36
Quelques jours plus tard.
⸺ Alors ?
⸺ Deux grains de sables, me marmonna-t-on de l'autre côté du paravent.
⸺ Ça fait longtemps qu'on attend ! rappela Lola d'une voix plaintive en terminant de me tresser une mèche de cheveux.
Lorsqu'elle eut terminé, elle récupéra l'autre qui pendait près de mon oreille droite et noua son extrémité à celle de l'oreille gauche (qu'elle venait tout juste de finir), les rassemblant au milieu.
⸺ Ces épis qui rebiquent de part et d'autre m'ont mené la vie dure, mais je crois avoir réussi à en tirer quelque chose ! s'exclama-t-elle fièrement.
Finalement, Mélisande se fit paraître, dévoilant sa mince silhouette moulée dans une robe à bustier, couleur nuages d'orage.
Un sifflement admiratif flûta entre mes lèvres.
⸺ Mais c'est que ça t'irait presque bien ! remarqua ma coiffeuse, à mi-chemin entre le sarcasme et la satisfaction.
Après tout, c'était elle qui nous avait habillées...
⸺ À ton tour, maintenant, m'intima-t-elle sur un ton péremptoire.
⸺ Mais, et la coiffure ?
⸺ Rien qui ne puisse être arrangé plus tard. Et puis, c'est cette apparence négligée qui fait ton charme.
Je haussai les épaules - légèrement vexée - et passai derrière le paravent. Pour une inconnue et mystérieuse raison, Lola avait insisté pour que nous nous dissimulions à la vue des autres le temps d'enfiler les habits ; chose qui n'était pas dans nos habitudes.
Une fois tunique et braies ôtées, je tendis le bras vers le dossier de la chaise et m'emparai de l'étoffe vermeille qui y trônait.
Je l'enfilai en m'étonnant mille fois de la souplesse du vêtement et de sa coupe au poil près. Par les trois queues du Kraôl, quand donc Lola avait-elle pu prendre le temps de noter mes mesures ?
Avant de me découvrir aux yeux des filles, je patientai un peu pour contempler le travail.
Ma jupe était plus courte que celle de Mélisande, mais elle était aussi plus large. Là où la sienne évoquait un liseron endormi, la mienne ressemblait à un lys aux couleurs éclatantes, ouvert sur le monde comme s'il pouvait en aspirer toute l'énergie.
Et, de l'énergie... j'en aurais bien besoin.
*
Les premières notes s'élevèrent alors que nous atteignions la grotte de fête - habituellement réservée aux entraînements.
Instant choc.
Les armes, les étals avaient complètement disparu. Déplacés, réduits en cendres ou que sais-je ; seul restait une estrade où une poignée de musiciens avaient élu domicile, ainsi que le reste des Chasseurs de Nuit qui déjà discutaient, riaient, criaient et parfois se trémoussaient gentiment. Plus de stress, plus de crainte. Plus rien.
Ce soir, la nuit était à la fête.
⸺ Mais dîtes-moi, ne seraient-ce pas deux beautés que je vois s'avancer là ?
⸺ Si tu savais compter, Ashe, tu saurais que nous sommes trois et pas deux, répliquai-je en me tournant vers le signataire de cette ultime insulte à l'art du calcul, le sourire aux lèvres.
⸺ Non non, j'ai bien compté : deux beautés... plus ma sœur, si ça peut te faire plaisir, ajouta-t-il, goguenard.
En réponse, sa sœur passa à côté de lui sans le regarder et lui asséna au dernier grain de sables une taloche sur l'arrière du crâne. Bon prince, Ashe se contenta de ricaner niaisement, ravi comme un pixie de lui avoir joué ce mauvais tout gentillet.
Sa bonne humeur s'évanouit pourtant d'un coup lorsque Liam apparut derrière lui pour offrir un baisemain à Lola, et entraîner la jeune fille parmi les danseurs - qui se faisaient de plus en plus nombreux.
Celle-ci m'adressa une dernière œillade enchantée avant que la foule ne les engloutisse.
Je m'approchai de Ashe et lui tendis la main.
⸺ On danse ? lui proposai-je.
Il me considéra d'un air surpris avant d'accepter la perche que je lui tendais.
⸺ Avec plaisir.
Ensemble, nous nous engageâmes dans la valse.
⸺ Vous êtes encore fâchés ? voulut savoir mon partenaire.
⸺ Non, pas vraiment. Enfin, disons... on a conclu une trêve. Fragile. Pas facile de jongler avec les secrets et opinions de chacun...
Ashe opina du chef.
⸺ Et toi ?
⸺ Comment ça, « et moi » ?
⸺ Et vous, si tu préfères. J'ai cru sentir des tensions entre vous deux aussi.
Blanc.
⸺ Je me fais des idées ?
Il jeta un coup d'œil mélancolique à notre sujet de discussion, qui dansait désormais avec une fille anonyme en riant aux éclats.
⸺ Non... pas tant que ça.
⸺ Qu'est-ce qui se passe ?
⸺ « Pas facile de jongler avec les secrets et opinions de chacun... »
Je n'étais pas la mieux placée pour parler, mais...
⸺ Tu as essayé de lui en parler ?
Le regard qu'il me lança était à mi-chemin entre la stupéfaction et l'indignation.
⸺ De toutes les personnes, c'est toi qui me donne ce conseil ? On se croirait rêver...
⸺ Oui, je... je sais, pardon...
Ashe soupira.
⸺ Laisse-tomber. De toute façon, c'est pas le vrai problème.
⸺ C'est quoi, alors ?
⸺ Pourquoi ce serait à moi de m'excuser, hein ? Je lui ai raconté les pires moments de ma vie, et lui se serait coupé les veines plutôt que de m'avouer qu'il gribouille des sortilèges dans le coin d'un parchemin ! Des deux, qui est le plus à tort ?
J'avais l'impression que ses yeux s'embrasaient à mesure qu'il parlait.
⸺ Les "pires moments de ta vie" ?
Ashe me servit un sourire venimeux.
⸺ J'ai bien appris la leçon... chacun ses secrets, pas vrai ?
À son ton, je compris que la conversation était close.
Mais avant qu'aucun d'entre nous deux ne puisse embrayer sur une jacasse autrement plus joyeuse, nous dûmes changer de partenaires.
La tête me tournait... les notes, les rythmes et les coéquipiers ne cessaient de s'enchaîner, sans me laisser aucun répit. J'avais bien songé à prendre une pause, mais chaque fois que j'esquissai un pas vers la sortie, la musique me renvoyait vers le centre du cercle.
Alors je dansai. Dansai à en perdre l'haleine, dansai à en perdre l'esprit.
Lorsqu'un énième partenaire se présenta face à moi, cependant, ledit esprit se retrouva aussitôt.
Enfin, presque.
Je clignai des yeux. Le Renard portait une chemise ample, ceinturée par un foulard similaire à sa vieille écharpe miteuse, quoique de meilleure qualité. Quelqu'un (lui, en toute logique) avait ciré ses longues bottes avec application, et leur cuir noir brillait de mille feux. En parlant de feu... On avait, en vain, tenté de ramener ses mèches rousses en arrière en les ficelant d'un ruban, mais seule une poignée d'entre elles ne s'étaient pas encore échappées. L'éclat de ses yeux avait été souligné par un épais trait de khôl, et ses tâches de rousseurs, allez savoir comment, ressortaient plus que jamais.
Il était... il était beau. Krâl, il était plus que beau. Il était splendide ! Même ses chaussures étaient belles...
Je devais être assez jolie dans mon genre, car le temps que je pris pour le reluquer de bas en haut me parut monstrueusement trop long pour que la politesse de quelqu'un ne s'étende jusqu'à attendre aussi longtemps.
Pas un mot, pas un son. Sans rien dire, je pris sa main et l'entraînai dans la danse.
À chaque pas, à chaque tour, ma peau frôlait la sienne, et inversement. Nos corps se rapprochaient inexorablement, jusqu'à éventuellement n'en former plus qu'un.
Les battements de tambour se faisaient de plus en plus forte, de plus en plus lourds... Je sentais mon cœur pulser sous leur rythme incessant, galvanisé par cette cadence déchainée que scandaient les percussions... et soudain plus rien. Les sons demeuraient encore, mais assourdis, comme plongés dans l'eau.
Nous n'étions plus sur la piste. Nous étions ailleurs, plus loin...
Seuls.
⸺ Hana...
Je ne sus jamais si ces deux syllabes auguraient une phrase particulière qui se serait formée sur ses lèvres, car je m'en emparai avant qu'il n'ait eu le temps de souffler la dernière lettre de mon prénom.
J'empoignai ses épaules, sa chemise, son cou, enfouis mes doigts dans sa crinière.
Ses doigts remontèrent ma peau et épousèrent la ligne de ma mâchoire tandis qu'il m'embrassait la pommette, le menton, la clavicule.
Je réussis à goûter sa langue une dernière fois avant qu'Aaron ne m'en décroche, un sourire timide brodé sur le visage.
⸺ Tu as conscience qu'on profane un lieu sacré, là ?
Je mis du temps à comprendre ce qu'il venait de me chuchoter.
⸺ Hein ?
Je décollai imperceptiblement mon front du sien pour bigler sur notre environnement.
Krâl ! Nous nous trouvions dans la grotte. Le fameux temple dédié à la Melhéaïanoska.
⸺ Boh, elle nous le pardonnera, badinai-je.
⸺ Tu t'entends parler ? rigola-t-il à voix basse.
⸺ Quoi ? protestai-je. C'est une déesse, je suis sûre qu'elle a déjà fait pire. Elle laissera passer...
⸺ Je te jure que si ça nous retombe dessus, je te laisse en assumer toute la responsabilité.
⸺ Mmh-mmh.
Le débat se scella en même temps que nos lèvres.
*
⸺ On va devoir attendre encore longtemps ?
⸺ Elle ne devrait pas tarder à arriver. Maintenant, silence !
⸺... Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas y aller tout de suite ?
⸺ Regarde autour de toi, imbécile ! Tu crois pouvoir t'y retrouver sans aide ? Seul un Ensablé ou un sorcier pourrait trouver son chemin dans ce désert, et on n'est ni l'un, ni l'autre. Alors ta gueule et attends !
⸺ Pourquoi ne pas nous avoir donné rendez-vous ici ? Ils ont des Fenêtres, non ?
⸺ T'en as pas marre, de toutes tes questions ?
⸺ Une présence féminine ne serait pas de trop, par ici ! Les hommes... une étincelle suffit à vous embraser, pas vrai ?
⸺ Quoi, t'appelles ça des hommes ? T'es bien indulgente...
⸺ J'appellerais certainement pas ça des femmes, en tout cas.
⸺ Ah ! Ta répartie m'avait manqué, chérie.
⸺ Je suis sûre que tu auras trouvé de la compagnie ailleurs pour me chauffer la place.
⸺ Toutes les prostituées n'ont pas la langue aussi affutée.
⸺ De la flatterie, maintenant ?
⸺ Toujours, chérie.
⸺ Je reconnais bien là le beau-parleur... mais trêve de flagorneries ! On est pas là pour ça, et je ne suis pas une de tes filles de joie. Les hommes d'abord !
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