Chapitre 6 - American Cliché, FINNEAS
Tinky Winky ?
Je reste bouche bée le temps d'un instant, mes pensées ayant quitté le navire et laissé un esprit vierge de toute réflexion. A-t-il réellement prononcé ces mots ? Une part de moi me murmure que cela ne peut être qu'un rêve. Puis une autre me rappelle l'état lamentable de ma chevelure et la balance penche furieusement vers elle.
N'ayant subi aucun commentaire sur ma superbe teinture, j'en étais venue à l'oublier – à grand renfort d'esquive de miroirs. Mais cette phrase me ramène violemment à la réalité. Le garçon est toujours devant moi, ses iris me scrutant avec une attention redoublée. Sa remarque m'apparaît d'autant plus humiliante lorsque je constate combien Adèle ne lui a pas rendu justice...
Des cheveux noirs coupés en dégradé, des yeux plus sombres que les ailes d'un corbeau, des cils d'une longueur époustouflante... Je le dévore du regard, incapable de m'en empêcher. Mes pupilles glissent sur son visage, captant le moindre détail qui pourra augmenter d'un cran encore leur satisfaction, et leur désir est comblé : son nez droit s'approche de la perfection, sa bouche est étirée par un sourire ravageur et sa mâchoire, affirmée, appelle aux caresses.
Mon souffle est court, mon cœur bat la chamade. J'ai tout à coup très chaud... et très froid, en pensant à mes cheveux violets. Je cligne des yeux. Le temps commence à se faire long et je n'ai toujours rien dit. Le garçon hausse un sourcil, l'air ennuyé et je me mords l'intérieur de la lèvre, me dépêchant de mettre un terme à cette mascarade. Sans un mot, je m'exécute et lui libère le passage. Le caramel se faufile sur la banquette pour enfin rejoindre Adèle qui, je le découvre en me retournant, entortille sensuellement ses mèches dorées.
Je louche sur ses boucles soyeuses dont les reflets irradient sous la lumière pourtant tamisée des lustres. Puis ses deux yeux bleus se matérialisent dans mon champ de vision et je réalise combien mon regard insistant doit paraître intrusif. Gênée, je me détourne de ma nouvelle amie et de sa cible. Je discerne sa voix, grave et profonde, lorsqu'il lui demande son nom et un frisson me parcourt l'échine.
Tinky Winky...
J'attrape mon cocktail pour l'avaler d'un trait et m'enterre dans mon embarras. L'alcool enflamme les parois de ma gorge, brûlant au passage l'afflux d'indignement qui s'y est amassé. Je ferme les yeux, savoure les notes sucrées qui planent sur ma langue puis inspire profondément afin d'oublier l'affront que je viens de subir. Lorsque mes paupières se relèvent, je croise les expressions compatissantes d'Alix et Ambre. Elles ont tout vu... et tout entendu.
— Ça te dit qu'on aille se chercher un autre verre ? lance Ambre.
J'hésite quelques secondes mais la jeune fille insiste :
— Allez, Leeloo va sûrement m'offrir la prochaine tournée !
Un sourire s'épanouit sur mes lèvres : comment résister à l'appel de la gratuité ? Je me frotte les mains, combats mon puissant désir de couler un nouveau regard à ma droite et réponds :
— Allons-y !
Nous nous jetons alors dans la mer de clients, corps pressés qui nous engloutissent dans une marée de chaleur. On rit, on se cogne, on se déhanche. Bientôt, je cesse de lutter et me laisse guider par le flot, perdant Ambre de vue. Alix reste près de moi. Main dans la main, nous nous dévissons le cou pour localiser notre amie égarée et bientôt, secouées par les personnes pressées de se servir, nous revenons à notre table, où Adèle tripote le col du t-shirt de sa proie en lui parlant.
Pendant un instant, je les observe. Je ne saurais comment l'expliquer, mais cet échange me fascine : l'aisance avec laquelle Adèle renverse la tête en riant, la grâce féline de sa main, lorsqu'elle l'avance vers le garçon, la sensualité de son regard... Elle maîtrise parfaitement l'art de la séduction et un pincement d'envie me serre le ventre. Non pas que je sois incapable de flirter, mais je ne parviens pas à conserver un tel contrôle sur la situation.
— Et voilà nos verres ! Trois margaritas gratuites, si c'est pas la belle vie ! s'exclame Ambre.
Je sursaute puis me retourne brusquement, éprouvant un affreux sentiment de culpabilité après cette séance d'espionnage improvisée. Je regarde la jeune fille s'extraire difficilement de la foule, levant les bras aussi haut que possible afin de préserver ses précieux breuvages. Les margaritas scintillent sous la lumière chatoyante, liquide cristallin qui appelle au péché.
— Elle te les a vraiment offertes ? s'exclame Alix, les yeux écarquillés.
— Oui. Elle m'a même proposé des shots pour la suite.
Un sourire se dessine sur mes lèvres. L'alcool m'apparaît comme un parfait moyen de me débarrasser de cette désagréable sensation qui m'habite depuis que la petite insulte concernant ma teinture approximative a fusé. Sans attendre, j'attrape le verre qui m'est destiné et l'avale d'un trait, le citron et le sel délivrant un jet piquant et revitalisant dans mon organisme.
Les deux filles me scrutent, interloquées.
— Eh bien, ça sent la grande soirée, Joni ! me taquine Ambre.
— Je vais tout faire pour, juré, lui rétorqué-je avec un clin d'œil.
Et je tiens ma promesse.
J'enchaîne les verres les uns après les autres sans plus me poser de question. Bientôt, une douce sensation d'enivrement m'étourdit et j'entraîne Alix au centre du bar, où des gens se sont mis à danser au rythme séduisant d'un air de jazz. Mes bras s'envolent, mes cheveux virevoltent, mes jambes tourbillonnent. Je vois des couleurs troublées par des mouvements saccadés, des sourires aux dents brillantes, des yeux grisés par l'alcool et le désir.
Et je les rejoins, j'ouvre grand mes mirettes pour scruter le monde avec ivresse. Je suis hilare, pleine d'énergie, assoiffée de vie. Je tangue au gré de la mélodie, ballottée par ses notes aussi chaudes que les cocktails qui s'écoulent encore et encore dans ma gorge. Le temps s'égrène sans plus que je le rattrape. Il file autour de moi, s'ouvre pour me laisser le défier, m'accordant, l'espace d'une nuit, la chance de l'escamoter.
— Joni, Joni ! hurle Ambre à mes oreilles.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'éclate de rire en discernant l'écho de sa voix enrouée. Lorsque je relève la tête, mon regard croise celui, brun, d'une magnifique étudiante, les cheveux attachés en une longue queue de cheval chocolat, les yeux rehaussés par un trait de khôl et les lèvres soulignées par un rouge à lèvre sombre. Elle m'adresse un signe de main amical en souriant.
— Je te présente Leeloo, la seule et l'unique, qui vient enfin de terminer son service !
Je cligne des yeux.
— Leeloo ? répété-je d'une voix pâteuse, la dame aux shots gratuits ?
En m'entendant, l'intéressée éclate de rire et il n'en faut pas plus pour que je l'adopte. Sans réfléchir, je la prends par les épaules pour la ramener contre moi puis lui murmure à l'oreille :
— Tu ne le sais pas, mais tu as sauvé ma soirée.
Je peux sentir l'amusement qui sonne dans son ton comme un carillon :
— C'est ce que je vois.
Je ne réagis pas à sa remarque, je ne suis pas sûre d'en saisir le sens. Au loin, des cris retentissent et je tire Leeloo avec moi afin de m'enfoncer à nouveau dans la bulle qui s'est formée au centre du bar. La serveuse se laisse faire, elle glousse doucement à côté.
— Pourquoi tu ris ? je demande, m'arrêtant brusquement.
Elle manque de me tomber dessus et se rattrape in extremis en s'accrochant à mon haut.
— Et toi, pourquoi tu m'arrêtes ?
Sa question déclenche une crise d'hilarité de ma part, je m'apprête à bouger mais Leeloo m'en empêche :
— Pourquoi tu ris ? interroge-t-elle avec un large sourire.
— Et toi, pourquoi tu m'arrêtes ?
Le chemin sinueux de notre conversation s'emmêle dans ma tête. Je ne prends cependant pas le temps d'en dégager la signification : je me libère de la poigne de la jeune fille et reprends ma route. Une fois au milieu de la piste, je me retourne et la découvre avec un verre. Elle croise mon regard et esquisse un sourire en coin.
— Les avantages du métier.
Puis la musique monte d'un cran, les vibrations de la basse font trembler le sol sous nos pieds et, sans réfléchir, je me laisse porter par cette énergie électrique, enivrée autant par l'alcool que par l'auréole ardente qui illumine le pub. Leeloo reste avec moi et nous dansons. Nous dansons au point d'en perdre le souffle, nous dansons au point de faire tourner le monde, nous dansons au point de détruire le plancher pour ouvrir un passage aux enfers.
Bientôt, tous mes soucis se sont enfuis, ne restent plus dans ma tête que des motifs pour faire la fête. Leeloo, qui ne se sépare jamais de son verre, ne me lâche pas d'une semelle et nous formons ensemble un duo explosif qui enflamme la piste de danse. C'est amusant : nous ne nous connaissons pas, et pourtant, nous n'avons pas besoin de parler pour nous comprendre.
J'ai l'impression que nous sortons du même univers, instruments accordés qui suivent les lignes parallèles d'une même mélodie. Nos mouvements se complètent, nos rires se répondent, nos énergies communient. Le temps file dans sa cavalcade effrénée et nous slalomons entre ses secondes pour tenter de le fixer. La tâche est loin d'être aisée et nos cheveux se collent à nos fronts luisants, nos souffles saccadés accélèrent notre respiration et nos corps débridés s'engourdissent de fatigue.
— Vous voilà toutes les deux !
Une main empoigne mon épaule et met fin à ma valse entêtante. Je cligne des yeux, essaie difficilement de me stabiliser puis abandonne, en voyant les tables tourbillonner autour de moi. Leeloo s'arrête également et observe Ambre avec curiosité. Ses yeux, aussi troubles que les miens, appellent à notre déchéance et je meurs d'envie de me plonger dans leur marre tourmaline.
— Qu'est-ce qu'il y a ? parviens-je à articuler tandis que le sol tangue dangereusement sous mes pieds.
— Adèle veut suivre les garçons à Max Rayne, ça vous dit de venir avec nous ?
Je tourne la tête, scrutant la marée humaine déchaînée derrière moi avec regret. Je n'ai pas envie de partir, je me sens bien ici. J'ouvre la bouche mais n'ai pas le temps d'exprimer le fond de ma pensée.
— Grave ! s'écrie Leeloo en levant haut les bras.
Je louche sur elle. Ses iris crépitent d'excitation et son corps sautille sous le coup de l'impatience. Sa réaction remet en question mes dernières réflexions : si le Blues Kitchen était si passionnant, c'est parce qu'il nous réunissait, Leeloo et moi. Sans elle, la piste me semble bien vide. Cette pensée met un terme à mon hésitation et je finis par dire :
— O.K., je viens aussi mais attendez-moi deux petites secondes, je dois passer aux toilettes.
— Pas de problème ! On sera dehors, devant l'entrée ! me répond Ambre.
Elle et Leeloo se serrent la main et, sans attendre, se fondent dans la foule pour rejoindre la sortie.
Je pivote et joue maladroitement des coudes afin de m'avancer vers le voyant lumineux indiquant les WC. La mission est si ardue que mon ivresse s'étiole peu à peu pour laisser place à une concentration redoublée. Lorsqu'enfin je réussis à rejoindre le petit escalier sous-terrain, je prends le temps d'inspirer profondément, ignorant tant bien que mal les effluves aigres de l'urine qui titillent mes narines.
Je descends les marches rapidement et m'enfonce dans l'obscur ventre poisseux du bar. Au bout de quelques pas dans un corridor étroit, des faisceaux de voix se faufilent jusqu'à mes oreilles et je décide de les suivre, persuadée d'y trouver ce que je recherche. Une porte se matérialise à ma gauche et je peux entendre distinctement le rire d'une fille résonner derrière.
Je pousse le battant et découvre, non sans amusement, une silhouette élancée que je reconnaîtrais entre mille. Le fameux caramel. Il a beau me tourner le dos, ses épaules carrées, son corps élancé et ses hanches étroites ne me sont pas inconnues. Je sais que c'est lui, je n'en ai aucun doute. Sa remarque insultante a gravé à jamais sa physionomie dans ma mémoire. Et le voilà qui flirte tranquillement avec une fille légèrement éméchée alors qu'Adèle l'attend à l'étage du dessus.
Je lève les yeux si haut dans le ciel qu'ils traversent un banc de nuages avant de redescendre.
— Mais il a dit quoi quand il s'en est rendu compte ? interroge sa nouvelle proie avec intérêt.
Très élancée, avec une chevelure blond polaire et de jolis yeux noisette, elle a tout pour plaire. Son nez retroussé indique que le garçon capte toute son attention et elle ne remarque même pas qu'une nouvelle personne s'est glissée dans la pièce. Ce constat m'agace profondément : le caramel est vraiment incorrigible. Il ne s'est pas contenté de se moquer de moi, il se moque aussi de ma nouvelle amie. Et il m'est tout simplement hors de question de le laisser s'en sortir à si bon compte.
Un sourire malicieux se dessine sur mes lèvres alors qu'un plan fomente dans mon esprit. Ce grand arrogant pense pouvoir m'insulter sans en subir les conséquences ? Il est temps pour moi de lui rendre la monnaie de sa pièce. Passant le pas de la porte – que je tenais d'une main –, j'entre dans la salle exiguë avec assurance. Le couple, replié vers les lavabos, se tient tout de même en partie devant moi et je profite de la situation.
Je marche énergiquement vers eux – ils n'ont pas daigné relever la tête en entendant le battant claquer – et pousse délibérément le beau parleur d'un coup d'épaule « involontaire ». Celui-ci, ne m'ayant pas vue arriver, écrase la pied de sa prochaine conquête qui se met à couiner.
— Eh, fais attention ! s'agace-t-il en faisant volte-face.
— T'avais qu'à te décaler, Eurêka, rétorqué-je en lui tirant la langue.
Ses pupilles se plantent aussitôt dans les miennes, puits sans fond qui menacent de m'engloutir et le silence se fait. Il lui faut quelques secondes pour se remémorer mon visage. Mais je vois immédiatement le moment où son cerveau rassemble les pièces du puzzle : ses yeux d'obsidienne s'éclairent et s'emplissent de malice. Sans plus accorder le moindre regard à la jeune fille dans son dos, il s'approche de moi tel un prédateur et, en arrivant à ma hauteur, penche la tête près de mon oreille pour me chuchoter :
— Très belle référence, mais sache que je chante bien mieux la sérénade que la mouette de La Petite Sirène, Tinky Winky.
Puis sans demander son reste, il quitte les lieux, nous abandonnant, sa cible et moi, au milieu des toilettes. J'entends le battant claquer contre le mur puis un rire chaud retentit dans le couloir. Je ne peux alors retenir le sourire qui se dessine sur mes lèvres.
Non mais quelle arrogance !
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