Marley

Un an et quelques mois plus tôt, 24 décembre

La manière que les adolescents de mon âge avaient de tuer Noël me désespérait. Ils avaient un don pour lui ôter tout ce qu'il avait de sacré. Le rouge, le vert et l'or chaleureux étaient remplacés par le bleu, le blanc et l'argent glacial, le champagne par du whisky ou de la vodka, les doux chants par une musique agressive, la bûche par des pizzas et l'élégance par du pelotage dans tous les coins. On m'avait déjà prévenue que ce n'était pas génial chaque année, mais je ne m'attendais tout de même pas à ça. D'habitude, je passais les fêtes de Noël avec ma famille, mais cette année la neige les avait empêché de venir jusqu'au pensionnat. C'était tragique.

Au début, j'avais réussi à me convaincre de jouer le jeu. Après tout, nous étions le 24 décembre et nos enseignants s'étaient donné la peine de décorer la salle de bal. Je pouvais au moins m'amuser un peu et danser avec mes amis. Néanmoins, toutes mes pensées allaient vers elles et je ne cessai de regarder ma montre. 23:20. Plus que 10 minutes. Je cessai de faire semblant d'apprécier cette petite fête et me réfugiai dans un coin un peu tranquille où je n'entendrais aucun bruit de salive générée par un bon gros roulage de pelles écœurant.

Je ne pus m'empêcher de penser que Savannah et Lizzy auraient pu rendre cette soirée minable merveilleuse. Lizzy se serait débrouillée pour qu'on nous servît du champagne et de la vraie nourriture, elle nous aurait trouvé de la bonne musique à écouter et elle nous aurait peut-être même écrit une adorable chanson pour l'occasion. Savannah, elle, aurait probablement eu l'idée d'une excursion en forêt pour une bataille de boule de neige mémorable, elle aurait volé une dose d'alcool raisonnable pour nous réchauffer, elle nous aurait fait rire à se plier en deux et elle nous aurait fait danser sous les étoiles. Mais elles n'étaient pas là.

Mes deux meilleures amies avaient fugué il y avait maintenant 2 semaines. C'était relativement peu de temps, mais elle me manquait déjà énormément. Cependant, je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même à ce sujet car elles m'avaient demandé de les accompagner. Savannah m'avait mise au courant du plan, puis m'avait simplement dit : « Alors ? ». J'avais d'abord cru qu'elle me demandait la permission, mais elle n'en avait jamais eu besoin alors j'avais fini par comprendre. Et j'avais refusé. Je ne regrettais pas réellement ce choix, j'ignorais seulement à ce moment-là à quel point ce serait dur de ne plus les voir tous les jours.

- Marley ? m'appela une voix que je connaissais bien.

Je me tournai et découvris Jason marcher vers moi. Heureusement, lui il était toujours là.

- J. ! Pas encore bourré ?

Ce dernier balaya ma remarque d'un geste de main.

- Pff il est même pas 23:30, et puis je crois que tu confonds, c'était Savannah l'alcoolique du groupe.

Je ne réussis à rire qu'à moitié à sa blague. Il pouvait lui-même en rire, mais c'était évident qu'il aurait aimé qu'elle fût là, lui aussi.

- C'était pas drôle, désolé, me fit-il ensuite.

- T'excuse pas, voyons.

Je lui fis signe de s'asseoir à mes côtés sur la seule banquette rouge libre que j'avais pu dénicher. Nous étions tous les deux sur notre 31, bien que peu de personne y eût accordé la moindre attention.

- J'ignorais que tu portais le costard aussi bien que le jogging, glissai-je sur un ton taquin.

Jason haussa un sourcil, à moitié offensé et fier.

- J'ignorais que tu savais danser autre chose que du ballet.

Je lui offris une tape sur l'épaule. Cet idiot savait très bien que j'étais capable de m'adapter à tout type de danse avec plaisir.

- Oh ! m'écriai-je alors en me souvenant d'un chose. J'ai quelque chose pour toi.

J'ouvris ma pochette et en sortis deux lettres. J'en tendis une vers lui.

- Joyeux noël !

Déconcerté, Jason l'accepta, puis me demanda :

- Euh qu'est-ce que c'est ?

- C'est de Savannah, déclarai-je doucement. Avant de partir, elle m'a fait promettre de les garder jusqu'au 24 décembre et de ne pas les ouvrir avant 23:30.

Des petites étincelles de joies s'allumèrent dans son regard où se reflétaient déjà les mille et une lumières colorées de la pièce. J'avais toujours trouvé ses yeux gris magnifiques.

- Il est quelle heure ? m'interrogea-t-il immédiatement après.

Je consultai ma montre pour la énième fois.

- 23:29.

Jason hocha la tête et s'efforça de rester calme. Il comprenait maintenant ce que je ressentais depuis 2 semaines.

- 23:30, soufflai-je finalement.

Mon ami s'apprêtait à déchirer l'enveloppe qui protégeait probablement son meilleur cadeau de la soirée lorsqu'il se tourna vers moi.

- Tu veux peut-être attendre d'être dans un endroit plus tranquille pour les ouvrir ?

Je secouai la tête en riant.

- Oh non ! J'ai déjà suffisamment attendu.

Je l'imitai et libérai ma lettre.

Instructions à l'attention de Marley Rhodes

1. Quitte cette soirée relativement merdique sans poser de questions (chose que tu ne peux de toute façon pas faire puisqu'il s'agit d'une lettre).
2. Va dans l'aile est du bâtiment C.
3. Prends l'escalier de secours et monte 6 étages.
...

Je redressai la tête, un peu perdue. Jason, lui, rit en lisant sa lettre. Je ne pus m'empêcher de me demander si Savannah ne s'était pas trompée, mais non, mon nom était bien inscrit sur celle-ci.

- Jason, l'interpellai-je doucement, est-ce que ta lettre ressemble à...une lettre classique disons ?

Il leva les yeux vers moi, d'autant plus amusé devant ma perplexité.

- Non, ce sont des instructions. Du Savannah tout craché ! s'exclama-t-il aux anges.

Je le dévisageai. Avait-il la même liste que moi ? Ce n'était pas exactement ce à quoi je m'attendais.

- Est-ce que la tienne aussi commence par : « Quitte cette soirée relativement...

- ...merdique sans poser de questions » ? Ouais !

Je jetai moi-même un coup d'œil à sa feuille qui était en effet identique à la mienne. Voilà qui n'était pas très personnel...

- Bon tu viens ? me fit Jason, qui s'était déjà levé de la banquette.

J'ouvris la bouche, mais il m'arrêta immédiatement.

- Sans poser de questions, elle a dit.

Je réfléchis une seconde à ce que je risquais en me lançant dans une chasse à j'ignorais quoi organisée par Savannah Hamilton. Eh bien...

- Marley, insista Jason en s'agenouillant devant moi, tout va bien se passer, c'est juste un petit jeu pour fêter Noël, et puis je suis là, il ne t'arrivera rien.

Son regard protecteur me fit chaud au cœur et réveilla mon audace.

- Qu'est-ce qui te fait croire que ce n'est pas pour toi que je m'inquiète ?

Je me levai et passai devant lui pour sortir de la salle de bal. Néanmoins, mon avance ne me servit pas à grand-chose. Lorsqu'il m'eut rejointe, Jason me lança :

- Le premier arrivé au bâtiment C a le droit d'ouvrir la surprise de l'autre s'il y en a une ?

J'écarquillai les yeux.

- Tu plaisantes ? J'ai des talons !

Jason ne laissa pas tomber.

- Je ne pensais pas que tu baisserai les bras aussi facilement, Rhodes.

Mon honneur était piqué au vif.

- Fais gaffe à toi, Hunter...

Sur ce, je retirai le plus vite possible mes escarpins et me mis à courir. Maintenant, ai-je réellement besoin de préciser le gagnant ? Non ? Génial, mon ego avait déjà suffisamment souffert.

Arrivés dans l'aile est du bâtiment C, nous reportâmes notre attention sur la liste d'instructions.

3. Prends l'escalier de secours et monte 6 étages.

- Comment on est censé faire ça ? demandai-je à Jason, déconcertée. Il n'y a que 5 étages.

Il ricana doucement, tout en m'entraînant vers l'escalier.

- Ah oui ? Et il y a quoi au-dessus du 5e étage ?

Jason poussa la porte et nous commençâmes à monter en trottinant. Lorsque nous dépassâmes l'accès au 5e étage, je réalisai qu'en effet, l'escalier, lui, ne s'arrêtait pas là. Il menait à une autre porte, sur lequel était cloué un écriteau disant : « Accès au toit interdit ». En fin de compte, tout prenait sens.

- Tu aurais pu me le dire, au lieu de te moquer de moi J.

- Il fallait bien rendre ça amusant ! se défendit-il. Ce n'était qu'à moitié une surprise pour moi puisqu'on avait l'habitude de monter ici avec Anna, en revanche, c'est tout nouveau pour toi, je ne pouvais pas gâcher ça.

Sur ce, Jason prit ma main dans la sienne et de son autre main, il utilisa la télékinésie pour déverrouiller la porte. Une fraîche brise hivernale nous accueillit et mes pieds nus eurent la surprise de rencontrer un sol lisse et presque doux. Je ne connaissais que trop bien cette sensation. J'osai à peine avancé davantage, ayant un doute sur le lieu où j'étais réellement, mais il faisait si sombre que j'étais incapable de trouver la moindre réponse. Jason, lui, semblait parfaitement serein.

- N°4 : « À partir de la porte, avance de 10 pas, puis pivote sur la gauche et avance encore de 6 pas. », lit-il à voix haute.

Nous nous exécutâmes, à l'aveugle.

- Je n'arrive pas à lire le n°5, il n'y a pas assez de lumière.

Je tendis lentement une main devant moi et rencontrai une surface rugueuse et froide. Un mur. Quelque chose devait se trouver sur ce mur, sinon Savannah ne nous aurait pas envoyés droit dedans.

- Est-ce que tu sens quelque chose ? me demanda Jason.

Une seconde plus tard, la pierre se transforma en plastique sous mes doigts, qui reconnurent ensuite la forme d'un levier. Pour une fois, je ne me posai pas de question et l'abaissai. Des mètres et des mètres de guirlandes s'allumèrent alors, formant un grand rectangle au-dessus de nos têtes. Nos yeux furent ainsi capables de distinguer des bâches transparentes nous encercler afin de nous isoler du froid et un parquet recouvrir le sol afin de pouvoir marcher pieds-nus. Et là-haut, juste au-dessus de nous, dansait le ciel étoilé. C'était absolument magnifique.

- Waouh..., murmura Jason. Ça ressemble bien à une idée d'Anna, mais même elle n'aurait pas pu faire tout ça.

Je hochai tranquillement la tête.

- C'est vrai, ça c'est du Lizzy tout craché.

Je posai mes escarpins par terre et avançai au centre du parquet. J'avais encore du mal à y croire. La lumière tamisée et colorée des petites ampoules créait une atmosphère paisible et simplement magique. D'ici, j'avais enfin l'impression de pouvoir toucher les étoiles.

- N°6, reprit Jason, « soulève la couverture bleu marine déposée dans le coin ouest de ton nouvel endroit préféré de ce pensionnat ».

Je tournai sur moi-même et découvris en effet une couverture sous laquelle se dissimulait un plusieurs objets rectangulaires. Je m'en rapprochai et dévoilai l'existence de trois chauffages infrarouges. Je ne pus m'empêcher de glousser. Elles avaient vraiment pensé à tout celles-là.

Jason s'empressa de les mettre en route et me confia les instructions.

- N°7 : « va cette fois vers le coin sud et découvre ce qui va égayer encore davantage ta soirée. »

Intriguée, je me relevai à nouveau. Je me sentais à la fois comme un enfant qui ouvrait ses cadeaux de Noël et qui partait à la chasse des œufs de Pâques. C'était une sensation de légèreté, de joie, d'émerveillement, de magie. Je ne pourrais jamais assez remercier Savannah et Lizzy pour la nuit qu'elle m'avait offerte. En début de soirée, il était vrai qu'une partie égoïste de moi-même leur en voulait d'être partie, de ne pas être là lors de tous les moments importants qui arriveraient.

Mais alors que je réalisai le temps et les efforts que cela avait dû leur demander, juste pour qu'on puisse tous les quatre se sentir réunis et aimés ce soir m'avait fait comprendre la vérité : j'avais uniquement refusé parce que je n'étais pas aussi courageuses qu'elles. Elles étaient audacieuses et passionnées là où j'étais raisonnable et douce. Mais ce n'était pas mal. Ce n'était pas mal parce que quoiqu'il arrivât, nous nous aimions exactement pour qui nous étions.

- Alors qu'est-ce que c'est ?

- Devine !

- De la nourriture ?

Je ne pus m'empêcher de pouffer.

- Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne pas venant de toi ? Non, c'est un lecteur de CD. N°8 : « Appuie sur play et fait ce pour quoi tu es née. »

Je pressai la touche en question et mon cœur fit immédiatement un bon dans ma poitrine. C'était parfait.

Alors que les premières notes de All I Want For Christmas Is You, Jason me tendit une main, le sourire charmeur.

- M'accorderiez-vous cette danse, Mlle Rhodes ?

Je rougis malgré moi.

- Avec plaisir.

Nous nous laissâmes emporter par la chanson comme si c'était une évidence. Nous dansâmes, nous chantâmes, nous rîmes, avec joie, amour et vie pendant ces quelques minutes enchantées. Nous étions beaux, jeunes et rayonnants.

Tandis que les dernières notes de la chanson résonnaient en crescendo, Jason m'attira dans ses bras et me renversa lentement. Je m'abandonnai en toute confiance et remerciai Savannah, Lizzy, Dieu, la lune, les étoiles et tout ce en quoi il était possible de croire. Avec une tendresse insoupçonnée, Jason m'aida à me redresser et écarta une mèche de cheveux qui me barrait le visage. Son yeux d'un gris profond semblèrent plonger dans les miens avec affection et un rêve que je n'avais pas conscience de nourrir jusque-là se réalisa lorsque qu'il s'inclina vers moi pour m'embrasser.

Ce baiser fut tendre, vivant et passionné à la fois. Il nous amena sur une autre planète où nous n'étions que deux adolescents en quête de liberté et d'amour. Deux adolescents qui avaient leur vie devant eux et que l'avenir n'effrayait pas. Deux adolescents qui, peut-être, étaient faits pour se trouver depuis le début.