✵ 20 décembre ✵
C'étaient enfin les vacances de Noël. Celles que tout le monde attendait. Petits et grands rêvaient déjà de cadeaux au pied d'un sapin fraîchement décoré pour les fêtes de fin d'année. Dans un petit village, caché par une forêt environnante et sous une fine couche de neige, un petit garçon était en train de jouer avec les flocons tombant du ciel, un énorme sourire fendant son visage rond aux yeux immensément ouverts.
Son grand frère le regardait, souriant. Assis sur le dossier d'un des bancs qui longeaient les rebords du petit parc, Jules surveillait son frère, assez dégourdi pour tomber dans la petite mare gelée. Il avait profité de l'absence de sa mère et de son beau-père, partis acheter les cadeaux pour la fête, pour pouvoir sortir son frère. Madame Leclerq et Monsieur Vandewalle étaient sérieux à ce sujet : il était hors de question qu'Aurélien, le fruit de leur union, leur enfant, malheureusement muet mais qu'ils chérissaient tant, aille sous la neige pour attraper un rhume, sans voix ou pas. Mais Jules voyait bien que cela brisait le petit cœur de son frère de rester à l'intérieur alors qu'il y avait mille choses à faire dehors.
Jules se leva pour apprendre à Aurélien comment faire un bonhomme de neige. Sous les yeux émerveillés du petit garçon, le jeune homme roulait la boule de neige sur le sol, qui grossissait, grossissait, jusqu'à faire les trois quarts de la taille du petit garçon. Ce dernier applaudit, et demanda à faire lui aussi une boule de neige en la montrant du doigt et en tapant des pieds.
Aurélien était en train de chercher des brindilles, qui feraient office de bras au bonhomme de neige, sous le regard bienveillant de Jules, lui occupé à extirper des cailloux ensevelis sous la neige.
Il ne vit pas, alors accroupi en plein milieu du parc et s'apprêtant à se relever, une ombre blanche arriver vers lui. Elle le percuta de plein fouet, et tomba à la renverse. Jules se retourna vers elle.
- Excusez-moi, je ne t'avais pas vue, s'empressa-t-il de dire. Vous allez bien ?
Il tendit sa main vers la jeune fille, abasourdie. Elle leva la tête vers lui, ses immenses yeux bordés de longs cils noirs fixant la main gantée du jeune homme.
Lui ne pouvait plus rien dire. Il ne vit pas Aurélien arriver vers eux, courant et faillant de foncer droit sur la jeune fille.
Il secoua les brindilles, les tenants avec ses deux petites mains, cachées sous d'épaisses moufles. Puis il prêta enfin attention à ce qui hypnotisait tant son grand-frère, qui était focalisée sur le regard que lui portait l'adolescent.
- Non, excusez-moi... balbutia-t-elle, se relevant seule et époussetant son manteau blanc et ses jambes.
Jules n'avait jamais vu une personne aussi magnifique que celle qui se tenait devant lui. Sa peau aussi blanche que la neige qui se trouvait tout autour d'eux contrastait avec le rose de ses lèvres et le bleu azur de ses yeux qui semblaient apeurés et perdus.
- Ça va ? réussit-il à articuler.
Elle hocha vivement la tête, puis partit d'une marche rapide. Ses fines jambes, seulement recouvertes d'un fin collant gris anthracite, tremblaient, semblaient peiner à soutenir le poids de la jeune.
Jules la regarda partir, ses yeux ne pouvant plus se détacher de cette silhouette qui se confondait parfaitement avec la blancheur de la neige. Il reprit ses esprits lorsqu'Aurélien parvint à attirer son attention, tapant le ventre du jeune homme de toutes ses forces. Il baissa la tête vers lui, qui le regardait étrangement.
- On va rentrer, il commence à faire froid, annonça Jules en relevant la tête, espérant apercevoir une dernière fois la jeune fille.
Mais elle avait disparu.
✵✵✵
Jules était plongé dans la contemplation de son repas, jouant avec un morceau de poivron rouge fixé à sa fourchette, qu'il faisait glisser dans la sauce qui inondait la semoule.
Il leva le regard vers Aurélien, qui n'avait pas touché aux légumes présents dans son assiette, dont les environs étaient parsemés de grains de semoule.
- Il faudrait que tu commences à faire tes devoirs, si tu ne veux pas passer la journée de Noël le nez dans les cahiers.
Jules reporta son attention à sa mère, qui soutenait son regard.
- Hier, à la même heure, je me rendais en sciences, répliqua Jules. C'est tout juste le premier jour de mes vacances et tu me demandes déjà de faire mes devoirs ?
- Je ne te demande pas de les faire en quatre jours, continua-t-elle. Je te préviens seulement que, si je te vois, la veille de la rentrée avec un cahier sous le nez, ça va mal aller pour toi jeune homme.
Jules lui sourit, même s'il savait qu'elle était très sérieuse. Il avala son bout de poivron, sous le regard dégouté d'Aurélien.
- Vous avez fait quoi ce matin ? demanda la maîtresse de maison.
- J'ai joué à la console et Aurélien m'a regardé, il s'est levé tard, mentit l'adolescent.
- Tu as été dehors, non ? demanda Paul Vandewalle, le beau-père de Jules, qui essayait de convaincre Aurélien de manger ses légumes. Tes baskets sont dans l'entrée et sont trempées.
Jules avait en effet oublié de ranger ses affaires, mais se souvenait d'avoir mises celles d'Aurélien dans la baignoire de la salle de bain pour qu'elles puissent sécher.
- Oui, j'ai fait un tour vite fait pendant qu'Aurélien dormait.
- Tu as laissé ton petit frère tout seul ?
- Il dormait, maman.
- Tu n'as pas à laisser ton petit frère seul sans surveillance à la maison, même s'il dort, le sermonna sa mère. Puis nous en avions déjà discuté il me semble, tu mets des après-skis s'il neige, pas des baskets !
Elle se leva de table, quittant la salle à manger, tout en continuant de disputer son fils.
- Je n'ose même pas imaginer l'état dans lequel tu les as laissées...
- Pendant que ta mère est éloignée, murmura Paul, parlons de la doudoune et des bottes en caoutchouc d'Aurélien dans la salle de bain...
Jules baissa le regard, légèrement honteux d'avoir désobéi.
- Tu sais, se défendit Jules, le pauvre, il reste enfermé, et à son âge...
- Eh gamin, le coupa Paul.
Le quinquagénaire aimait appeler le jeune homme ainsi. Ce dernier n'avait pas tellement approuvé lors de leur première rencontre, mais cela faisait deux ans qu'il vivait chez lui, et il trouvait ce surnom plus affectif que péjoratif.
L'homme mima de fermer sa bouche à l'aide d'une clé qu'il jeta ensuite derrière lui. Jules lui sourit, tout en apercevant Aurélien qui jetait discrètement ses légumes dans le plat au milieu de la table. Il éclata de rire, et Paul rit avec lui, tandis qu'Aurélien rougissait de honte.
- Mais enfin Jules, regarde-moi ça !
- Myriam, c'est bon, elles ne sont pas bonnes à jeter à la poubelle, dit Paul en regardant les chaussures que sa compagne portait à bout de bras.
- C'est ça, prends sa défense ! Ce n'est pas toi qui va les nettoyer, c'est sûr !
- Chérie... lâcha Paul en se levant de table. Ah, ta mère me gonfle, parfois, ajouta-t-il en souriant à Jules.
Ce dernier resta assis, face à son petit frère qui regardait encore le plat de légumes avec une mine dégoûtée sur le visage.
- Tu as tort, tu sais, c'était très bon, lui lança Jules.
Aurélien leva les yeux vers son grand frère, l'air pas tellement convaincu. Puis il sauta de sa chaise, faisant tomber sur le sol les coussins qui lui faisaient gagner quelques centimètres de plus sur sa chaise, prit son assiette et la conduit jusqu'à l'évier de la cuisine, prenant garde à ne pas faire tomber de sauce à terre.
Jules soupira, puis débarrassa le reste de la table. Il repensa à la jeune fille magnifique qu'il avait vue durant la matinée, pendant qu'il rinçait les assiettes. Il resta immobile, le regard dans le vide, pendant que le visage merveilleux de l'adolescente réapparaissait dans sa mémoire. Il se demanda s'il l'avait réellement effrayée. Le regard qu'elle lui avait adressé était empli de peur, certes, mais pourquoi ? Qu'avait-il fait ?
Il ne connaissait même pas le nom de cette jeune fille qui le faisait tourmenter à ce point. Il ne l'avait jamais vue auparavant, il s'en serait souvenu, un visage pareil... Elle n'habitait donc pas le petit village. Mais que faisait-elle dans le parc alors ?
Tout ce dont voulait Jules, c'était la retrouver. Savoir pourquoi elle avait aussi peur de lui, pourquoi elle avait fui. Pourquoi elle était là.
Mais surtout, pourquoi il s'intéressait tant à elle et voulait tant la revoir.
Encore une fois, Aurélien le sortit de ses pensées. Il tenait entre ses petites mains des feuilles légèrement froissées et une trousse de crayons de couleurs. Jules lui sourit et s'accroupit, frottant sa main dans les cheveux du petit garçon.
- Ce ne serait pas l'heure de ta sieste, par hasard ?
Le petit garçon secoua vivement en riant. Un rire inaudible.
- Petit menteur !
Jules prit son frère par la taille et le porta à son épaule, faillant se prendre un coup de pied dans la mâchoire. Il marcha dans le couloir, et entra dans la chambre du petit garçon qui se débattait encore. Jules le jeta avec précaution sur le lit, et chercha la télécommande qui commandait la fermeture des volets. Puis il appuya sur le bouton, et se tourna vers son frère, alors illuminé d'une multitude de points de lumière, ombre créée par la fermeture des volets.
- Bonne nuit champion, dit Jules en tendant le poing vers le petit garçon.
Ce dernier cogna son poing contre celui de l'adolescent et s'enroula dans ses couvertures, ferma les yeux. Jules entendait déjà sa respiration se réguler et doucement se ralentir.
Il quitta la chambre d'Aurélien et se rendit dans la sienne. Son sac de cours, abandonné la veille près de son bureau, gisait encore sur le sol. Jules le regarda intensément, comme s'il le défiait. Puis il soupira, donnant raison à sa mère, ainsi qu'à ses professeurs qui lui avaient vivement conseillé de ne pas prendre de retard dans son travail durant les vacances. Il s'installa à son bureau, piocha au hasard dans son sac un livre et sortit son cahier de mathématiques. Jules n'était pas un mauvais élève, il était même très bon en mathématiques, mais il détestait ça. Bien que Paul lui rabâchait tout le temps qu'il avait de la chance de comprendre cette matière, il n'était pas convaincu qu'il aurait besoin de savoir calculer des vecteurs ou des aires d'octogones lorsqu'il sera plongé dans la vie active.
Alors qu'il était en train de griffonner sur le coin de la feuille de son cahier d'exercices, il jeta un coup d'œil à sa fenêtre. A travers le double-vitrage et le gel, il percevait les minuscules flocons qui tombaient du ciel blanc, valsant et tourbillonnant pour atterrir sur le sol, recouvert d'une fine couche de neige blanche. Cette blancheur, il ne sut pourquoi, lui rappela encore une fois la jeune fille du parc. Il secoua la tête, comme si cela pouvait lui faire sortir l'image de son visage de son cerveau, puis retourna à ses mathématiques - soit à son gribouillage.
Si Jules était bon à l'école, il était extrêmement talentueux en dessin. Il adorait dessiner les créatures sorties de l'imagination de son frère, reproduire des visages qu'il croisait, des paysages qu'il contemplait... Il avait même fait une fois le portrait de sa mère en l'occasion de son anniversaire, et Paul, qu'il ne connaissait que depuis quelques mois seulement ce jour-là, ne cessait de demander où avait-il trouvé un artiste capable de reproduire parfaitement le visage de Myriam seulement à l'aide d'une simple photo.
D'un seul coup, Jules lâcha son crayon. Perdu dans ses pensées, il n'avait pas fait attention aux visages qu'il dessinait.
Tous appartenaient à cette fille.
Jules les fixa longuement. Il avait dessiné trois visages. Le plus grand au premier plan, en bas à droite, les deux autres, plus petits, se décalaient vers le haut de la feuille, à gauche. Tous avaient le même regard figé, glacé, effaré. Ce n'était pas humain, un regard comme celui-ci. En plongeant ses yeux dans ceux faits de traits au crayon de bois, Jules frissonna. Pourquoi avait-elle eu si peur de lui ? Il n'était pas effrayant. Il lança un bref coup d'œil au miroir collé au mur, près de son armoire.
« Simple vérification » pensa-t-il.
Il regarda son cahier, puis l'extérieur. Il effleura les chiffres à l'encre bleue sur le papier de son regard brun, et se décida enfin à se lever de son bureau. Il alla récupérer ses baskets à peine sèches, les chaussa et passa dans le salon en regardant l'heure sur son portable. Myriam et Paul étaient assis dans le canapé, regardant la télévision, où passait un film américain. Ce n'était pas vraiment le genre de Paul, qui avait l'air plus intéressé par ce qu'il se passait sur la tablette qu'il tenait entre ses mains que dans la vie rêvée de Walter Mitty.
- Où vas-tu ? demanda-t-il au jeune homme qui avait fait tout son possible pour ne pas attirer leur attention.
- Euh... nul-part, je vais faire un tour, j'en ai marre de mes maths.
- Déjà ? s'étonna sa mère.
Pour toute réponse, Jules haussa les épaules, puis enfila son blouson et prit son bonnet avant de claquer la porte, assez vite pour que sa mère ne remarque pas ses chaussures.
Arrivé dehors, Jules souffla doucement. Il adorait voir la vapeur d'eau sortir de sa bouche, grâce à la basse température de la saison. Il sourit, puis se rendit au parc, là où il avait croisé cette mystérieuse jeune fille. Peut-être qu'il ne la reverrait pas. Ou bien peut-être que si. C'était le seul endroit où chercher, il n'avait pas d'autres pistes de toute manière. Tout ce qu'il savait d'elle, c'était qu'elle portait un manteau blanc, de fins collants gris, qu'elle avait des cheveux d'or, un teint neigeux et des yeux magnifiques.
Alors qu'il passait le portillon du parc, il se rendit compte que c'était peine perdu. Il ne l'avait croisée qu'une fois. Une seule fois, et il voulait la revoir, simplement parler avec elle. Mais il ne l'avait vue qu'une seule fois, dans ce parc, et bien que le village était petit, il y avait des centaines d'autres endroits où la chercher. Elle avait même pu quitter le village, la région, le pays si elle le souhaitait.
Il soupira. A travers le léger nuage blanc qui s'échappait de sa bouche entrouverte, il crut la voir. Elle, et son manteau blanc se confondant parfaitement avec le paysage.
- Je te cherchais.
- Moi aussi.
Jules plongea son regard dans celui de la jeune fille.
- J'aimerais savoir une chose, continua-t-elle en baissant son regard, fixant momentanément l'étang derrière Jules.
Ce dernier ne répondit pas. Il avait trop peur que ce ne soit pas la réalité, qu'elle n'était pas là, juste devant lui.
- C'est étrange comme question, mais... Comment peux-tu me voir ?
Jules regagna ses yeux azur, perplexe.
- Je passe souvent inaperçue, tu vois... murmura-t-elle. Je suis invisible aux yeux des autres.
- J'avais envie de te voir.
- Mais pourquoi ?
Ils restèrent longtemps silencieux, les yeux dans les yeux. Ils formaient un drôle de tableau, à deux mètres de distance, sur un épais manteau de neige, ils se regardaient, l'une habillée d'un long manteau blanc et au teint pâle, l'autre dans une grosse doudoune bleu marine, caché sous son bonnet gris, son regard brun transperçant la jeune fille.
- Tu m'as foncé dedans, lâcha Jules, bien que ce n'était pas du tout ce qu'il aurait voulu dire.
La jeune fille baissa la tête, son menton enfoui dans son écharpe crème, parfaitement assortie à la couleur de sa peau.
- Oui, c'est sûr... je suis désolée, d'ailleurs. J'aurais dû faire plus attention.
- Tu n'as pas à t'excuser, ça nous a permis de faire connaissance.
Sous son écharpe en laine, il parvint à la voir esquisser un sourire timide et gêné. Mais ses yeux exprimaient toujours une sorte de peur, bien que partiellement estompée.
- Je m'appelle Jules, se présenta-t-il en sortant sa main de la poche de sa doudoune et en offrant le plus beau de ses sourires chaleureux.
Elle leva les yeux vers son visage, puis le descendit sur sa main. Elle la regarda longuement, puis sortit la sienne de sa poche duveteuse. Elle approcha doucement sa main de celle de Jules, leurs doigts s'effleurèrent vaguement, puis elle empoigna la main du garçon avec tant de douceur et de légèreté qu'il n'osait pas la serrer de peur de la briser. Ils restèrent simplement main dans la main, offrant aux passants un second tableau aussi étrange que le précédent.
Elle retira vivement sa main, pour l'enfouir à nouveau dans sa poche.
- Lys, murmura-t-elle.
Jules crut la voir rougir, mais elle tourna si vite les talons qu'il n'eut même pas le temps de s'en assurer. Partant d'un pas vif mais non assuré, elle stoppa net quand Jules prononça :
- À très bientôt, Lys.
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