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Je ne comprenais pas.
J'avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne comprenais pas.
Ceux qui avaient fondé Arkën Soa avaient bien pris garde à ce que nul ne puisse la trouver. Personne ne rentrait, rares étaient ceux qui sortaient... même les dragons venant déposer leur œuf abandonnaient leur petit à des points repères disséminés un peu partout en Gaërwhenn, et les Prêtresses en gardaient jalousement le secret. Comme si qui que ce soit d'autre aurait envie de faire la Récolte...
Et je ne comprenais toujours pas.
⸺ Liam ?
Reyja avait déclaré un Vol. Outre le fait qu'ils aient pu nous trouver – je savais –, comment expliquer l'explosion ? Comment expliquer les cadavres de dragons ? Mes écailles et celles de mes semblables résistaient au feu. Même nombreux, même belliqueux, les dragons du Vol n'auraient pas pu détruire la ville et s'enfuir sans égratignure.
⸺ Liam ? Liam !
Il me manquait des éléments. Des éléments indispensables à la résolution de cette énigme.
⸺ Oh, Liam ! Tu m'écoutes, oui ? Faut qu'on bouge !
Je clignai des yeux. Face à moi, Hana gesticulait, furibonde. Derrière elle, Fafnir me scrutait attentivement. Il avait suivi le cours de mes pensées... où était-ce moi qui avait suivi le sien ? Le résultat était le même : des interrogations à foison, et pas une miette de réponse à se partager.
⸺ Il faut qu'on y aille, annonça Reyja.
Mes yeux glissèrent en arrière, vers le tombeau à ciel ouvert que nous avions laissé.
⸺ ... Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Fafnir et moi ne devions pas être les seuls à être... intrigués. Hana et Reyja aussi devaient se poser des questions.
La première haussa les sourcils.
⸺ Comment ça ?
⸺ Eh bien... tout ça ! Ça ne vous fait rien ?
La bouche de Hana s'entrouvrit, mais rien n'en sortit. Ou du moins, pas tout de suite.
⸺ ... Tu te fiches de moi ?
Elle m'asséna une formidable gifle qui m'envoya valser sur quelques pas. Fafnir gronda, Reyja s'interposa.
⸺ Tu nous demandes... si ça ne nous fait rien ?
⸺ Je...
L'espace d'un instant, j'eus d'avoir une géante en face de moi, une créature immense et plus tout à fait humaine, une colère qui...
Hana tressaillit. L'impression de la géante s'évanouit. Ses yeux remontèrent jusqu'à sa sœur d'écailles. Celle-ci avait dû la rappeler à l'ordre...
⸺ La nuit ne va pas tarder éternellement, déclara Reyja. On devrait y aller.
En passant à côté de moi, je sentis sa voix s'incruster dans mon esprit.
⸺ Fais attention à tes mots, enfant.
Et nous partîmes dans la foulée, me laissant tout le loisir de ruminer ce dernier terme qu'elle avait employé – n'avions-nous pas, après tout, sensiblement le même âge ?
*
Je frissonnai. Ce n'était pas la première fois que je volais de nuit ou à cru, mais cette fois-ci l'expérience n'avait rien d'agréable.
Pour éviter de nous faire repérer, nous volions aussi haut que possible dans les cieux, au milieu de nuages épais qui semblaient ne jamais vouloir se terminer. Et si ces nuages avaient l'avantage certain de nous dissimuler aisément aux yeux des croqueurs d'œufs qui avaient fait... ça, ils avaient aussi le malheur d'être constitués de minuscules gouttelettes d'eau n'ayant pas la décence de s'écarter sur mon passage : ajoutez cela aux bourrasques glaciales qui me fouettaient le nez, et vous obteniez un apprenti sorcier congelé.
Pas le plus pratique pour s'adonner à l'art du langage, diraient certains.
Je ne pouvais décemment pas me plaindre à voix haute, mais me focaliser sur ce genre de jérémiades me permettait d'éviter les pensées plus dangereuses qui ne demandaient qu'à entrer. Entrer, et ne plus jamais ressortir.
Allez, Liam, concentre-toi sur tes doigts, tes petits doigts que le froid va bientôt finir par faire tomber, comme dans les histoires que ta m... le froid, Liam, le froid !
Enfin, Reyja finit par nous décréter assez loin d'Arkën Soa – et de toutes autres habitations – pour nous poser au cœur d'une forêt dont les immenses arbres touffus ne laissaient passer aucun aperçu du sol. Hana et moi étions frigorifiés, mais la dragonne réfuta l'hypothèse du feu : le seul choix restant était de nous coller les uns aux autres dans l'espoir d'obtenir un minimum de chaleur.
Bien heureusement, le feu que crachaient les dragons était secrété par une sorte de bile brûlante extrêmement inflammable reposant dans une poche intérieure au niveau de l'intestin, frôlant de quelques pouces les écailles recouvrant le cuir du ventre. Autrement dit : à cet endroit-là, il faisait chaud.
... Comme il avait dû faire chaud pour ma mère lorsque le feu s'était attaqué à elle. Et dire que je me plaignais d'avoir froid !
Ton égoïsme n'a pas de limite, hein ?
Tous ces morts dont je ne faisais pas partie.
Tous ces morts qui, de leur vivant, m'avait méprisé et mal regardé.
Tous ces morts qui nous souriaient quand on les soignait avant de cracher dans notre dos lorsqu'ils étaient soignés.
Tous ces morts, tous ces morts ! tous ces morts qui l'avaient bien mér...
⸺ Liam.
La voix de Fafnir retentit dans ma tête, calme et sans jugement.
⸺ Tu as le droit d'être en colère. Mais ne te fais pas ça à toi-même.
Je tâtai notre Lien du bout de mes sens. Du côté de Fafnir : de la rage, de la douleur, de l'incompréhension et de la tristesse. Hors Nid, les dragons étaient des créatures solitaires... mais les dragons d'Arkën Soa, Fafnir les avaient croisés toute sa vie. Il avait échangé une ou deux pensées avec certains ; sans doute chassé avec les autres Drâkorian ; peut-être même avait-il partagé quelque câlin avec un ou une écailleuse... et ils avaient tous disparu.
Tous, à part nous.
Je baissai mes paupières. Au bout de quelques grains de sables, les sens que ma vue avait muselés se réveillèrent et m'assaillirent de toutes parts. Le parfum de la terre fraîche, de l'herbe mouillée. L'odeur de Fafnir, la transpiration de Hana. Ma respiration. Le bruissement du vent dans les feuilles. Le bourdonnement des insectes. Les cris, les hululements et autres les hurlements des animaux nocturnes.
Trop de bruits, trop d'informations... mais j'en voulais plus. J'avais besoin de me raccrocher à un semblant de familiarité dans ce monde où tout ce que je connaissais avait disparu.
⸺ Vous pensez que d'autres ont survécu ?
Je rouvris les yeux. Les siens perdus entre ses doigts croisés, Hana avait murmuré sa question dans un souffle inaudible.
Personne ne pipa mot.
⸺ À Arkën Soa. Est-ce que vous pensez que d'autres ont pu survivre à... au Vol, et s'enfuir comme nous ? insista-t-elle.
⸺ Difficile à dire, décréta mon frère d'écailles.
⸺ Peu probable, surtout, rétorqua Reyja.
Hana l'ignora. Était-ce parce qu'elle lui avait déjà demandé auparavant et que sa réponse ne lui plaisait pas ?
⸺ Et toi, tu en penses quoi ?
⸺ Je...
L'image de ma mère encore en vie, dansant parmi les décombre, se dessina fugitivement dans ma tête. Mais je n'y croyais guère.
⸺ Je ne sais pas, avouai-je.
Hana hocha gravement la tête. Puis, sans rien ajouter d'autre, elle se pelotonna contre moi, chat sauvage soudainement en manque d'affection.
Je l'examinai en silence. Ses mèches brunes en épis et son air innocent (expression qui ne semblait apparaître que lorsqu'elle avait les yeux fermés, ou en tout cas jamais lorsqu'elle me regardait) aurait sans doute pu la faire passer pour une dryade ou une quelconque Sidh des forêts si elle avait arboré la tenue adéquate. Je fus pris d'un étrange élan fraternel en la regardant.
Elle me surprit la main dans le sac :
⸺ Qu'est-ce que tu regardes, rebouteux ?
⸺ Rien.
⸺ C'est ça.
⸺ Quoi, tu ne me crois pas ?
⸺ C'est ce qu'il semblerait, oui.
⸺ Ô rage, ô désespoir ! Ah, la Mère, que t'ai-je jamais insulté pour récolter ainsi ton courroux ?
⸺ J'ai l'air d'une matrone ?
⸺ Oh, pas toi... ! La Mère, Endrômakha ! Tu sais ? Celle qui gouverne le royaume des défunts ? Celle dont le toucher suffit pour faucher ton âme ? Cette Mère-là, ça ne te dit rien ?
⸺ Non... pas vraiment.
⸺ Quelle inculture... fis-je mine de déplorer. Tes parents ne te racontaient jamais d'histoires pour t'endormir ?
La mine de Hana se ferma.
⸺ Non, pas vraiment.
Ah. Ça ne m'étonnait pas qu'elle soit devenue aussi méchante.
Mais, méchante... l'est-elle vraiment ?
De fait, morose comme elle l'était au moment présent... c'était plus difficile de la considérer comme la harpie qui me hurlait dessus dès que je l'effleurais.
⸺ Eh, je ne voulais pas...
Elle se redressa d'un coup et me foudroya du regard.
⸺ En attendant, tu ne m'as toujours pas répondu, me rappela-t-elle en détachant bien ses mots.
Son retour en force me prit par surprise.
⸺ Oh ! euh, je... enfin... je... hum...
Il fallait que je trouve quelque chose, vite. Je ne pouvais décemment pas lui dire que je lui avais fait un compliment, ça allait à l'encontre de toutes mes valeurs.
Et soudain, un éclair de génie me frappa :
⸺ Bonne nuit ! lançai-je en me retournant prestement de l'autre côté.
Je sentis la main de Hana s'aplatir par terre pour compenser le déséquilibre de mon écart, devinai sa mine abasourdie alors qu'elle contemplait mes omoplates, mais je ne bougeai pas. Elle lâcha un « d'accord » discret et se détourna dans un froissement de tissu. Je me pressai aux écailles de Fafnir, focalisai ma concentration sur le Lien et lui envoyai ma chaleur. Petit geste symbolique – de nous deux, ce n'était pas celui qui en avait besoin –, mais je ressentais le besoin de lui témoigner quelque chose.
Quelques grains de sables plus tard, sa chaleur à lui m'envahit par vagues. C'était doux, c'était paisible, mes paupières s'alourdirent. Le sommeil m'emporta sans un bruit. Je baignais dans un atmosphère crémeux parsemé de milles et unes lucioles...
Et quand je me retournai, je le vis.
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