Chapitre 9 - U Suck, Emily Bear
Je relève la tête si brusquement que des étoiles parsèment l'intérieur de mes paupières.
Ai-je rêvé ?
Je cligne des yeux à plusieurs reprises et vois se dessiner les contours d'un visage qui est loin de m'être inconnu.
Asher.
— Hé, tu m'as entendu ?
Je me redresse avant de hocher vigoureusement la tête, par réflexe. Ce geste me vaut un rire moqueur qui me foudroie sur place. Pourquoi faut-il que mon instinct s'avère si mauvais dans des situations aussi périlleuses ?
— Cinq Camden Hells, c'est noté, bougonné-je.
Je ne sais pas comment protéger le peu de dignité qu'il me reste... Je me contente donc de prendre la commande. Lui tournant le dos, je m'empare des verres et des bouteilles, que je décapsule sur un comptoir. Pour la cinquième fois de la soirée, ma paume rappe contre les bords aiguisés du bouchon, réveillant une douleur qui devient familière.
J'articule un juron avant de plaquer un sourire factice sur mes lèvres et de me tourner, Camden Hells en mains. Je sens le regard attentif d'Asher peser sur moi. Cela me met mal à l'aise. Je sais qu'il me juge, tout du moins, j'en suis presque certaine : avec son ton condescendant et ses remarques acerbes, difficile de penser autre chose...
Arrivée à sa hauteur, je lui tends ses boissons et décide de lutter contre l'intimidation qu'il ose me faire subir en répondant :
— Ça fera cinq livres cinquante, Eurêka !
Enfin, je lève les yeux pour rencontrer ses iris sombres. Je les vois pétiller d'amusement. Un large sourire vient étirer ses lèvres et il éclate de rire. De nouveau, les pans de ma bouche se redressent sans que je puisse le contrôler et je fais de mon mieux pour le cacher en m'attelant à essuyer le bar alors que Marco l'a déjà fait il y a moins d'une minute.
— O.K., je vais payer par carte, reprend-il après s'être calmé.
J'acquiesce sobrement et lui ramène le terminal. Sa main frôle la mienne, provoquant une nuée de picotements qui remonte le long de mon bras, et je suis persuadée qu'il l'a fait exprès. Aussi, je fais comme si c'était tout naturel, j'ignore mes sensations, refusant de lui donner une énième raison de se moquer de moi. Je crois qu'il le sait, car il ne se départit pas de son sourire en coin, ses iris suivant le moindre de mes mouvements.
Une fois qu'il a réglé, il prend ses verres et s'éloigne. Je pousse un long soupir, évacuant le stress qui s'était accumulé encore une fois dans ma poitrine. Je m'apprête à m'adresser à un autre client lorsqu'il m'interpelle :
— Au fait Tinky Winky !
Je pivote sur moi-même, réagissant à ce surnom ridicule sans même le vouloir. Je me sens immédiatement trahie par mon propre corps. Voyant qu'il a toute mon attention, Asher revient sur ses pas. Sa démarche féline est toujours aussi séduisante. Ses yeux charbonneux se plongent dans les miens, le rideau fourni de ses cils apparaissant comme seul barrage à notre contact visuel.
— Mignon, ce petit haut transparent. Le style poisseux, ça fait fureur en ce moment.
Puis il me décoche un clin d'œil et finit par se fondre dans la foule, me laissant étourdie par sa remarque.
Qu'est-ce qu'il raconte ?
Je baisse alors les yeux... et comprends instantanément. Mes joues se mettent à me brûler tandis que je fais volte-face, tournant le dos à la clientèle. Il faut croire que la pinte que j'ai fait tomber un peu plus tôt m'a éclaboussée bien plus que je ne le pensais : mon débardeur blanc s'en est imprégné et laisse entrevoir une grande partie de mes seins qui pointent fièrement sous le tissu. Ajoutez à cela une jolie nuance brunâtre et une odeur âcre, et vous pouvez brosser le parfait tableau de mon portrait actuel. J'ai envie de disparaître. Mon moral ne pourrait pas tomber plus bas.
— Joni, est-ce que ça va ?
Marco semble inquiet derrière moi, sa voix s'est largement adoucie. Ça me touche, mais j'aimerais bien, justement, qu'il ne me demande rien en ce moment. J'aimerais être invisible, que l'on m'oublie l'espace d'un instant.
— Oui, oui, ça va, parviens-je à articuler, je dois juste aller me changer.
J'entends le soupir du barman se répercuter dans mon dos.
— Tu ne peux pas attendre quelques minutes encore ? Ton service prend fin dans un quart d'heure !
Un quart d'heure les seins à l'air devant une foule d'étudiants éméchés que je risque de côtoyer tout le restant de mon année, ici et dans mon université ? Non merci ! Cependant, je sais bien qu'il y a trop de monde pour laisser mon collègue seul pendant tout ce temps. Je sais que partir plus tôt, alors que je suis encore à l'essai, reviendrait sûrement à signer ma démission... Je me sens douloureusement coincée...
— Je... Je...
Les mots ne viennent pas. En règle générale, je ne perds pas si facilement mes moyens, mais je pense que la journée a été longue et que mes nerfs commencent à lâcher. Je serre et desserre les mains devant mes yeux, comme si cela allait m'aider à trouver une solution et, tandis que la panique monte d'un cran, une douce voix résonne à mes oreilles :
— Hello tout le monde ! Est-ce que tout va bien ?
Un coup d'œil dans mon dos me confirme l'arrivée rayonnante de Leeloo, un grand sourire plaqué sur le visage. J'ouvre la bouche, prête à lui répondre, lorsqu'elle me hèle, se plaçant juste à ma gauche et m'attrapant par la taille.
— Je vois qu'il y a eu un petit accident, chuchote-t-elle avant de reprendre plus haut, Robin m'a dit de venir un peu plus tôt parce que Joni vient d'avoir une longue journée sans pause et qu'elle devrait aller se reposer !
— Enfin ! s'exclame Marco, la pauvre a dû subir quatre heures et demie de formation, je crois qu'elle va saturer, là !
Un soulagement intense déferle en cascade dans mes veines.
— Je peux y aller, alors ? m'enquis-je, le cœur battant.
— Tu libre comme l'air ! rétorque Marco avec un éclat de rire.
C'est tout ce dont j'avais besoin. Sans attendre, je m'écarte du comptoir, dénoue mon tablier et m'apprête à effectuer un repli en règle vers les vestiaires lorsqu'une main s'agrippe à mon poignet.
— Joni, reste encore un peu, s'il te plaît.
Étonnée, je tourne la tête vers Leeloo, qui me tient étroitement contre elle.
— Mais, je croyais que tu avais dit que...
Un sourire amusé traverse le regard caramel de ma nouvelle amie.
— Non, je ne te demande pas de finir ton service, je te demande de rester au Blues Kitchen.
Je ne peux retenir la grimace qui déforme ma bouche. Ma réaction provoque l'hilarité de Leeloo, qui ne me libère pas pour autant.
— Je t'assure que tu ne vas pas le regretter : il y a un groupe qui va bientôt monter sur la petite scène, là-bas.
Du menton, elle me pointe l'arrière de la salle, où trône effectivement une estrade miniature.
— Ils sont vraiment bons et j'ai cru comprendre que tu aimais beaucoup la musique. Je suis sûre que tu passerais une super soirée à les écouter et que ça rattraperait un peu cette première journée, qui, je le sais pour l'avoir vécu, n'a pas été de tout repos, reprend-elle.
Elle lorgne ensuite mon haut maculé de bière d'un coup d'œil entendu. Elle marque un point, je dois le reconnaître. Cependant, un problème demeure.
— Je n'ai rien d'autre, Leeloo. Donc... à part si tu veux que je passe la soirée engoncée dans un manteau alors qu'il fait trente degrés dans la pièce, je vais devoir m'éclipser.
De nouveau, la serveuse sourit.
— Oh, mais ne t'inquiète pas, j'ai tout ce qu'il te faut derrière.
Puis, sans me laisser le temps d'esquiver, elle me tire dans les vestiaires, rassurant Marco au passage :
— J'arrive tout-de-suite !
Bientôt, le bourdonnement de la foule s'estompe, étouffé par les battants du local. Le silence approximatif qui parvient à se frayer un chemin jusqu'à nous sonne comme une douce mélodie à mes oreilles fatiguées.
— Dis-moi, quelle idée as-tu en tête ? demandé-je pendant qu'elle m'attire au fond de la pièce.
Nous nous arrêtons devant le dernier casier à droite. Elle me lâche enfin, s'attelant à le déverrouiller, à grands renforts de coups de coude prêt du cadenas.
— Ces saletés de verrous fonctionnent une fois sur deux, bougonne-t-elle.
Après de multiples tentatives, elle réussit à l'ouvrir. Son regard se fait alors triomphant. Plongeant ses mains dans le fouillis qui lui sert de rangement, elle en ressort ce qui ressemble à s'y méprendre à un haut de rechange...
— Et voilà pour toi ! s'écrie-t-elle en faisant volte-face pour me tendre le vêtement.
Je l'observe d'un œil incertain, le saisis du bout des bouts, le tourne, le retourne, puis tranche :
— Je ne vais pas porter ça.
— Et pourquoi donc ? s'agace Leeloo en haussant un sourcil si haut qu'il manque de se perdre dans la mèche rebelle qui s'est échappée d'une de ses deux nattes collées.
— Parce que c'est à la fois trop décolleté, trop échancré et trop court ! m'exclamé-je.
Et encore, je suis gentille : c'est un mini-top avec une encolure en V très profonde, des bretelles aussi fines qu'un fil de soie qui se nouent dans la nuque, un dos nu et le tout se terminant à coup sûr au-dessus du nombril. Leeloo se met à glousser.
— Au moins là, tu peux être sûre qu'il ne deviendra pas transparent si on t'arrose de bière !
C'est certainement le seul point pratique de la tenue : d'un noir d'obsidienne, elle est complètement opaque. Cependant, je reste perplexe. Non pas que ce haut ne soit pas beau ! C'est juste que... je me trouve maintenant sur mon lieu de travail, et que je ne me sens pas assez à l'aise avec mes nouveaux collègues pour me balader dans cet accoutrement.
— Dis-moi ce qui te dérange, s'enquiert Leeloo, d'une voix douce.
Je croise son regard bienveillant et celui-ci a raison de mes doutes. Je laisse tomber toutes mes barrières pour avouer :
— Je sors à peine de mon premier jour, j'ai enchaîné les erreurs et tu voudrais que je me prépare à faire la fête en petite tenue devant ma nouvelle équipe ? Que vont-ils penser de moi ?
Les iris chocolat de Leeloo s'emplissent de compréhension.
— Alors c'est ça, le problème..., dit-elle en soupirant.
Elle place une main encourageante sur mon épaule et m'approche d'elle pour me confier :
— Tu n'as pas à t'inquiéter. Ici, on est dans un pub. On fait tous ça, Robin est loin de nous en tenir rigueur ! Du moment que tu ne te mets pas à vomir partout en exécutant un striptease improvisé sur le comptoir, ça devrait le faire !
Son exemple est si imagé que j'éclate de rire.
— Un striptease improvisé sur le comptoir ? Mais t'es allée pêcher ça où ?
La jeune femme m'adresse un regard mystérieux.
— Si tu savais... Bon, allez, mets ça et rejoins-moi au bar ! Marco va finir par venir me botter les fesses si je tarde plus longtemps.
Et, comme une tornade, elle m'abandonne dans les vestiaires, me laissant seule avec son haut aguicheur. L'espace d'un instant, je pèse le pour et le contre. Je sens les vibrations des basses animer le sol sous mes pieds et je peux percevoir l'énergie festive qui règne de l'autre côté de la porte. Je dois admettre que c'est tentant de me mêler à la foule... Et en même temps, je suis épuisée. Serait-ce vraiment raisonnable de danser toute la nuit dans cet état ?
Les questions fusent, les arguments s'opposant dans mon esprit qui mène un débat solitaire intéressant. Puis je finis par prendre une décision. Imprimant un sourire déterminé sur mon visage, je me débarrasse de mon haut poisseux pour enfiler le top que Leeloo m'a prêté. De toute façon, je n'ai rien à perdre à tenter le coup, et si je n'aime pas ça, je pourrais toujours faire machine arrière !
Tout du moins, c'est ce que je me répète en détachant mes cheveux et en poussant le battant pour me jeter dans la cohue.
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