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Je fus sorti de mon tourment par une méchante claque.
Si on m'avait dit que je serais un jour redevable à une gifle...
J'ouvris les yeux. La première chose que je vis fut le visage rieur de Hana avant de devoir à nouveau fermer les yeux l'espace d'un grain de sables suite à la seconde baffe que m'asséna la jeune fille, – heureusement – beaucoup moins sèche que la première :
⸺ Debout, faignant !
Je grommelai. Elle rit. Je cherchai Fafnir des yeux, indigné que mon frère d'écailles puisse me laisser me faire molester sans remuer une seule griffe pour venir m'aider. Au bout de trois vues panoramiques aller-retour, je dus me rendre à l'évidence : ni lui ni Reyja n'étaient présents.
⸺ Où...
⸺ Ils sont partis chasser, répondit Hana, anticipant la fin de ma question.
⸺ Reyja ? Chasser ?
Je ricanai.
Un instant plus tard, je roulai par terre en me tenant les côtes, faisant fuir sans-doute toute créature vivant aux alentours de notre « campement ».
J'essayai à plusieurs reprises de me calmer, mais le rire revenait toujours plus fort, et je ne pouvais tout simplement pas m'arrêter.
Ma spectatrice arqua un sourcil.
⸺ Elle n'est pas si nulle que ça.
⸺ Une Gardienne ? Qui chasse ? Ne me fais pas rire.
⸺ Trop tard pour ça, j'ai l'impression...
*
En attendant le retour des deux dragons, j'explorai les environs ; sans toutefois m'aventurer trop loin, telles étaient les consignes laissées par Reyja (et entièrement soutenues par Fafnir) avant de partir. Hana me suivait légèrement à distance – il n'aurait surtout pas fallut que l'on puisse croire en nous voyant à l'existence d'une certaine complicité, aussi infime soit-elle. Soudain, je m'accroupis au pied d'immenses feuilles de fougère, à l'affût.
⸺ Qu'est-ce qui se passe ? me chuchota la moucharde lorsqu'elle me rejoignit.
D'un doigt sur les lèvres, je lui fis signe de se taire.
Lentement, j'écartai les feuilles supérieures et allongeai mon index dans une interstice. Quand je le ressortis, une minuscule créature s'y agrippai avec force, gesticulant pour ne pas tomber. Je le recueillis dans mon autre main.
⸺ Qu'est-ce que c'est ? demanda ma compagne par-dessus mon épaule.
⸺ Un Sidh. Un lutin – un Faë, si tu préfères. Un petit être malicieux qui adore jouer des tours aux gens.
Un peu comme toi, me retins-je d'ajouter.
Je cueillis une pâquerette et l'offris au lutin.
⸺ C'est assez drôle, tu sais ? Pendant longtemps, les gens ont cru que croiser un Sidh portait malheur, mais c'est tout le contraire ! Qu'il accepte de se montrer signifie juste qu'il t'estime assez intéressant pour te révéler sa présence autrement qu'en te faisant tomber dans un trou d'une dizaine de pieds de profondeur ! Bon, ça peut aussi vouloir dire qu'il s'ennuie et qu'il veut te proposer un défi mortel, mais ça, c'est encore une autre affaire.
Je me posai un instant pour observer le Sidh jouer avec son nouveau cadeau. C'était la première fois que je pouvais soliloquer sur le sujet devant quelqu'un d'autre que Fafnir, et... ça faisait du bien.
⸺ En règle générale, donc, avoir la chance de trouver un Sidh – ou plutôt, que l'un d'eux te trouve – t'assure de pouvoir traverser leur bois sans être importuné par leurs farces, et pas l'inverse. Tu connais les farces du Petit Peuple ? (Elle secoua la tête.) Elles peuvent aller très loin. Ça te dit quelque chose, les rondes de sorcières ?
Nouveau signe de négation.
Je me relevai avec le lutin toujours au creux de ma paume et continuai ma route jusqu'à m'arrêter devant un cercle de champignons parfaitement fermé. Je le désignai à Hana.
⸺ Voilà. C'est ça, une ronde de sorcières.
⸺ Des champignons ?
⸺ Un piège mortel, rectifiai-je. Enfin, dans la majorité des cas, hein, il y a toujours quelques exceptions. Ils sont créés par des Sidhí en manque de divertissements. Prends bien garde de ne jamais y mettre un pied ! Tu te retrouverais bloquée à l'intérieur et serais obligée de danser jusqu'à ce que tu meures d'épuisement.
Elle se recula d'un pas.
⸺ Il n'y a aucun moyen de s'en échapper ?
⸺ Eh bien, les Sidhí n'ont pas la même conception du temps que nous, et iels peuvent parfois mettre jusqu'à plusieurs Möks avant de vérifier leurs pièges. Alors, pendant ce temps, tu es bloquée dans la ronde, à attendre, mais si tu arrives à la briser...
⸺ Comment on le brise ?
⸺ Trois solutions : être un Sidh, maîtriser l'art du langage ou avoir du métal sur soi.
Mon interlocutrice me lança une œillade interloquée.
⸺ Du métal ?
⸺ Du fer, de préférence. Iels ne le supportent pas.
Comme pour approuver mes propos, le lutin se mit à lâcher des petits cris furieux à la simple mention de son nom.
Hana hocha doucement la tête, pensive. Puis elle la tourna vers moi avec une curiosité nouvelle sur le visage.
⸺ Comment tu sais tout ça ?
⸺ C'est ma mère, elle...
Son évocation me fit aussitôt revenir à la réalité. Le sang déserta mon visage, mes jambes vacillèrent. Je me retrouvai un genou à terre, main à la bouche pour éviter de régurgiter l'horreur qui dormait dans mes rêves et mes entrailles.
Le Sidh avait, heureusement, réussi à grimper jusqu'à mon coude alors que je m'effondrais. Sans quoi, son minuscule squelette aurait sans doute fini broyé par la poigne de mes doigts...
Hana se précipita vers moi.
⸺ Liam ! Ça va ?
Je clignai des yeux à plusieurs reprises pendant qu'elle m'aidait à me relever.
⸺ ... Oui, oui, je... je vais bien. C'est juste que...
Elle m'observait gravement. Elle comprenait.
Évidemment.
Je repris, tâchant de poser ma voix :
⸺ C'est ma mère, donc. Elle... elle a toujours adoré les histoires de Sidhí.
Adorait, Liam, adorait. Elle est morte désormais, accepte-le.
Je tendis le dos de ma main au Sidh pour qu'il monte dessus. Ce qu'il fit, mais de façon plus prudente et mesurée. Il devait craindre une nouvelle rechute.
Alors que je l'observai se dépoussiérer, un autre souvenir me revint.
J'avais quatre Möks. Je m'étais esquivé avec Fafnir sur mes talons, à la recherche des Sidhí dont maman me parlait sans cesse. Cette fois-ci, je voulais être celui qui lui en ramènerais un. Fafnir me suppliait de rebrousser chemin, mais je m'en fichais : je voulais trouver un Sidh.
« Liam, attends !
⸺ Le dernier arrivé est un troll puant !
⸺ Liam ! »
J'avais voulu trouver un Sidh... et j'étais tombé sur lui.
⸺ Liam ? À quoi tu penses ?
Je me secouai la tête pour me clarifier les esprits. Quand je relevai les paupières, j'étais de retour dans la forêt, au côté du sidh et de Hana. Je lançais un regard aux alentours : la clairière avait définitivement disparue. Heureusement.
Une quinzaine de poignée de sables plus tard, les deux dragons revinrent. Eux, et cinq ou six daims morts. Hana et moi nous contenterions sans doute d'un demi-daim, mais j'oubliais parfois la voracité des dragons – appétit qui se comprenait, si regardait les choses de façon proportionnelle.
*
Des six cervidés, il ne restait désormais plus que des carcasses, que Fafnir et Reyja achevaient de « nettoyer ». Dans le même temps, Hana et moi nous partagions une cuisse de l'un desdits mammifères ainsi qu'une poignée de baies – basiques et comestibles – ramassées pendant notre excursion.
⸺ Il va falloir qu'on discute de notre prochaine destination, lâcha Reyja en laissant retomber un os dûment nettoyé entre ses pattes antérieures.
⸺ C'est-à-dire ? demanda sa sœur d'écailles alors qu'elle enfournait une grappe de mûres dans sa bouche.
⸺ On ne peut pas rester ici, répondit Fafnir, pas éternellement. Mais on ne peut pas aller partout non plus.
Hum. Suspect. C'était une formulation travaillée, ils avaient l'air d'avoir bien potassé le sujet pendant que nous vadrouillions dans les bois. Je vérifiai rapidement auprès de mon Lié, il ne me détrompa pas. Était-ce étrange qu'ils décident d'aborder le sujet d'abord entre écailleux plutôt que tout de suite entre tout le monde, ou n'était-ce qu'un déroulement spontané des faits ? Difficile à dire, mais ça ne valait peut-être pas la peine que l'on s'y arrête.
⸺ Vous y avez réfléchi ?
Il me sembla percevoir une pointe d'indignation dans le timbre de Hana... mais je l'avais très certainement imaginée.
⸺ Eh bien, pour commencer, une forêt ne pourra pas nous cacher éternellement, poursuivit mon frère d'écailles.
⸺ Jusque-là, ça paraît assez évident.
⸺ Et de toute façon, ce n'est pas en restant planqués qu'on pourra comprendre ce qui nous est arrivé, intervins-je.
⸺ Exactement. Donc, il faut aller chercher ailleurs.
⸺ Mais où ?
⸺ Une cité comme Arkën Soa ? suggéra Hana.
Reyja laissa filtrer une exhalation ostensiblement exaspérée.
⸺ Tu sais très bien qu'il n'en existe pas d'autres.
⸺ On pourrait nous avoir menti, insista sa Liée. Après tout, on nous a bien répété et répété qu'Arkën Soa était à l'abri de tous et tout, et regarde ce qui est arrivé !
Elles s'affrontèrent du regard un moment. Un oiseau gazouilla joyeusement au-dessus de nous, et j'aurais bien échangé nos places à ce moment précis. Mais comme je ne maîtrisais pas bien les sorts de ce genre et que leur mise en place nécessitait d'interminables préparatifs, j'optai pour une autre tactique :
⸺ Et un simple village ? Un petit hameau, quelque chose de tranquille ?
⸺ Je ne suis pas sûr que « sûr » soit le terme qui convient à ce genre d'endroit. Et puis, ce n'est pas dans un trou perdu avec à peine une quinzaine d'âmes que tu trouveras des réponses, me tempéra Fafnir.
⸺ Oui, bon, d'accord. Les Archipels, alors ? Tu ne peux pas me dire qu'il n'y a pas assez de passage. Je veux dire, c'est littéralement par leur biais que la Gaërwhenn est reliée au continent !
⸺ Peut-être... mais je peux te rappeler que Mohi Taharann est appelé « territoire humain » pour une bonne raison. Tu discernes le léger inconvénient que ça peut nous poser en l'état actuel des choses ?
Je clignai des yeux et réfléchis à la bêtise de ma proposition tout en contemplant mon reflet déformé dans les pupilles fendues du Drâkorian. Pour ma défense, on ne pouvait pas non plus affirmer que j'avais eu le droit à une bonne nuit de sommeil... Enfin, il fallait que je me ressaisisse.
⸺ Oh, je sais ! Et Rohïshceinrs ?
⸺ ... Tu voudrais qu'on aille se cacher dans les Pics ?
⸺ Pourquoi pas ? Ils ne penseraient jamais à nous chercher là-bas.
⸺ Ils ne nous chercheraient pas, mais ils nous trouveraient quand même, rétorqua Reyja. Pas beaucoup d'endroits ou se cacher dans un lieu désertique, tu sais ? Pas beaucoup de choses à manger non plus, d'ailleurs. Pas grand-chose qui survit. Ceux qui ont ratifié le Schisme y ont bien pris garde...
Les yeux de la dragonne s'étaient assombris, et un voile d'amertume tapissait ses propos. Je me demandais si elle et Hana étaient un jour allées là-bas ; elle parlait comme si elle y était déjà allée.
⸺ Tout ça pour dire, reprit-elle, si deux dragons peuvent assurer leur subsistance à Rohïshceinrs, deux humains n'y feraient pas long feu. Sans compter que les règles en vigueur à Mohi Taharann le sont aussi dans les Pics.
⸺ Eh bien, j'imagine que ça fait sens... Mais où est-ce que vous voulez qu'on aille, alors ? J'ai bien compris que vous en avez discuté entre vous au préalable, mais on vient d'épurer toutes nos options !
⸺ Pas toutes, non.
Je me tendis. Quelque chose dans le Lien s'était comme... souillé, teinté d'un subtil malaise. Subtil, mais bel et bien présent. J'étendis mes pensées vers Fafnir... et me heurtai à un mur mental.
⸺ Fafnir ? demandai-je sans remuer les lèvres.
⸺ Tout va bien, Liam.
⸺ Il existe un endroit en Gaërwhenn, continua Reyja sans se rendre compte de notre petite aparté télépathique, un endroit où nous pourrions aller...
⸺ On pourrait se battre.
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