36. Révolution
"Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons." - Freud
***
Sol 88, an martien 12, 13h45, heure martienne.
Ça y est. L'Utopia est placé en orbite, prêt à larguer nos vivres. Je renverse la tête en arrière, fixant le ciel par le dôme de mon module. Bien évidemment, il m'est impossible de voir le vaisseau à l'œil nu. Mais l'imaginer, voguant au-dessus de ma tête, me fait frissonner. J'ai si hâte. J'ai si peur.
Le point de largage a été convenu à environ une soixantaine de kilomètres au nord, assez proche pour que nous puissions récupérer le matériel avant la nuit, assez loin pour que la cargaison ne tombe pas sur Sithonius Lacus, le parachutage étant approximatif.
Chris et ma mère orchestrent l'opération depuis la salle de communication.
Dès le largage validé par Mars Utopia depuis la Terre, Hayden, Yong, Alma, et une demi-douzaine d'autres pionniers réquisitionnent les rovers. Je regarde les véhicules s'éloigner dans la poussière à travers la fenêtre de l'infirmerie.
Ma mère s'approche de moi. Ses mains se posent sur mes épaules.
— Qu'est-ce que ça fait ? De savoir que tu vas aller sur Terre ?
Ma gorge se serre si brusquement qu'il me faut prendre une longue minute avant de réussir à articuler quoi que ce soit.
— Je...
La vérité, c'est que je ne sais pas. Je rêve de cet ailleurs depuis tellement longtemps. Mais quitter Hayden, quitter mes parents. Vivre avec une immense culpabilité de les avoir abandonné ici. D'avoir abandonné le père de l'enfant que j'attends. Ma main se pose sur mon ventre. Je ne l'ai dit à personne. Seul Hayden, Millie, Travis et moi-même sommes au courant. Je comptais garder le secret. Mais, maintenant que ballon spatial qui aidera notre atterrisseur à regagner l'espace a touché terre,le poids de ce secret dissimulé au creux de mon ventre me pèse.
— Maman...
Sur le galbe de mon ventre, mes doigts se crispent. Je crois bien que je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.
— Je ne supporterai pas de partir sur Terre sans te le dire... Je...
Je croise ses yeux, d'un vert clair tirant sur le bleu. Bon sang. J'aimerais qu'Hayden soit là pour le lui annoncer à ma place. Non, en fait, j'aimerais simplement m'enfuir en courant.
— Je...
Les mots sont incapables de franchir mes lèvres. Ils me brûlent, ils me consument de l'intérieur. Une vague de chaleur empourpre mes joues.
Ses mains rejoignent les miennes.
— Je sais. Millie nous l'a dit, à ton père et à moi.
Une vague d'inquiétude et de soulagement se déverse sur moi.
— Tu... tu sais ?
Elle acquiesce. Un sanglot monte dans ma poitrine.
— Je suis désolée. Je voulais te le dire, je te jure, mais... je...
Elle me prend dans ses bras.
— Ça ne fait rien, murmure-t-elle.
— Je suis un monstre...
Ma voix se brise. Je sens ma mère se raidir contre moi, et elle m'enlace avec plus de force.
— Je t'interdis de dire ça.
— Mais tu ne le verras jamais grandir si tu restes sur Mars... Ni papa, ni Hayden... Il ne connaitra jamais Mars, il ne connaitra jamais sa famille.
J'aimerais qu'elle me rassure, qu'elle me fasse des fausses promesses. Qu'elle me dise qu'elle me rejoindra sur Terre dans deux ans, quand le vaisseau reviendra et larguera une fusée pour permettre à de nouveaux pionniers de rentrer. Mais rien ne vient. Parce que sa place est sur Mars, comme la mienne aurait dû l'être.
Des larmes dévalent mes joues, s'écrasent sur sa combinaison.
— J'ai peur... J'ai tellement peur...
— Ça va aller, ma chérie. Tu verras. Tu vas te plaire sur Terre, et cet enfant aussi.
Elle me berce un long instant. Elle me parle de la planète bleue. De son enfance à Paris. De ses études en ingénierie spatiale, et de la perte de ses parents dans un accident de voiture. La soumission de sa candidature pour le projet de colonisation martienne, l'intensif programme de sélection, puis l'entraînement dans les centres de Mars Utopia. Son départ pour Mars.
— J'étais déjà amoureuse de ton père lors de la phase finale de sélection, tu sais. Nous étions trois équipes de six. Dix-huit à avoir passé avec succès tous les tests de Mars Utopia. Le but était de savoir quelle serait le groupe le plus soudé, pour tenir psychologiquement pendant les six mois du trajet et les longs mois à attendre les prochains pionniers une fois ici. Nous étions les premiers humains à marcher sur Mars. Davis n'avait pas droit à l'erreur. Nous devions être parfaitement aptes à survivre sur une planète hostile, tout en restant unis. Enfin, ils ont supprimés cette étape de sélection dès la deuxième vague de colons, se contentant de choisir quatre futurs martiens parmi les candidatures et de leur faire passer un programme d'entraînement. Les enjeux étaient moins importants. Quoi qu'il en soit, notre équipe l'a emporté, et je me suis envolée vers Mars avec ton père. Nous nous aimions, mais il était hors de question que nous fassions un enfant. Et puis, trois ans après que notre arrivée, tu es née. Lorsque Millie m'a dit que j'étais enceinte, c'était le plus beau jour de ma vie.
— Comment a réagi Davis ?
— À ton avis ? Il était furieux.
Un pâle sourire s'esquisse sur mes lèvres. La scène n'est pas très difficile à imaginer.
— Il était en colère, mais, d'un autre côté, nous lui avons offert la chance de fonder une véritable colonie. Alors la Terre a attendu que tu grandisses, observant ton évolution. Et vers tes dix ans, Davis a accepté que d'autres enfants puissent voir le jour sur Mars.
— Mais est-ce qu'il acceptera qu'un enfant martien naisse sur Terre ? Tu penses... que je devrais le lui dire ?
Elle semble hésiter franchement. Sa main se pose sur ma joue.
— À ton atterrissage, tu devrais être presque à terme. Alors, pour ta sécurité et pour celle du bébé, je pense que oui. Davis n'est qu'un homme d'affaire, Harmony. N'aie pas peur de lui.
— Et s'il refuse que je parte ?
La question s'est échappée de mes lèvres, comme mue d'une volonté propre. Et je réalise que si je n'ai dévoilé ma grossesse à personne jusque là, c'est bien par peur que l'on m'empêche de quitter Mars.
— Alors, dis-le lui une fois dans l'Utopia. Quand il n'y aura plus de retour possible.
Je suis interrompue par un mouvement à la périphérie de mon champ de vision. À travers la vitre, les premiers rovers à revenir, chargés de victuailles, se détachent à l'horizon.
***
Nous déchargeons les vivres dans une allégresse que je n'avais pas observée depuis longtemps. Nourriture, médicaments, appareils médicaux, terreau, graines, outils, combinaisons hybrides.
Des sourires s'invitent sur les visages, des éclats de rire. Je réalise seulement maintenant que, préoccupés par notre survie, nous n'avons pas fêté Noël cette année. La même joie flotte dans l'air, alors que nous sortons de leurs caissons les sachets de nourriture lyophilisée pour les entreposer dans nos modules de stockage.
Xiaoyun supervise le tout, tablette tactile en main. Contrairement aux autres, une certaine nostalgie brille dans ses yeux. Nous sommes sur le point de partir vers la Terre, c'est sans doute la dernière fois qu'elle fait l'inventaire de nos stocks. Je sens peu à peu ma propre insouciance se muer en tristesse. C'est la dernière fois que j'assiste à un parachutage de vivres.
Je m'éloigne, pour aller rejoindre mon père qui répertorie les graines envoyées par la Terre.
Ses doigts serrent brièvement les miens.
— Ça va ?
Je hoche la tête, même si ce simple geste me donne envie de pleurer.
Le soir même, nous organisons une fête pour notre départ. Je souris du mieux que je peux, filmant le moindre instant. J'essaie de graver chaque visage, chaque voix, chaque paroles dans ma mémoire.
Sithonius Lacus me manquera. Terriblement.
***
Sol 89, an martien 12, 09h12, heure martienne.
Assise dans un rover à côté d'Alma, je dois lutter pour garder les yeux ouverts. Notre fête improvisée s'est terminée tard dans la nuit, et il nous avons dû nous lever tôt pour sortir du second atterrisseur les machines larguées par les investisseurs pétroliers. Notre rover les tracte jusqu'au gisement d'hydrocarbures le plus proche. Une fois déployées sur le sol martien, elles seront totalement autonomes, prêtes à forer.
Mentalement, je répète en boucle la procédure de notre décollage. Pressurisation des réservoirs. Passage en veille du calculateur de secours. Alimentation du moteur.
Notre atterrisseur n'a pas été conçu pour s'envoler. Par conséquent, Xiaoyun et moi devrons exécuter manuellement la quasi totalité des étapes.
Alma me fixe un instant.
— À quoi tu penses ?
— À la chronologie finale.
— Tu verras. Tout se passera bien.
Je lui adresse un sourire, mais il disparait bien vite lorsque je me rends compte que je m'adresse à la mère de Sélina, qui partira avec moi sur Terre.
— Tu n'es pas triste ? De laisser Sélina quitter Mars ?
— Si. Bien sûr. Elle me manquera tellement... Mais je sais que tout ira bien pour elle, une fois sur Terre. Je suis heureuse que tu partes avec elle.
— Je prendrais soin d'elle. Promis.
— Je sais.
Ses yeux sont légèrement humides, et elle détourne le regard pendant une longue minute. Tout à coup, devant sa détresse, je m'en veux d'avoir pris une place si égoïstement à bord de l'Utopia. Sélina aurait eu besoin d'avoir un de ses parents auprès d'elle. Jason également.
— Tu pourrais partir à ma place, fais-je soudain.
Je me mords la lèvre inférieure. Une peur sourde palpite dans mon ventre. J'ai parlé sans réfléchir, et je suis presque soulagée quand elle secoue la tête.
— Je demanderai à retourner sur Terre dans deux ans.
D'un discret mouvement du menton, elle désigne mon ventre.
— Et puis, il vaut mieux qu'il naisse sur Terre. Il aura une belle vie.
Mes yeux s'agrandissent.
— Comment est-ce que tu...
Un sourire espiègle nait sur son visage.
— Hayden me l'a dit hier, quand nous sommes aller chercher les vivres.
Je lui en veux, un court instant. Mais après tout, Hayden n'a pas à vivre avec ce fardeau, avec ce secret.
Les yeux dans le vague, je contemple sans vraiment les voir les engins posés sur la terre martienne. Bientôt, ils foreront la croûte martienne à la recherche d'hydrocarbures, y laissant des marques indélébiles de la présence humaine. Ils détruiront Mars. Et je ne peux m'empêcher de ressentir une certaine satisfaction à cette idée. La planète rouge, blessée dans sa chair.
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* Révolution : mouvement périodique d'un corps autour d'un autre astre.
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