I - Chapitre 42
Jeremy
Après de longues heures de sommeil réparateur, Savannah fut capable de me raconter tout ce qui s'était passé. Le témoignage de la mère de Mme Diggle, l'attaque de Lunes, Charlie, les balles, l'école, la transformation d'Elizabeth en Lune, le retour de ses pouvoirs. Elle était encore profondément affectée par tous ces événements et je me sentis à nouveau si impuissant. Je n'avais pas la moindre idée de tout ce qu'elle vivait pendant que j'étais simplement restée dans la maison à préparer le dîner, pensant que lui laisser de l'espace était préférable.
D'un autre côté, j'étais immensément soulagé de savoir que leur lien n'existait plus et que Savannah ne risquait plus de mourir dès qu'Elizabeth était en danger. En revanche, elle ne partageait pas ce sentiment. En plus d'être épuisée, elle sentait qu'il lui manquait quelque chose. Il lui manquait sa moitié. Je supposais que cette impression deviendrait de moins en moins forte avec le temps. Après tout elle avait vécu plus longtemps seule qu'en partageant la vie d'Elizabeth, mais c'était une connexion si forte. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qui allait lui arrivait maintenant qu'elle était une fille de la Lune. Allait-elle choisir de le cacher et d'aller à l’université comme prévu ? Allait-elle tout abandonner derrière elle pour commencer une nouvelle vie ? Ce qui inquiétait le plus Savannah, c'était de ne pas savoir où était sa place dans tout ça.
Je parvins à la forcer à manger quelque chose avant qu'elle ne s'endormît à nouveau, mais c'était encore loin d'être suffisant pour qu'elle retrouvât réellement toutes ses forces. Je restai donc patiemment à son chevet jusqu'à ce qu'elle se réveillât quelques heures plus tard.
– Comment te sens-tu ?
Malgré la faible luminosité, je pouvais deviner qu'elle était encore pâle.
– C'est un peu comme si j'avais la pire gueule de bois du monde alors je n'ai même pas pu profiter du bon côté de l'alcool avant.
Je ne pus m'empêcher de sourire à cette comparaison inattendue, mais je comprenais ainsi parfaitement comment elle se sentait.
– Ça va passer.
– Je sais, soupira-t-elle. Mais je suis désolée de gâcher notre semaine de vacances avec ça.
Je me rapprochai d'elle et pris ses mains dans les miennes.
– Tu ne gâches absolument rien, ne t'excuse pas.
– Demain on pourra aller à la plage et manger à la paillote que tu aimes, proposa tendrement Savannah.
Je repoussai en arrière ses cheveux qui lui tenaient certainement très chaud et caressai sa joue et la peau douce de son cou.
– Je ne sais pas si tu iras suffisamment mieux pour ça.
– T'en as pas envie ? me demanda-t-elle tristement.
Si seulement elle savait tout ce que j'avais envie de faire avec elle...
– Tout ce que je veux c'est que tu ailles mieux, répondis-je en déposant un baiser sur son front.
Elle se redressa soudainement, cognant presque mon propre front au passage.
– Je n'ai pas besoin d'un infirmier, je ne suis pas malade.
Je levai les yeux au ciel. J'aurais dû me douter qu'elle réagirait ainsi.
– Ce n'est pas ce que je...
Avant que je ne pusse finir ma phrase, elle était debout et marchait vers la porte de la chambre. Elle en sortit et descendit au rez-de-chaussé. J'attrapai la bouteille d'eau que j'avais laissée à son chevet et descendis à mon tour. Je n'étais encore qu'au premier étage lorsque Savannah poussa un cri et m'appela avec détresse. Je laissai immédiatement tombé la bouteille d'eau et me précipitai en bas. Je découvris mon Anna en feu, mais ce n'était pas ça le problème. Le chaton de Stella était dans ses cheveux. Je m'empressai de l'attraper, malgré les flammes chaudes que ma propre Glace redoutait furieusement. Ses griffes restèrent d'abord agrippées aux boucles de Savannah mais je parvins à l'en détacher et je m'assurai ensuite qu'elle n'était pas brûlée. Je refroidis ma peau pour la calmer. Il fallut encore plusieurs longues secondes pour que Savannah absorbât son Feu à l'intérieur de son corps.
– Je suis désolée, elle m'a sauté dessus alors que je descendais les escaliers et j'ai juste...
– ...réagi instinctivement, c'est normal, la rassurai-je. Il va falloir que tu réapprennes à contrôler tes pouvoirs.
À cette idée, Savannah leva les yeux au ciel et grogna avec frustration. Je remarquai alors qu'elle avait déjà repris beaucoup de couleurs en quelques secondes. Il s'agissait de son Feu. Il accélérait sa guérison.
– Comment avais-tu fait la première fois ? lui demandai-je, curieux. Dans mes souvenirs, tu n'es pas allée à un seul de tes cours de pratique.
– Alec me forçait à m'entraîner au repère.
Elle n'en dit pas plus et alla ouvrir la baie vitrée pour prendre un peu l'air. Je reposai le chaton au sol. Stella devait absolument lui trouver un nom...
Je ne savais pas très bien si les souvenirs de cette époque de Savannah était joyeux ou douloureux, mais il était certain que l'évocation d'Alec avait aussi raviver le fait qu'Elizabeth était désormais une Lune elle aussi. Je savais très bien à quoi Savannah pensait. S'était-elle réveillée assoiffée de sang ? Sa perception du monde, ses sensations étaient-elles différentes ? Se souvenait-elle de ses parents et d'elle avec les mêmes sentiments ? Était-elle en colère contre ses amis pour l'avoir transformée ou était-elle reconnaissante ? Qu'allait-elle faire maintenant? Quel genre de vie allait-elle choisir ? Savannah y avait-elle toujours une place ?
Je glissai mes bras autour de sa taille et la serrai contre moi. Elle laissa aller sa tête en arrière contre mon épaule et je déposai un tendre baiser sur sa joue.
– Tout ira bien, soufflai-je.
– Elle me manque tellement déjà, avoua-t-elle tristement. Je m'étais habituée à la sentir avec moi en permanence et elle pouvait aussi sentir ma présence, elle l'a dit à Jason. J'avais moins le sentiment qu'elle était si loin, mais maintenant... Je n'ai plus la moindre idée de ce qu'il se passe.
– Mais tu leur fais confiance, n'est-ce pas ? Jason, Alexander, même Charlie, ils vont tous prendre soin d'elle, j'en suis sûr.
Elle se retourna pour me faire face, sans rompre notre contact. Ses yeux étaient remplis de tristesse et ça me brisait le cœur.
– Je voulais être celle qui prend soin d'elle. Je me suis entraînée pour ça pendant plus de 6 ans.
– Peut-être qu'il est temps que tu prennes soin de toi.
Elle baissa les yeux et secoua la tête.
– Qu'est-ce que tu racontes ? On est des Soleils, on devra toujours prendre soin des autres d'abord.
Je plantai mon regard dans le sien avec conviction.
– On n'est pas obligés, on a le choix. On peut construire la vie dont on a vraiment envie et vivre pleinement, pour nous, pas pour quelqu'un d'autre.
– Tu disais toi-même qu'il faudrait une centaine d'années pour que les choses évoluent, rétorqua Savannah avec perplexité.
– Il existe d'autres solutions. On a le droit de ne pas tout sacrifier pour sauver le monde, on a le droit de penser à nous. Et on ne serait pas les seuls, de plus en plus de Soleils décident de reprendre leur vie en main, comme Léa par exemple. Elle a un travail qu'elle a choisi, elle a un mari et un enfant, surtout elle est libre.
Anna recula légèrement et me dévisagea, semblant étonnée et attendrie à la fois. Elle paraissait chercher une réponse dans les traits de mon visage, mais elle articula finalement sa question à voix haute.
– C'est...c'est vraiment ça que tu veux ? Construire une vie...avec moi ?
Cela sonnait presque impensable, à l'entendre. Elle me regardait comme si je venais de lui offrir le plus beau cadeau du monde mais qu'elle n'arrivait pas encore à y croire. Si seulement elle savait...
– Anna, murmurai-je le cœur battant à toute vitesse dans ma poitrine, je veux tout avec toi. Absolument tout.
Ses yeux turquoises brillants, elle passa les bras autour de ma nuque et m'embrassa, le sourire aux lèvres. Je la serrai contre moi, lui faisant décoller les pieds du sol. Si j'avais pu ouvrir ma poitrine et lui donner mon cœur, je l'aurais fait. Ça peut paraître incroyablement niais, j'en ai conscience, mais c'était ce que je ressentais. Elle était ce qu'il y avait de plus précieux à mes yeux et je voulais être à entièrement à elle.
Je ne me sentais plus capable de me résigner quant à mon avenir, d'accepter que ma place était de protéger des gens riches pour qui je n'avais pas la moindre importance. Avant de la rencontrer, je pouvais concevoir une telle vie au service des autres parce que je ne connaissais rien de mieux, mais tout avait changé. Je voulais me réveiller à ses côtés, la faire rire aux éclats, la serrer dans mes bras lorsqu'elle était triste, l'aimer aux yeux de tous, m'endormir près d'elle. Je voulais vivre pour elle et pour personne d'autre.
Puisque Savannah se sentait désormais beaucoup mieux, nous passâmes l'après-midi à la plage, profitant du soleil et de la mer un peu plus agitée que d'habitude. Elle parvint à me convaincre de prendre des burgers et des frites à ma paillote préférée pour le goûter et parce que j'étais incapable de lui résister, je la laissai conduire sur une partie du chemin jusqu'au village. Elle n'avait pu s'empêcher de sourire tout du long et je n'avais pu que l'admirer. Les jours suivants se déroulèrent à l'image de celui-ci : parfaitement.
Pour notre dernier soir avant le retour de ma famille, je lui avais préparé une surprise dont elle se souviendrait sans le moindre doute. Elle m'avait avoué un peu plus tôt pourquoi elle s'était empressée de choisir le petit lit de la chambre à notre arrivée : il était juste en-dessous de la lucarne, laissant apercevoir le ciel étoilé chaque nuit.
– C'est vraiment nécessaire ? me fit-elle alors que je passais un bandeau autour de ses yeux.
– Disons que ce serait moins drôle sans, rétorquai-je avec amusement.
Savannah aimait les surprises, mais comme la plupart des gens, elle détestait l'attente. Alors je ne tardai pas à la guider pas à pas et nous arrivâmes finalement sur le toit de la maison. Elle l'avait déjà vu, vous allez me dire, mais ce n'était pas vraiment ça la surprise. Je lui ôtai le bandeau des yeux et elle découvrit enfin le toit, complètement aménagé.
Par la psychokinésie, j'y avais monté des fleurs, des bougies, des transats, des coussins, des couvertures et surtout un pique-nique fait sur mesure pour Savannah, le tout sous des milliers d'étoiles. Elle m'avait confié un jour n'avoir jamais eu de vrai rendez-vous, comme « les gens normaux ». Alors il fallait que je lui en donnasse un, avant que cette semaine magique se terminât. Je devinai à son sourire et à son regard émerveillé que c'était exactement ce dont elle avait toujours rêvé.
Nous nous assîmes confortablement et mangeâmes, rîmes et savourâmes chacun instant. Nous nous allongeâmes ensuite, dans les bras de l'autre, face au ciel. Je ne pus m'empêcher de repenser à tout ce que nous avions vécu pour en arriver là. Je réalisai alors que j'étais encore complètement dans le flou lorsqu'il s'agissait du mois que Savannah avait passé au repère de Lunes.
– Anna, fis-je d'abord avec hésitation.
– Hum ?
– Tu ne m'as jamais raconté ce qu'il s'est passé lorsque tu étais au repère des Lunes.
Je la sentis légèrement se raidir dans mes bras et elle resta silencieuse un instant. Finalement, elle soupira :
– C'était dur. Très dur. Mais j'ai énormément appris aux côtés d'Alec. Ça m'a rendu plus forte.
Je m'attendais à ce qu'elle en dît un peu plus, mais elle se tut ensuite.
– Mais encore ? insistai-je le plus gentiment possible.
Elle secoua faiblement la tête.
– Crois-moi, tu n'as pas envie d'entendre les détails.
J'éloignai une mèche de son visage pour mieux la voir et levai son menton vers moi.
– Je veux savoir tout ce qui a contribué à te rendre telle que tu es aujourd'hui. Le bon comme le mauvais.
Elle baissa les yeux, puis se redressa sur les coudes.
– D'accord, mais tu ne vas pas tout aimer. Lorsqu'on a été attaqués, j'ai couru dans les bois mais je me suis perdue comme une idiote. Alec m'a trouvée. Au début je croyais qu'il voulait me tuer, comme les autres, mais il y avait quelque chose chez lui qui m'inspirait confiance, alors je l'ai cru et je l'ai suivi. Je me suis réveillée plus tard dans une grotte à peine aménagée mais avec une porte métallique parfaitement verrouillée. Quand Alec est revenu, je l'ai attaqué et j'ai tenté de m'enfuir. Disons que ça n'a pas été très efficace, j'ai très vite été de retour dans la grotte. Puis avec le temps, j'ai appris à le connaître et il a gagné ma confiance. Ce n'était plus si horrible d'être enfermée là-bas pour ma propre sécurité, mais je voulais quand même rentrer à tout prix. J'ai donc fait une deuxième tentative et cette fois je suis allée beaucoup plus loin mais Alec m'a heureusement retrouvée avant que j'aille droit vers la mort. Mais ça n'a pas été facile.
Son regard était de plus en plus empreint de douleur et sa gorge semblait serrée.
– On a dû leur faire croire que j'étais morte, qu'Alec m'avait tuée. Les autres Lunes l'ont forcé à...à me mettre avec les autres corps.
Mes poings se serrèrent instinctivement. Elle avait raison. Je sentais déjà que je n'allais pas aimer la suite.
– Il y avais un tas de cadavres dans la salle commune. Des hommes, des femmes, des enfants. Ils les avaient juste jetés là après avoir récupéré sur eux tous les objets qui pouvaient s'avérer utile. Je me souviens encore de l'odeur et de la sensation de leur peau contre la mienne. Ils étaient si froids.
Il lui fallut plusieurs secondes avant de pouvoir reprendre son récit. Je devinai que tout s'imposait à nouveau à son esprit et je ne pouvais rien faire pour apaiser la douleur.
– Puis...un Lune a décidé que je ferais un bon dîner.
Mes muscles se raidirent sous l'appréhension.
– Il m'a emmenée dans une salle à part. Au début, je faisais toujours la morte pour ne pas trahir Alec. Mais quand...quand j'ai compris ce qu'il avait l'intention de me faire...
Elle refusait de mettre des mots dessus, mais je compris à l'horreur de sa voix et à la douleur de son regard ce qu'elle n'osait pas dire. Ma mâchoire se serra et ma poitrine se releva de manière plus saccadée inconsciemment. Mon cerveau ne pouvait s'empêcher de se représenter la scène et cela me remplissait d'une rage monstrueuse.
– J'ai réussi à me débarrasser de lui, je te rassure, et des autres qui sont arrivés ensuite. Je crois que je ne m'étais jamais aussi bien battue, tu aurais été fier de moi, glissa-t-elle en s'efforçant de sourire pour me détendre. Puis Alec m'a retrouvée et ramener à la grotte. Il m'a appris à me battre à la manière des Lunes et à contrôler mes pouvoirs, mais surtout il m'a aidé à faire mon deuil. On a établi un plan pour me faire sortir de là et lorsque le moment est venu, on l'a mis en œuvre. En chemin, j'ai appris l'existence de Lucy et ce qu'ils comptaient lui faire à elle et son bébé, à l'époque on savait pas qu'elle attendait des jumelles, enfin bref Alec m'a promis qu'il trouverait un moyen de la sortir de là elle aussi et il l'a fait. Tu connais déjà la suite.
Elle conclut ainsi son récit de manière plus positive, mais j'avais encore du mal à digérer le plus dur. Je comprenais désormais pourquoi je l'avais trouvée si différente à son retour. Ce qu'elle avait vécu...ça changeait une personne. Et heureusement pour nous tous, ça ne l'avait pas détruite. Ça l'avait fait grandir et étonnamment ça l'avait aidé à guérir. Finalement, sans cette expérience, elle n'aurait pas été la même aujourd'hui. Et j'aimais tellement, tellement celle qu'elle était devenue.
– À moi ! s'exclama-t-elle alors.
Je fronçai les sourcils.
– Pardon ?
– C'est à mon tour d'apprendre quelque chose te concernant.
Sa joie de vivre était de retour, mais elle était plus douce qu'excitée. Je croyais deviner ce qu'elle allait me demander.
– Je t'écoute.
– Tu veux bien me parler de Tom ?
Je souris avec mélancolie. Je ne savais même pas par où commencer. Je répondis finalement la première chose qui m'était venue à l'esprit.
– Vous vous seriez très bien entendus si vous vous étiez rencontrés au collège. Il était toujours insolent et audacieux. On a grandi ensemble et on a fait un nombre incalculable de conneries ensemble ! Partout où il allait, il faisait rire les gens, il était toujours plein de vie, c'était le premier à vouloir s'amuser par tous les moyens possibles, mais c'était aussi quelqu'un sur qui on pouvait compter. Il était toujours là pour moi, surtout dans les moments difficiles. Il me connaissait mieux que personne. Pas une seule fois je n'avais imaginé ma vie sans lui. Il était mon meilleur ami, mon frère.
Savannah m'écoutait avec beaucoup d'attention. Elle avait un tendre sourire sur les lèvres, l'air de dire qu'elle était triste de ne pas avoir pu le rencontrer.
– Quand on est partis pour la première fois en mission sur le terrain, il était la seul raison pour laquelle je ne me suis pas retrouvé paralysé par la peur. Le savoir à mes côtés me rendait invincible. On avait conscience que nos vies étaient en danger à chaque pas, à chaque détonation, mais on était ensemble. C'était tout ce qui importait. Mais un jour on s'est retrouvé séparés. Notre escouade était chargée de faire évacuer une école ciblée par des Talibans et les choses ont mal tournées. Nos communications ont été coupées et en un rien de temps on s'est retrouvés encerclés. Ils étaient trois fois plus nombreux que nous et trois de nos hommes étaient déjà à terre. Puis Tom a été touché. D'abord, je n'ai pas réalisé. J'étais persuadé que ce n'était qu'une blessure de plus, ce n'était ni la première ni la dernière, je croyais réellement qu'il s'en remettrait sans problème et qu'on allait continuer de sauver d'autres civils. Mais c'était plus que ça. Notre médecin avait déjà été blessé lui-même et Tom perdait des litres de sang en abondance.
Ma gorge était toujours plus serrée et je nous revis encore, à peine cachés dans la poussière et le sable, le son des balles volant au-dessus de nos têtes. Tom gisant dans une marre de sang, s'agrippant à moi, le regard chargé de peur. Il n'était pas prêt à mourir.
– Je...je n'ai rien pu faire pour le sauver. Il est mort dans mes bras. J'ai senti mon monde s'écrouler et sans que je m'en rende compte, tout a commencé à geler autour de moi. Le sable, les murs de l'école, tous les autres soldats. Tout s'est retrouvé recouvert de glace et pas même le soleil brûlant ne pouvait la faire fondre. Tom et moi étions les seuls à ne pas être touchés. Alors je l'ai pris sur mon dos et j'ai couru aussi vite et aussi loin que possible. Puis j'ai vu le désert gelé sous mes pas et j'ai compris. J'ai compris que c'était moi. Ma vie n'a plus jamais été la même depuis.
Une larme glissa le long de la joue de Savannah. Ses doux yeux bleus étaient remplis à la fois de tristesse et d'amour. Mais ce n'était pas comme ça que Tom aurait voulu qu'on se souvînt de lui.
– Tom était la personne la plus vivante que je connaissais. Il vivait les choses pleinement et il n'a jamais eu le moindre regret. Il était...absolument passionné et jusqu'au bout je ne me suis jamais ennuyé une seconde avec lui. Encore aujourd'hui, d'ailleurs.
Savannah fronça les sourcils, étonnée par cette remarque.
– Comment ça ?
Je ne pus m'empêcher de sourire.
– Avant de partir en mission pour la première, il s'est assuré d'être toujours présent dans nos vies quoi qu'il arrive. Il nous a écrit des lettres, à ses parents, Juliette et moi, avec à chaque fois une instruction sur quand nous devrions l'ouvrir. C'est typiquement lui, il détestait ne pas faire partie des moments importants, ça a quelque chose à voir avec son ego légèrement surdimensionné, ajoutai-je en souriant. Il détestait aussi être prévisible et je dois avouer que c'était la dernière chose à laquelle on s'attendait lorsqu'on a chacun reçu un paquet de lettre de sa part, quelques semaines après l'enterrement. Et j'ignore comment exactement parce que tout ce qui est littéraire ça n'a jamais été son truc, mais il a vraiment réussi à mettre un peu de lui dans ces lettres et il arrive encore à me faire rire aujourd'hui.
– C'est un merveilleux cadeau, me sourit Savannah en serrant ma main. Tu les as toutes lu depuis ?
Je secouai lentement la tête.
– Non et je ne sais pas si je me retrouverais un jour dans les circonstances auxquelles Tom pensait lorsqu'il les a écrites. On avait à peu près tout imaginer sur ce qui nous arriverait après notre temps dans l'armée, mais pas une fois on a pensé que je deviendrais un Soleil, surtout deux ans après l'apparition du virus.
– Quel type de circonstances ?
Je ne pus m'empêcher de sourire bêtement.
– Il y en a une pour le jour de mon mariage, par exemple. Une autre pour la naissance de mon premier enfant. Des grandes occasions comme ça.
Savannah me regarda très sérieusement.
– C'était le genre de vie que tu voulais avoir, avant le virus ? Une épouse, des enfants, une belle maison ?
Quelque chose me troubla dans le ton de sa voix. Cela ressemblait à de l'hésitation, peut-être aussi de la tristesse et du regret.
– Je ne sais pas, répondis-je en haussant les épaules, je n'y avais jamais vraiment réfléchi, mais j'imagine qu'éventuellement, oui. Je crois que c'est aussi ce que Tom voulait, sous les blagues et le sarcasme. Et toi ? De quel genre de vie rêvais-tu avant le virus ?
Savannah inspira profondément, d'un air pensif.
– Eh bien, avant le virus j'avais 12 ans, donc je pensais pas vraiment à ça, mais aujourd'hui...je sais que je ne veux pas d'enfant.
Je dois avouer que je fus quelque peu surpris. J'avais pu l'observer près d'enfants, notamment Alex et Anna, officieusement ses filleules, et il était indéniable qu'elle possédait un instinct protecteur et tendre qui aurait potentiellement fait d'elle une excellente mère. Mais elle était encore si jeune, ce n'était pas si surprenant de ne pas vouloir d'enfant à l'avenir quand on avait tout juste 18 ans. Et d'autant plus lorsqu'on avait grandi pour devenir une Soleil.
– En tout cas tu vas devoir supporter celui de Marina, ce n'est plus qu'une question de jours avant la naissance.
Elle fronça les sourcils et secoua la tête, presque embarrassée.
– Oh non, ce n'est pas que je n'aime pas les enfants, mais je n'en veux pas moi-même.
Voilà qui me laissait perplexe.
– Je ne veux pas être responsable d'avoir amené des petits êtres innocents que je ne pourrais pas protéger dans un monde qui leur fera du mal. Aucun enfant ne mérite ça, je trouve que c'est égoïste de deux personnes de faire ça pour combler un désir personnel sans réellement réfléchir aux conséquences.
Je n'étais pas certain d'être d'accord avec elle, mais je comprenais mieux sa position. Je hochai donc simplement la tête respectueusement, mais l'inquiétude dans son regard ne m'échappa pas.
– Est-ce...est-ce que ça peut être assez pour toi ? me demanda-t-elle dans un souffle. Juste moi ?
Je me redressai pour être à sa hauteur et glissai une main contre sa joue, puis dans ses cheveux, avant de plonger dans ses si beaux yeux.
– Tu seras toujours infiniment plus qu'assez pour moi, Anna. Tu es l'amour de ma vie.
Elle laissa aller son front contre le mien avec soulagement.
– Et tu es le mien.
Nos lèvres se trouvèrent naturellement et elles furent scellées ainsi toute la nuit. Si une vie aux côtés de Savannah ressemblait aux derniers jours que nous avions passés ensemble, j'étais prêt à prendre tous les risques et à faire tous les sacrifices nécessaires. Je le pensais sincèrement. Mais la vie, elle, avait d'autres plans.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro