Chapitre 34 - Un calme trompeur
Pour la première fois depuis très longtemps, Marcus eut l'impression que les choses s'amélioraient dans sa vie.
Certes, l'individu le plus dangereux de la Terre des Loups et le plus grand ennemi de sa famille était toujours en liberté. Il pouvait les attaquer à tout moment et le loup ne l'oubliait pas. Chaque fois qu'un membre de la pension se rendait au village et revenait avec les nouvelles du jour, il craignait d'apprendre qu'il était arrivé malheur au Grand Alpha ou à sa femme. Les nuits qu'il passait sur le canapé du chalet se ressemblaient toutes : il se couchait, fermait les yeux, imaginait mille et une mises en scènes dramatiques pour sa famille, parvenait à s'endormir au bout d'une ou deux heures, puis se réveillait après avoir été en proie à un énième cauchemar.
Néanmoins, il avait une petite raison de se réjouir : cela faisait six jours qu'il ne s'était pas transformé en loup.
Il était bien sûr encore trop tôt pour crier victoire, mais au fond de lui, il espérait que sa visite à la grotte de Gaalnoris avait porté ses fruits.
Après le drame que leur sortie avait failli causer, il y avait intérêt à ce qu'ils n'aient pas fait tout cela pour rien.
Il s'en voulait terriblement pour ce qui était arrivé à Danila et regrettait de ne pas avoir pu la rattraper. Elle était malheureusement tombée de trop haut et trop vite pour qu'il puisse faire quoi que ce soit. Il regrettait presque de ne pas avoir été un vampire... Au moins, sa vitesse et sa force surnaturelles lui auraient permis de voler à son secours.
Par chance, elle ne paraissait pas trop mal en point et persistait à affirmer que tout allait bien. Si tout se passait comme prévu, elle retrouverait l'usage de sa cheville dès la prochaine pleine lune, qui ne tarderait plus. Malgré son état, les pensionnaires de l'orphelinat avaient tenu à organiser une petite fête pour célébrer son retour parmi eux. Cela faisait quelques heures qu'elle avait commencé et Marcus reconnaissait qu'il s'agissait d'une bonne idée.
À force de participer à des centaines d'événements au palais, il finissait par ne plus avoir goût à rien. Les musiques lui semblaient toujours être les mêmes, tout comme les conversations feutrées des convives, qui blablataient pour ne rien dire. Ici, tout le monde semblait sincèrement s'amuser.
Le réfectoire de la pension avait été entièrement réaménagé, afin d'accueillir une petite piste de danse en son centre. Les enfants s'étaient chargés de la décoration et avaient accroché des guirlandes, ainsi que des flocons en papier. Cela rendait l'ambiance enfantine et chaleureuse, ce qui était plutôt agréable. Le mari de Jenna – dont Marcus avait bien sûr oublié le nom – jouait du violon, accompagné par une jeune fille qui se débrouillait merveilleusement bien au piano.
Adossé à un mur, dans un coin de la salle, Marcus observait les danseurs sans oser se mêler à eux. Lyssandra et Julian devaient en être à leur cinquième danse, entourés par des enfants qui ne cessaient de rire et de tournoyer. Lorsqu'il observait ces orphelins, un sentiment doux-amer, difficile à déchiffrer, s'emparait de lui.
S'il n'était pas né dans la famille du Grand Alpha, il aurait pu être à leur place. Aurait-il été plus malheureux ? En voyant ces jeunes gens si joyeux et insouciants, il ignorait quoi en penser. Ils avaient reçu bien moins de privilèges que lui, mais ne semblaient pas s'en porter plus mal. Et encore, ces orphelins faisaient partie des "chanceux" qui avaient trouvé un foyer. Qu'en était-il de ceux qui vivaient dans la rue ?
Son frère et Lyssandra finirent par s'approcher de lui, l'éloignant de ses tourments.
— C'est la meilleure fête à laquelle on ait assisté depuis longtemps ! s'exclama Julian. Tu ne devrais pas rester tout seul ici, regarde toutes les demoiselles qui rêveraient de danser avec toi !
Il désigna la salle d'un grand geste de la main, sauf que pour une fois, personne ne semblait vraiment vouloir danser avec Marcus. Depuis l'incident où il avait failli tuer un ami de Danila, tout le monde le considérait avec une certaine crainte dans le regard. Même si cela lui causait de la peine, le loup estimait mériter ce traitement.
Il préférait être toisé comme la bête dangereuse qu'il était, plutôt qu'être admiré pour son titre presque royal.
— Je suis très bien dans mon coin, mentit-il. À moins que Lyssandra en ait marre de toi et souhaite un peu de changement ?
La concernée lui sourit et accepta son invitation à moitié dissimulée. Danser tous les deux à chaque bal était quasiment devenu une tradition.
— Puisque je suis de trop, je vais nous chercher quelque chose à boire, fit Julian avec un faux air dépité.
Lyssandra gloussa, puis Marcus la suivit parmi les autres danseurs. Les musiciens entamèrent un nouveau morceau assez peu dynamique, à la plus grande joie du loup. Il se débrouillait si mal en danse qu'il redoutait toujours d'être contraint de faire trop de pas.
— Tu es au courant que je vais survivre si tu me marches sur les pieds ?
Jusque-là occupé à regarder le sol, il s'intéressa à Lyssandra. Un certain amusement brillait dans ses yeux marron, même si Marcus les trouvait un peu fatigués. Depuis leur retour de Gaalnoris, il avait l'impression qu'elle n'était pas tout à fait dans son état normal. Les joues de la louve se faisaient toutes rouges, comme si elle avait de la fièvre, et il l'avait parfois surprise à tousser. Ne voulant affoler personne, il n'avait pas encore osé dire quoi que ce soit.
— Désolé, je ne suis jamais à l'aise quand je danse. Mais si je puis me permettre, il me semble que tu tomberais si je te faisais tourner trop vite.
La louve fronça les sourcils.
— Pourquoi tu dis ça ? C'est vrai que je ne me sens pas vraiment au sommet de ma forme, mais c'est juste à cause de tout ce qui nous arrive. Autrement, je...
Marcus leva le bras pour la faire doucement pivoter et cela suffit à la faire chanceler. Elle se rattrapa maladroitement à lui, en proie à un léger vertige.
— Tu vois, commenta-t-il en l'aidant à se stabiliser. Si tu as besoin de te reposer, tu ferais mieux d'aller t'asseoir. Je ne voudrais pas que...
— Tout va bien, l'interrompit-elle en secouant la tête. Ce n'est pas pour parler comme Julian, mais tu t'inquiètes toujours pour rien.
Comme elle semblait sûre d'elle, Marcus n'insista pas. Au fond, peut-être qu'ils avaient raison et qu'il voyait du mal là où il n'y en avait pas.
— Je ne suis pas plus à plaindre que Danila, poursuivit-elle. La pauvre, elle ne peut rien faire avec sa cheville cassée...
Le loup suivit son regard et vit la jeune alpha, assise à une table avec son amie Jenna. Sa jambe blessée reposait sur un tabouret, posé devant elle.
— Je m'en veux pour ce qui s'est passé, marmonna-t-il. Elle aurait pu se briser le cou et...
— Mais ce n'est pas arrivé, intervint Lyssandra avant qu'il n'imagine mille et une catastrophes. Heureusement, elle peut compter sur un noble chevalier pour l'aider...
Son ton malicieux incita Marcus à se reconcentrer sur elle. Elle lui souriait d'un air de connivence, qui le fit soupirer.
Cela faisait quelques jours qu'il assistait Danila dans ses déplacements. Lorsqu'ils restaient dans leur chalet, elle affirmait être capable de se débrouiller avec ses béquilles. Cependant, dès qu'il fallait sortir, Marcus refusait qu'elle prenne des risques. Les sentiers de la pension avaient beau être déblayés, elle pouvait glisser et aggraver son état. C'était donc tout naturellement qu'il proposait de la porter, ce qui ne manquait pas d'amuser Lyssandra et Julian.
— C'est la moindre des choses, se justifia-t-il pour la énième fois. La situation est déjà assez difficile pour elle, elle ne va pas rester enfermée dans ce chalet.
— En tout cas, ce moyen de transport n'a pas trop l'air de lui déplaire, le taquina-t-elle. Et tu ne rechignes pas trop non plus...
Il lui adressa un regard excédé, même si au fond, la voir ainsi le rassurait. Si elle se permettait autant de badineries, ce devait être parce qu'elle ne se sentait pas aussi mal qu'il le pensait.
— Toi et Julian racontez n'importe quoi. Je ne fais que me montrer poli envers elle.
— Tu ne te montres pas aussi prévenant avec n'importe qui, nota-t-elle à juste titre.
Ne voyant pas quoi lui répondre, il se concentra sur la musique. Il sentait qu'elle disait des vérités, sur lesquelles il préférait ne pas s'appesantir.
— De toute façon, elle me déteste.
Ces mots étaient sortis sans qu'il ne sache trop pourquoi. À quoi bon creuser le sujet s'il voulait tant le fuir ?
— Je peux t'assurer que non, affirma Lyssandra après avoir laissé échapper un léger rire. Si elle te détestait, elle ne s'embêterait pas à t'aider lors de tes transformations.
— C'est simplement de la... solidarité entre alphas. Après toutes les horreurs que j'ai dites sur elle et les vampires, elle ne peut que me mépriser.
Et du reste, elle aurait eu parfaitement raison. L'insolence dont il avait fait preuve à son égard ne méritait aucun pardon. Même s'il avait ses raisons de s'être comporté ainsi, une demoiselle ne méritait pas ces insultes.
— N'en sois pas si sûr, lui dit pourtant Lyssandra.
Cette fois-ci, il se mura dans le silence. De temps en temps, les danseurs s'écartaient et il entrevoyait Danila. Elle discutait avec Jenna, qui ne devait sûrement pas pouvoir trop danser. Il remarqua que leurs verres de limonade étaient vides. Dès que la musique s'acheva, il partit leur en chercher d'autres.
Lui et Lyssandra rejoignirent Julian au buffet, où il eut droit à quelques interrogations :
— Pouvons-nous savoir à qui sont destinés ces verres ? s'enquit Julian.
À sa malice, on devinait aisément qu'il connaissait déjà la réponse.
— Cela ne vous regarde pas, répondit Marcus, juste pour les embêter.
Il se dirigea vers mademoiselle de l'Émeraude, qui justement, semblait sur le point d'être quittée par son amie. Le mari de Jenna avait délaissé son violon afin de venir la voir et elle insistait pour pouvoir danser.
— S'il te plaît, je te jure que je ne suis pas fatiguée ! le suppliait-elle avec enthousiasme. Ce n'est pas une toute petite danse qui va faire naître le bébé !
Son mari céda et tendit une main vers elle. Elle se leva d'un bond, sous le regard inquiet de Danila.
— Fais quand même attention à toi, lui recommanda-t-elle. Il ne faudrait pas qu'il t'arrive quelque chose ou...
— Arrête de faire comme si j'étais une grande malade, je t'assure que je me sens parfaitement bien !
Son grand sourire ne suffit pas à rassurer Danila, qui soupira. Tandis que Jenna s'éloignait au bras de son mari, Marcus s'approcha d'un pas. La louve tressaillit, découvrant sa présence.
— Je venais juste apporter de nouvelles limonades pour vous et votre amie, expliqua-t-il en posant les verres.
Il vit ses épaules se détendre aussitôt et un bref sourire éclaira son visage.
— Oh, c'est... C'est adorable ! Merci beaucoup.
Cela faisait bien longtemps que personne n'avait eu l'idée de trouver Marcus "adorable". Ne sachant trop comment réagir à ce compliment, il baissa les yeux.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit d'autre, n'hésitez pas. J'espère que vous n'avez pas trop mal.
— Comme je vous l'ai déjà dit mille fois, la douleur n'est pas si terrible, affirma-t-elle calmement. Et j'ai beaucoup de chance, un loup très prévenant s'occupe de moi comme si j'étais un louveteau boiteux...
Elle pencha la tête en souriant, ce qui la rendit... Marcus n'avait même pas les mots. Tant de douceur se dégageait d'elle qu'il la trouvait presque irréelle.
— Sans vouloir vous offenser, vous êtes ce qui se rapproche le plus d'un louveteau boiteux...
Cette petite plaisanterie parut agréablement la surprendre. Le croyait-elle incapable de tout trait d'humour ? Vu le sérieux implacable dont il faisait preuve la plupart du temps, il ne pouvait le lui reprocher.
— Cela vous embête si je me joins à vous ?
Il désigna la chaise vide à côté d'elle, fraîchement libérée par Jenna. Elle lui fit signe que non et il s'y installa, en jetant un regard aux danseurs. Julian et Lyssandra devaient prendre une pause, car il ne les vit pas. L'attention de tout le monde semblait se porter sur Jenna et son mari, qui profitaient des notes de piano plutôt entraînantes.
Lorsqu'il tourna la tête vers Danila, il constata qu'elle regardait aussi le couple. Néanmoins, à l'inverse du reste de l'assemblée, elle ne semblait pas attendrie, mais inquiète. Cela faisait plusieurs fois que Marcus la trouvait étrange en présence de Jenna, sans qu'il ne parvienne à comprendre pourquoi.
— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, toutefois... J'ai l'impression qu'il y a comme un froid entre vous et votre amie. Y a-t-il un problème ?
Si elle le renvoyait promener, il comprendrait parfaitement et ne chercherait pas à en savoir plus. Il avait cependant remarqué que Danila paraissait troublée, voire mal à l'aise, quand Jenna disait certaines choses.
— Oh, fit-elle en baissant les yeux. C'est... assez compliqué.
Elle resta silencieuse un moment et il crut qu'elle n'allait pas s'expliquer davantage.
— Je m'inquiète pour elle, mais j'ai peur de lui transmettre mon angoisse si je lui en parle, alors... J'essaye de prendre sur moi, sauf que ce n'est pas aussi simple...
— Vous voulez dire... par rapport à son bébé ?
Il ne connaissait pas grand-chose dans ce domaine, or la naissance ne semblait pas être pour tout de suite. Malgré tout, elle hocha la tête.
— Vous allez me prendre pour une folle, mais... J'ai très peur des accouchements. Ma mère est morte d'une hémorragie, alors... Je crains toujours que ça tourne mal.
Marcus l'avait malheureusement oublié. Sûrement lui en avait-elle parlé lorsqu'ils étaient petits, mais il ne s'en souvenait pas.
— Quand j'étais une vampire, la plupart des personnes que je fréquentais regrettaient de ne pas pouvoir avoir d'enfants. Moi, j'étais juste rassurée de ne pas avoir à vivre tout ça...
Le loup la vit tourner l'une de ses bagues avec nervosité.
— Déjà que vous n'aviez pas une très haute opinion de moi, j'imagine que vous allez me trouver encore plus horrible, déclara-t-elle en s'obstinant à fuir son regard.
Le loup fronça les sourcils, étonné par sa remarque.
— Bien sûr que non. Vos craintes sont compréhensibles et même sans cela, vous avez parfaitement le droit de ne pas vouloir d'enfants.
Il avait toujours admiré sa tante Hilda, qui menait sa vie avec on ne peut plus de liberté. De ce qu'il savait, elle ne s'était jamais préoccupée de ce sujet et ne regrettait pas de n'avoir ni mari, ni enfants. Il s'agissait d'un avantage dont bénéficiaient ceux qui n'étaient pas voués à pérenniser la lignée des Grands Alphas. Dans le cas de la jeune alpha, il imaginait sans mal que ses cousins seraient éduqués par Gladis pour prendre sa suite. Si elle ne se débarrasse pas de Danila avant.
— En fait, je crois que j'aimerais beaucoup en avoir, répondit-elle en perdant son regard sur les danseurs. Quand je suis avec mes cousins, je les trouve tellement adorables que cela m'inciterait presque à dépasser mes peurs, mais... Je crains trop de mourir de la même manière que ma mère. Mes enfants devraient alors vivre ce que j'ai vécu et... Je ne le souhaite à personne.
En l'écoutant, Marcus se rendit compte qu'une part de lui partageait un sentiment similaire. Comme elle, il laissait ses angoisses dicter ses actes. Il ne s'autorisait jamais à se demander ce que serait sa vie s'il réfléchissait moins.
Un futur Grand Alpha, déjà aussi instable que lui, ne pouvait laisser son existence entre les mains du hasard.
— Enfin, je ne veux pas gâcher votre soirée avec mes petites histoires, se reprit-elle. Vous devez vous dire que je suis bien trop compliquée...
Elle esquissa un sourire timide, qui perturba les battements de son coeur.
— Je suis loin d'être simple, alors ce n'est pas moi qui vous reprocherais quoi que ce soit.
Elle parut rassurée et se détendit un peu. Marcus nota toutefois qu'elle continuait de fixer Jenna avec une certaine ombre dans le regard. Même s'il n'était pas très doué pour rassurer les autres – étant lui-même toujours affolé – la voir ainsi lui faisait trop de peine pour qu'il ne tente rien.
— Il n'y a pas de raison que les choses se passent mal pour votre amie. Je sais que votre mère est un mauvais exemple, mais... En général, il y a moins de risques pour les louves.
Elle acquiesça, sans paraître vraiment convaincue. Il savait que ce genre de craintes, liées à de profonds traumatismes, étaient difficiles à contrôler. Il n'y avait qu'à voir dans quel état il se mettait en présence d'un vampire, ou lorsqu'il pensait à Manik.
Il resta quelques minutes à côté de Danila, n'ayant envie d'aller nulle part ailleurs. Pour une fois, il se surprenait à ne pas complètement détester la fête. Il redoutait le moment où il se retrouverait seul sur le canapé du chalet, essayant vainement de s'endormir avec ses pensées.
— Cela fait un moment que je n'ai pas vu votre frère et Lyssandra, observa Danila. Ils ont un problème ?
Marcus pencha la tête afin de tenter de les apercevoir, mais effectivement, ils avaient disparu. Il s'apprêtait à se lever, lorsque Julian apparut et fila dans leur direction.
Son air paniqué, si inhabituel chez lui, éveilla aussitôt l'inquiétude de Marcus. Celle-ci redoubla dès que son frère ouvrit la bouche :
— Lyssandra ne va pas bien du tout, je... J'ai peur qu'elle soit malade.
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