poussé à faire un pas vers nous, à nous écrire, à parler brillamment humain tout au long de cette lettre, à t'interroger sur toi-même, votre relation, ton rapport à l'avenir.

Tu as été capable de le faire avec nous, tu seras capable de le faire avec elle.
Et comme te l'a certainement dit Jin il y a de ça des années, si tu n'arrives pas à lui parler, écris !

Je compte bien sortir le costume pour votre mariage !
Je te préviens Jungkook, si mon dernier salaire a payé un outfit pour rien, je te fais manger tes arachnides !

Yoongi.

PS : C'est faux je ne t'imposerais pas la torture de manger tes meilleures amies. Ce serait trop cruel.