Chapitre 5 - Dancing in the Moonlight, Toploader
— Joni ! On est là !
Mon nom résonne, petite étincelle qui clignote au milieu du brouhaha des conversations. Je tourne la tête et plisse les yeux, à la recherche de mes camarades dans la foule amassée à l'intérieur du pub. Il me faut bien une minute pour repérer le bras qui s'agite dans ma direction et deux autres encore pour réussir à le rejoindre, l'espace se resserrant au fur et à mesure que je m'enfonce entre les tables.
Bientôt, l'éclairage tamisé imprègne l'espace et je me faufile entre quelques dernières personnes avant de m'affaler enfin sur la chaise qu'on m'a réservée.
— Comment tu vas, ma belle ? s'enquit Ambre en baissant la main.
Je lui adresse un large sourire et réponds avec entrain :
— On ne peut mieux ! Et vous, quoi de nouveau ? Désolée pour le retard...
Ma connaissance de la capitale laisse encore à désirer et j'ai erré vingt bonnes minutes avant de parvenir à localiser le Blues Kitchen.
— Tranquille, tranquille, et ne t'inquiète pas : Adèle n'est pas encore arrivée.
Au vu du regard entendu que s'échangent les deux amies, je comprends que c'est une habitude et cela me soulage. Je me détends, me débarrasse de mon manteau et hèle bientôt la serveuse pour lui commander un cocktail.
— Prends le Hemingway, il est délicieux et moitié prix pour les deux prochaines heures, m'encourage Alix.
Je lui fais confiance et obéis à son ordre. Bientôt, un verre se pose devant moi et les langues se délient pour entamer une discussion. Après de brefs récapitulatifs de notre journée, les sujets s'approfondissent, se font plus intéressants, plus intimes. Mes nouvelles amies dévoilent leurs couleurs, esquissent les contours de leur existence et je suis le fil avec intérêt, savourant cet instant : lorsque les relations se découvrent, lorsque les gens se révèlent, lorsqu'on entre dans l'univers d'une nouvelle personne et qu'on écoute sa mélodie personnelle.
Alix a passé son enfance en banlieue parisienne, elle s'est installée à Paris l'année dernière et c'est le moment qu'ont choisi ses parents pour divorcer.
— Ils n'attendaient que ça, j'en suis sûre ! Et le pire, c'est que je ne me suis rendue compte de rien... lance-t-elle en se mordant la lèvre.
J'ai beau mal la connaître, je pose une main compatissante sur son épaule, éprouvant sa douleur à travers les émotions qui brillent dans ses yeux. Je sens combien le sujet lui pèse, il la tourmente au point qu'elle l'exprime devant moi, parfaite inconnue qui s'introduit dans son intimité. Aussi, afin de la soutenir, je lui réponds. Je lui dis ce que j'aimerais entendre à sa place, j'essaie de déblayer l'histoire obstruée par ses craintes. J'essaie d'éclairer l'obscurité pour adoucir les effluves émanant de ses souvenirs.
— Heureusement que tu ne t'en es pas rendue compte : ça t'a permis de vivre tes dernières années chez toi sans ce fardeau. C'est un beau geste de leur part, si tu veux mon avis : ils n'ont pas voulu gâcher ton enfance et ils ont attendu que tu t'émancipes pour se séparer. Ne leur en veux pas, essaie plutôt de percevoir tout l'amour qu'ils doivent te porter pour s'être retenus si longtemps !
— Joni a raison, Alix, même si c'est dur, c'est mieux comme ça. Et puis, maintenant, tu es à Londres, tu vas pouvoir penser à autre chose !
Malgré ses yeux embrumés, Alix repousse les nuages qui s'amoncèlent dans son esprit et esquisse un vague sourire sur ses lèvres. Je serre un peu plus fort son bras entre mes doigts tandis qu'Ambre décide d'orienter la conversation sur sa petite personne :
— Puisque nous en sommes aux confidences, je dois vous avouer que vous allez être frustrées : je n'ai vécu aucun drame.
Sa remarque me fait pouffer.
— Aucun vraiment ? Mais quelle déception... me moqué-je, ta vie doit être d'un ennui...
— Hélas, je le crains : mes parents sont mariés depuis plus de vingt-trois ans et heureux en ménage. J'ai un grand frère exceptionnel, un parcours scolaire exemplaire... En fait, il ne me manque plus qu'une petite copine aussi séduisante que Margot Robbie et je pourrai dire que j'ai réussi ma vie.
Cette fois, Alix me rejoint dans mon hilarité et nous éclatons de rire face à cette tirade désopilante. Ambre incline la tête, ses yeux suivant les mouvements de son amie avec attention. Elle semble soulagée par sa réaction et cela me serre le cœur. Je les scrute un temps, étudie leurs expressions, leurs regards et m'imprègne de la chaleur les auréolant. Simon et Lucie se matérialisent brusquement derrière mes paupières, leur absence me pesant tristement sur la poitrine.
— À toi, Joni !
Je cligne des yeux alors qu'Ambre frappe des mains pour attirer mon attention.
— Moi ? je répète maladroitement.
— Oui toi, s'il te plaît ! Révèle-nous le mystère qui pèse sur ton prénom.
Je hausse un sourcil, amusée.
— Le mystère ?
— Pourquoi tu t'appelles Joni ? Ce n'est pas très commun...
J'avale une gorgée sucrée de mon cocktail et me penche sur la table, afin d'accentuer mon effet.
— Eh bien, figurez-vous... que mes parents ont toujours été mélomanes ! Ils étaient fans de Joni Mitchell et ils lui ont rendu hommage à ma naissance. Pour l'anecdote : mes sœurs s'appellent Nina et Janis, pour Nina Simone et Janis Joplin.
Un nouvel éclat de rire illumine notre table. Coupé de court par une réplique extérieure :
— Les filles, vous ne devinerez jamais ce qui vient de m'arriver !
Nous nous tournons d'un coup, Adèle se découpant dans l'éclairage voilé et l'amoncellement d'étudiants perchés sur les chaises alentours, une coupe à la main et les yeux luisant d'excitation.
— T'es là, toi ? lance Ambre, l'air faussement agacé.
— Bien-sûr que je suis là ! s'exclame la retardataire en nous couvant d'un regard rieur.
Elle rabat sa longue natte dorée sur son épaule et s'assoit gracieusement à côté de nous, ses mouvements félins dessinant une chorégraphie envoûtante. Adèle balaie les excuses attendues sous nos regards curieux et avale une gorgée de son breuvage avant d'écarter ses lèvres en un sourire mutin.
— Je viens de me faire offrir un verre par un Caramel, déclare-t-elle enfin.
Je fronce les sourcils.
— Un Caramel ?
Ambre empoigne mon bras et m'attire à elle, emportée dans une excitation électrique.
— C'est notre crush code, Joni ! On a créé une hiérarchie des crushs : on commence par un « sucre », très belle personne avec qui il y a affinités. Puis on a le « miel », un individu qui émoustille ta libido et enfin, le « caramel », équivalent british de Gal Gadot.
Je glousse en entendant ses explications puis pivote pour accorder toute mon attention à Adèle qui patiente bien sagement, s'assurant que son auditoire lui vouera une totale compréhension lorsqu'elle se lancera dans son récit.
— Et donc, un caramel vient de t'offrir ce verre ?
Des étoiles filantes tracent des vagues azurées dans ses iris.
— Mieux que ça : j'attendais devant le bar pour prendre directement ma boisson avant de vous rejoindre et il m'est passé devant. Ça m'a tellement énervée ! J'étais prête à l'insulter... quand il s'est retourné en me proposant un des deux verres qu'il avait commandés. Je suis restée muette et j'ai failli tout me renverser dessus, tant j'étais surprise !
Je me couvre la bouche, imaginant la scène avec amusement.
— Il est où ? Je veux le voir ! s'écrie Ambre.
Adèle se mordille la lèvre, se retourne doucement puis, le plus discrètement possible, tend le bras vers l'autre bout de la salle – réaction démesurée au vu de la foule qui nous engloutit et de l'obscurité qui nous embrume.
— Le groupe à côté du comptoir, sur la table de dix... Ne regardez pas toutes en même temps !
Nous tournons la tête d'un seul mouvement, à toute vitesse.
— Les filles ! geint la pauvre Adèle en rentrant la tête dans les épaules pour se cacher.
— C'est lequel ? Le métisse, le blond, le brun ou celui avec des cheveux longs ? demande Ambre en ignorant royalement les complaintes de son amie.
Je scan la table en question, prenant vaguement connaissance des silhouettes troubles qui se dessinent dans l'éclairage voilé. Un sourire découpe mon visage lorsque je comprends pourquoi les descriptions d'Ambre étaient si confuses : excepté quelques couleurs, on ne distingue rien.
— Le métisse... souffle Adèle en avalant sa boisson par goulées.
— Attends...
Le ton d'Alix attire mon attention, j'oriente mon regard vers elle et la voit se lever à demi, plissant les yeux et portant sa main en visière afin d'y voir plus clair.
— Plus discret tu meurs, Al, se lamente Adèle, mais la jeune fille l'ignore.
Bientôt, son expression s'illumine et elle se met à sautiller sur place, faisant dangereusement trembler la table qui supporte nos verres encore pleins. J'attrape le mien pour éviter la catastrophe et questionne :
— Un problème ?
— Oh que non, au contraire : je le connais ce gars, en fait, je les connais tous !
Je vois Adèle se redresser dans ma vision périphérique, piquée par la remarque.
— Comment ça, tu les connais ?
L'intéressée nous adresse un large sourire, dévoilant une dentition d'ivoire et se rassoit lentement sur sa chaise, prenant le temps d'avaler une longue rasade de son cocktail avant de nous révéler ses secrets.
— Ils sont dans ma résidence. Je crois qu'ils ont un groupe de musique.
— Oh non, en plus, c'est un artiste ? gémit Adèle, elle fixe un regard ardent sur la table et son visage s'embrase, O.K. les filles, on doit impérativement se poser à côté.
J'éclate de rire mais Ambre prend la proposition très au sérieux. Elle se frotte le front, semblant réfléchir aux différentes stratégies à mettre en place pour s'approcher du groupe. Je pose mon coude sur la table et appuie mon menton dans ma main en dévisageant les garçons, essayant de dessiner mentalement les traits de leurs visages embrouillés.
— Très bien, je vais demander de l'aide à Leeloo, elle doit être en service maintenant, déclare-t-elle finalement.
Je me tourne vers elle, intriguée.
— Leeloo ?
— Une autre amie, elle travaille ici. Je te la présenterai quand elle aura terminé sinon ça va la distraire et elle déteste ça : elle vient de commencer, elle ne se sent pas à l'aise.
J'acquiesce et la regarde se lever sous les yeux emplis d'espoir d'Adèle. Tandis qu'elle s'éloigne, disparaissant bientôt dans la cohue, je demande :
— Quels sont tes objectifs pour la soirée, du coup ?
Adèle n'hésite pas une seule seconde, elle répond du tac au tac :
— Coucher avec ce gars.
Alix rit doucement et je l'imite, impressionnée par cette assurance qui me fait défaut. Il ne m'est jamais arrivé de nourrir de tels objectifs : en général, la soirée file et je laisse les gens venir à moi. Jamais je n'exige, je préfère recevoir. J'attends plus que je n'agis et Adèle me brosse une toute autre facette des jeux de séduction. Une facette qui me paraît bien plus excitante, je dois l'avouer.
— Comment tu vas t'y prendre ? osé-je.
Adèle me lance un regard amusé avant de répondre :
— Tu vas voir.
Bientôt, Ambre réapparaît, agitant les bras pour nous attirer à elle. Nous nous levons, nos verres à la main, et la rejoignons rapidement.
— Leeloo nous a dressé la table juste derrière, on sera sur la même banquette, juste de l'autre côté, annonce notre amie d'un ton fier.
— Ambre, t'es la meilleure ! s'exclame Adèle en lui sautant dans les bras, maintenant une main tendue pour éviter de renverser sa coupe.
— Je sais, je sais. Tu me le revaudras plus tard.
— Promis.
Sans attendre, nous nous dirigeons vers la fameuse table et je m'assoie près d'Adèle qui s'est installée dans le coin, s'aménageant la possibilité de scruter nos voisins autant qu'elle le veut. Moi, c'est elle que j'observe : j'essaie de déchiffrer ses mouvements, curieuse de découvrir comment elle va attirer sa proie.
J'entends Alix et Ambre discuter mais je ne me joins pas à elles. Adèle se trémousse sur son siège. Elle pose un bras sur le dossier, empiétant l'espace des garçons derrière nous. Elle fait mine de ne pas s'en rendre compte, tourne sa tête vers notre groupe et rit à gorge déployée. Puis elle glisse un regard derrière et je devine l'instant où elle obtient ce qu'elle désire : ses yeux s'immobilisent et elle esquisse un sourire enjôleur.
J'aimerais me retourner mais je sais que son « caramel » se tient juste derrière. Aussi, je me concentre à nouveau sur mon verre et le porte à ma bouche.
— ... Enfin bref, les toilettes n'ont pas l'air très propres. T'en penses quoi, Joni ?
La mention de mon prénom me ramène à la réalité : je redresse mon menton et croise le visage interrogateur d'Ambre.
— Quoi ?
— Tu penses quoi de l'état des toilettes ?
Je m'apprête à répondre lorsqu'une silhouette se dessine à ma gauche. Je tourne la tête et sursaute à moitié en découvrant un garçon magnifique, aux cheveux coupés courts et aux yeux d'obsidienne. J'en reste bouche bée et le regarde s'avancer sur la banquette avec de grands yeux ahuris, scrutant le moindre de ses gestes, envoûtée par sa grâce féline.
C'est alors que ses lèvres s'écartent et qu'il déclare d'une voix profonde :
— Tu peux te décaler, Tinky Winky, j'aimerais passer s'il te plaît ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro