Chapitre 3 - Let's Be Friends, Jake Sherman
L'arrivée à Londres se fait en douceur. Première bonne nouvelle : la résidence universitaire dans laquelle je suis logée n'est pas trop loin de la gare Saint-Pancras et je peux donc m'y rendre à pied sans me ruiner en taxi. Deuxième bonne nouvelle : lorsque j'entre dans le bâtiment, des tonnes d'étudiants sont présents et m'aident à m'installer, me confiant mes clés et allant jusqu'à m'accompagner à ma chambre – qui se trouve au quatrième étage.
Troisième bonne nouvelle : ils ne font aucune remarque sur mes cheveux et n'ont pas de réaction particulièrement prononcée – ou alors ils le cachent vraiment très bien et c'est tant mieux. Quatrième bonne nouvelle : ma colocataire n'est pas encore là et j'ai donc la grande chambre pour moi toute seule.
Après avoir chaleureusement remercié le garçon qui a porté la moitié de mes valises, je ferme la porte et scrute chaque recoin de ce lieu qui va être mon chez-moi pour l'année à venir. Les murs sont roses, mais avec quelques photos, l'effet papier toilettes devrait s'estomper. Deux lits sont disposés de chaque côté de la salle : l'un à gauche de la porte et l'autre en face.
Je décide de m'installer sur celui le plus éloigné du couloir et commence à déballer mes affaires. On a trois armoires différentes, un petit lavabo surplombé d'un vieux miroir et deux bureaux collés l'un à l'autre qui font face à une baie vitrée. Ça, c'est ce qui me fait immédiatement aimer la chambre : au diable la moquette et la couleur de la peinture, on a des fenêtres immenses orientées plein sud !
Je range mes vêtements dans une armoire, fais mon lit puis m'attèle à une tâche bien plus amusante : la décoration. Je colle des tonnes de photos de mon côté de la chambre. Des visages de mes amis, de ma famille, des paysages, des particules de souvenirs qui esquissent l'histoire de ma vie. Il n'y a que comme ça que je me sens bien.
J'attache ma guirlande lumineuse sur l'étagère fixée juste au-dessus de mon lit et rassemble les quelques romans que j'ai réussi à faire rentrer dans le peu de place restant dans ma valise. Bientôt, la pièce a revêtu une couleur personnelle : elle est vivante, chaude et elle me ressemble. Je souris.
Il me faudra d'autres éléments, bien-sûr, mais c'est un bon début et je suis ravie. Après avoir passé un rapide coup de fil à mes parents – prétextant une mauvaise connexion internet pour éviter le Facetime et la révélation capillaire – puis à mes sœurs, j'empoigne mon sac à dos, que je n'ai même pas encore ouvert depuis que j'ai mis les pieds dans le pays, y fourre mon téléphone, mes clés, avant de m'aventurer dans Londres.
L'expérience est extraordinaire, Ramsay Hall, ma résidence, se trouve à seulement cinq minutes d'Oxford Street. Je m'y perds, me laissant guider par les chemins bondés qui m'amènent dans des lieux réchauffés par des chanteurs de rue, nous offrant une infime effluve de leur talent.
Il y a de la foule partout et je me laisse entraîner par le courant sans chercher à lui résister. J'ai la tête dans les nuages et les pieds dans mes rêves. Tout est beau, tout est grand, tout est accueillant. Londres est comme je me la représentais : une ville emplie de vie qui me fredonne à l'oreille une partition déjantée.
Bientôt, je me retrouve à Piccadilly Circus, les panneaux publicitaires m'éblouissent, la senteur hypnotique des restaurants m'envoûte et les couleurs explosives des devantures de théâtres m'enchantent. J'ai l'impression d'avoir atterri dans un autre monde, l'impression que dans un lieu aussi ardent, dans un univers marqué par un rythme de vie si endiablé, je ne pourrai pas tomber. L'impression qu'il n'y a que du bon devant moi et que l'obscurité d'est dissipée.
En rentrant, je passe au Tesco – supermarché du coin qui se trouve juste en-dessous de ma résidence – et y achète le nécessaire vital : du savon, des chips et des scones. Mon beau-père me tuerait s'il savait que je m'apprête à faire de ce festin mon dîner de la soirée. Mais il n'est pas là pour le constater et je compte bien profiter de mon indépendance tout juste acquise pour faire ce qu'on me reproche habituellement de faire.
J'arrive enfin face à la devanture maussade de Ramsay Hall et passe le tourniquet toute guillerette, fière de penser que c'est ici que j'habite. Je suis londonienne, maintenant ! D'ailleurs, ma chevelure héliotrope passe presque inaperçue dans cette ville où les punks semblent avoir établi leur nid. N'est-ce pas la preuve que je suis faite pour y vivre ? C'est pertinemment ce que je pense.
Je traverse la petite cour intérieure de l'immeuble pour me diriger vers le bâtiment dans lequel je suis logée et découvre tristement que l'ascenseur est entièrement mobilisé par les autres étudiants qui emménagent. Pendant un instant, j'hésite à ne pas attendre derrière la longue file amassée dans le hall puis me ravise : je ne vais tout de même pas patienter une demi-heure simplement parce que j'ai la flemme de monter quatre étages !
Après un lourd soupir, je m'engage dans les escaliers. Je prends mon temps : sincèrement, la transpiration, ce n'est pas pour moi. Depuis petite, je fuis le sport avec une véritable ferveur et refuse de suer pour quoique ce soit, au grand désespoir de mes sœurs. Ces deux grandes asperges ont dépassé le mètre soixante-dix depuis la troisième et doivent flirter avec le mètre quatre-vingt depuis le lycée.
Toutes en muscles, elles ont toujours eu des silhouettes robustes en conservant néanmoins les formes voluptueuses de la famille paternelle. De mon côté, atteindre la mètre soixante a été un véritable défi personnel que j'ai à peine réussi à relever : entendons-nous bien, il est écrit « un mètre soixante » sur ma carte d'identité. Après, je ne dis pas que c'était la taille inscrite sur la toise murale de mon médecin la dernière fois que je lui ai rendu une petite visite...
Par ailleurs, en véritable fil de fer qui se respecte, ma silhouette s'apparente plus à celle d'une allumette – heureusement que je n'ai pas teint mes cheveux en rouge où le résultat m'aurait achevée. Imaginez donc combien l'ascension jusqu'à ma chambre est douloureuse alors que je traîne mon vieux sac à dos, mes courses et ma carcasse fatiguée.
Lorsque je dépasse le deuxième étage, je décide de m'octroyer une courte pause pour récupérer et m'appuie sur la rambarde, observant le rez-de-chaussée avec un malin plaisir dominateur, la hauteur me gratifiant d'un dédain inhabituel face aux petites choses terrassées par la perspective en contrebas. Pour une fois que je ne suis pas la petite chose, je suis obligée d'en profiter.
Cependant, un détail effiloche mon plaisir coupable : j'aperçois un jeune homme qui s'engage dans les mêmes escaliers, s'approchant à grands pas. Bientôt, il apparaît dans la spirale et je reste sans voix. Il est magnifique : des cheveux blond platine, une peau dorée, des yeux verts et des traits aussi fins que de la dentelle. Le tout s'accordant à une carrure élancée qui me coupe le souffle. Mon cœur s'emballe, ma bouche s'ouvre en grand, je m'accroche plus fort à la rambarde et, sans m'en rendre compte, me penche légèrement afin de pouvoir savourer pleinement le spectacle qui s'offre à moi. C'est alors qu'il lève les yeux et que nos regards se croisent.
Je fais un bond en arrière et pivote immédiatement sur moi-même, me forçant à ne surtout pas tourner la tête à nouveau. Je me remets à monter, tout en craignant qu'il ait compris que j'étais en train de le dévorer des yeux la seconde précédente. Non mais quelle idiote !
À présent, ma détente récente s'est envolée et j'escalade les marches quatre à quatre en espérant semer ce bel inconnu, la honte pesant sur mes épaules bien plus lourd que toutes les valises que j'aie pu me trimballer cet après-midi. Qu'est-ce qui m'a pris de l'épier de la sorte ? Je suis quasiment sûre qu'il a tout saisi de la situation. Je l'imagine en train de grimper les escaliers derrière moi, un sourire suffisant se dessinant sur la commissure de ses lèvres.
Au bout de ce qui me paraît une éternité, j'atteins mon étage et pousse vivement le battant bleu pour me réfugier sur mon palier. Je m'arrête devant ma porte à bout de souffle, sentant le soulagement affluer dans mes veines : à moins d'être mon voisin, il y a peu de chance pour que le garçon me rejoigne ici. Et il faudrait vraiment être malchanceuse pour que...
Je n'ai pas le temps de finir de penser à cette phrase : j'entends le battant s'écarter à nouveau. La panique me submerge et je me plaque à moitié contre ma porte, m'attelant à retrouver mes clés que j'aie fourrées dans mon sac en sortant. Je ne sais même pas pourquoi je réagis comme ça : je l'ai maté, et alors ? Pour garder la face, il faudrait que j'agisse normalement, que je montre que je m'en fiche.
Pourtant, je ne sais pas si c'est la fatigue, la gueule de bois ou les deux combinées, mais je n'ai plus les idées claires et j'ai l'impression d'être ridicule quoi que je fasse devant ce Dom Juan qui, comme par hasard, s'avance tout près de moi. Pendant un instant, je crois même qu'il vient me parler. Je relève brusquement la tête, prête à dire je ne sais quelle idiotie puis réalise in extremis qu'il est juste mon voisin de gauche et qu'il est en train d'insérer sa clé dans la serrure.
Il surprend mon regard une deuxième fois et m'adresse un sourire franc. Mon ventre se serre. J'ai des palpitations. Je suis tellement prise au dépourvu que je ne lui rends pas son sourire. Je vous assure, en temps normal, je ne suis pas si nulle avec les hommes, mais là, il faut croire qu'une mauvaise étoile est en train de m'asperger de ses rayons visqueux.
Un drôle de silence s'installe alors que l'étudiant me regarde le dévisager puis je me rends compte de ce que je fais et me concentre à nouveau sur mon sac, enfonçant ma main dedans pour trouver mon porte-clés. Bientôt, je sens la monture métallique chatouiller la pulpe de mes doigts. Celle-ci semble s'être accrochée au coin d'une boîte. Je fronce les sourcils, n'ayant aucune idée de la nature de cette boîte : je ne me rappelle pas y avoir mis une telle chose...
Malgré tout, j'empoigne mes clés et me mets à tirer de toutes mes forces pour les libérer – le regard de l'inconnu sur moi n'aidant pas à renforcer mon adresse. Je crois discerner le cliquètement de son verrou qui s'ouvre, salvation tant attendue dans cette anecdote fâcheuse de la journée qui s'étend à l'infini et m'enferme dans l'embarras. Mais je ne suis pas sûre qu'il se soit déjà éclipsé et je ne tiens pas à vérifier.
Je parviens finalement à ramener mon porte-clés vers l'avant de mon sac et, tandis que mon bras se libère de sa prison en toile, la boîte qui coinçait le passage gicle et une pluie de minuscules pochettes argentées volette autour de moi. Il me faut trois secondes pour comprendre ce que c'est. Puis trois secondes de plus pour frôler la crise cardiaque.
Mes sœurs sont d'incommensurables tortionnaires. Je les déteste. J'ai envie de les tuer. Littéralement. Car les petits papiers en aluminium se révèlent être... des préservatifs. Une montagne de préservatifs qui s'écroule sur ma tête.
— Euh, ça va ?
Au départ, je ne dis rien. Je ne bouge pas d'un pouce. Comme si le fait de me transformer en statut allait me permettre de disparaître de la surface de la terre. Comme si mon immobilité me rendait invisible aux yeux de l'inconnu. Hélas, la tentative est un échec et il insiste :
— Tu veux que je t'aide à ramasser tes...
S'en suit le plus long silence qu'il m'ait été donné de vivre.
— ... capotes ? complète-t-il, à mon grand désespoir.
Je comprends alors que je ne peux plus l'ignorer. Que, de toute façon, je vais forcément devoir me baisser pour cacher tout ça et qu'il sera là. Aussi, je finis par me retourner, les épaules voutées et le visage aussi pâle que le sable qui s'égrène sur les plages des Seychelles. Nos regards se croisent enfin. Et là, je défaillis.
Il est encore plus beau de près : il a des cheveux soyeux, des cils interminables et des tâches de rousseurs. Je rougis. Honte à moi.
— Salut.
C'est le seul mot que je réussis à décrocher. Il est froid, idiot et ne répond même pas à sa question. Heureusement, il ne semble pas s'en formaliser et, appliquant un sourire jovial sur ses lèvres extrêmement envoûtantes, il me tend sa main :
— Salut, moi c'est Hayden !
Je m'empresse de l'empoigner, de peur de réagir plus bizarrement encore si je laisse mon esprit fatigué analyser la situation.
— Et moi Joni !
Sa peau est chaude et douce contre la mienne, des frissons me parcourent toute entière alors qu'il serre mes doigts.
— Et d'où viens-tu, très chère Joni ? reprend-il, ne se départant pas de son sourire qui s'avère être contagieux.
— De Paris, et toi ?
— De Mackay, en Australie.
Sa réponse me prend au dépourvu. Je ne savais pas qu'il y aurait des étudiants venus de si loin. J'en oublie ma réserve et m'exclame :
— Woah, mais tu arrives de l'autre bout de la planète !
Il rit face à cette réaction.
— Eh oui, le trajet a été long.
— J'imagine ! m'écrié-je en acquiesçant.
Je desserre mon emprise sur sa main pour me libérer mais il raffermit la sienne, m'emprisonnant entre ses longs doigts. Je relève la tête, étonnée et ouvre grand les yeux en découvrant l'expression malicieuse qui glisse sur son visage et investit ses traits.
— Mon trajet a été éprouvant, mais sûrement pas autant que notre rencontre.
Puis il baisse les yeux vers mes pieds. Je suis son regard et me rappelle subitement de la raison pour laquelle il a engagé la conversation. Instantanément, je le lâche et m'écarte, sentant mes joues s'empourprer à une vitesse folle.
— Merde, je... Ce n'est pas ce que tu crois, m'exclamé-je en m'accroupissant pour effacer ce carnage, c'est juste que...
— T'avais besoin de munitions pour la soirée ?
Cette fois, c'est tout mon corps qui s'embrase tant l'humiliation est dévastatrice. Je me redresse, interdite et glapis :
— Pas du tout ! Mes sœurs m'ont juste fait la plus mauvaise blague possible !
Mais quand je rencontre les yeux moqueurs d'Hayden, je réalise qu'il s'amuse de la situation et surtout de ma gêne.
— Oh, vraiment, juste une blague ? Pas de nuit enfiévrée dès ton arrivée, jolie Joni ? Moi qui pensais déjà que j'allais devoir cogner contre le mur à cause du bruit...
Et là, c'est trop. Trop de fatigue, trop de honte, trop de malaise : toute la pression explose et j'éclate de rire. Il me suit et nous nous écroulons par terre, au milieu des préservatifs, gloussant si fort que le sol pourrait bien se mettre à trembler. Bientôt, ma gêne se dissipe et Hayden m'aide à ranger le désordre, rassemblant tous les papiers dans mon sac.
— Tes sœurs m'ont l'air géniales, finit-il par remarquer lorsque le travail est presque terminé.
— Ça dépend pour qui, maugréé-je.
Nous nous relevons enfin et je tiens fermement mes clés, certaine de ne pas répéter l'épisode précédent. Hayden sourit face à ma réponse puis fait un pas dans ma direction.
— Dis donc, t'aime vraiment bien jouer avec mes nerfs, toi, je rétorque alors que je suis prise d'une bouffée de chaleur face à sa proximité.
Il incline la tête et m'observe avec des yeux mi-clos.
— J'avoue que je trouve ça très divertissant.
Je me trémousse sur place, ne sachant comment gérer ce trop-plein d'attention.
— C'est quand même mieux quand on est deux à se divertir, lancé-je après un temps.
Il s'esclaffe.
— Je suis bien de ton avis.
Je comprends le double sens et secoue la tête.
— T'es vraiment incorrigible.
— Ou juste hilarant, riposte-t-il.
Je pouffe face à cette réplique puis me passe la main dans les cheveux.
— Bon, c'est pas tout ça, mais je dois aller manger.
— Tu viens au réfectoire ? s'enquit Hayden.
C'est à mon tour de pencher la tête.
— Il est ouvert le week-end ?
Le garçon opine du chef.
— Eh oui ! Tous les jours de la semaine.
Ça, c'est une bonne nouvelle : il me semblait avoir lu le contraire sur le site.
— On se retrouve là-bas, du coup ? me demande Hayden.
Je savoure la texture veloutée de sa phrase lorsque celle-ci caresse le creux de mon oreille.
— On se retrouve là-bas, confirmé-je.
— Parfait.
Puis nous nous tournons le dos, ouvrant chacun nos portes et je me réfugie dans machambre, les émotions en pagaille et les joues rosies par l'impatience.
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