35. Terminateur
"Ce que je préférerais, c'est d'aimer la terre comme l'aime la lune et de n'effleurer sa beauté que des yeux." - Nietzsche
***
— Est-ce que ça change quelque chose ? Est-ce que tu nous accompagneras sur Terre ?
Nous. Moi, et son enfant.
Il regarde droit devant lui, obstiné à ne pas croiser mon regard, et je ne peux m'empêcher d'y voir un signe de mauvais augure.
— J'ai été sélectionné quand j'avais un peu moins de dix-huit ans, commence-t-il. Les quatre pionniers, ceux qui devaient arriver ici en 2047, partaient dans un an. J'ai été choisi parmi les quelques milliers de candidatures, bien moins nombreuses que pour les premiers voyages vers Mars. Avec les trois autres futurs colons de ma promotion, nous avons rejoints Nyia, Hannah, Shinar et Amar.
— Amar ? fais-je, certaine de n'avoir jamais entendu ce nom auparavant.
— Oui. Nous nous sommes entraînés dans le centre de Mars Utopia, tous les huit. Je crois que ça a été les mois les plus durs de ma vie. Des millions de dollars sont en jeu, alors, bien évidemment, ils nous poussaient dans nos moindres retranchements, pour tester nos limites. Pour être certains que nous saurions nous adapter à une nouvelle planète. Mais on sentait déjà que Mars Utopia commençait à éprouver des difficultés financières. Et puis, à cinq mois du décollage de 2047, ça a... dérapé.
Je le fixe, mon souffle bloqué dans ma poitrine. Il entremêle tendrement ses doigts aux miens.
— Amar est décédé dans un exercice, une mise en situation d'un départ de feu dans une base martienne. Mais il y a eu des problèmes de sécurité, les installations étaient vétustes, probablement par manque d'argent... Il aurait pu s'en sortir, tu sais. Mais il y avait la fatigue, le stress, la pression. Je ne sais pas. De mon point de vue, c'était presque un suicide. Quoi qu'il en soit, la responsabilité de Mars Utopia était directement engagée.
Sa voix se brise. Il prend une longue inspiration avant de poursuivre.
— Sa place est restée vacante. Il devait piloter, et, en l'absence de pilote, la mission menaçait de tomber à l'eau. Et tout le projet avec elle. L'affaire a été étouffée pour éviter un scandale. On nous a renvoyé chez nous dans la plus grande discrétion, pendant que Davis réfléchissait à la manière d'annoncer au monde entier que plus aucun être humain ne serait envoyé vers Mars.
Mon coeur se serre. Hayden a faillit ne jamais partir pour Mars. Rien d'étonnant à ce qu'il ne désire pas faire le voyage dans le sens inverse.
— Et puis, j'ai fait une connerie, avoue-t-il dans un murmure. Ils ont acheté notre silence. J'étais hors de moi. Comme beaucoup de pionniers ici, je n'avais pas de famille, je n'avais nul part où aller. Mars était ma seule chance. Et je les haïssais tellement, tous les gens du programme, tous autant qu'ils étaient. J'ai tenté de divulguer ce qu'il s'était passé. Bien sûr, ils m'ont arrêté avant. Je suis resté, je ne sais pas, des semaines enfermé dans leur centre d'entraînement. Ça n'avait rien de légal. J'ai refusé l'argent que Davis m'a proposé lorsqu'il a nouveau tenté de me soudoyer. Je leur ai demandé la seule chose qu'ils étaient susceptibles de pouvoir m'offrir : Mars. La suite, tu la connais.
Il me faut une bonne minute pour reprendre mes esprits.
— Pourquoi... pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais parlé de ça ?
Il hausse les épaules en un geste désinvolte qui contraste avec la gravité de ses traits.
— Je n'étais pas prêt.
— Et pourquoi me le dire maintenant ? Je ne comprends pas.
Sa main caresse ma joue.
— Parce que tu m'as demandé si cet enfant, notre enfant, me donnerait envie de t'accompagner sur Terre.
Il incline son front, jusqu'à toucher le mien.
— J'aimerai tellement, mon amour. Mais je ne peux pas. Davis ne me laissera pas repartir. Il aurait trop peur que je dévoile tout ça.
Mes yeux papillonnent autour des siens. Un poids me comprime la poitrine.
— C'était il y a deux ans... Peut-être qu'ils...
— Non Harmony. Non. C'est pire maintenant que Mars Utopia a trouvé de nouveaux investisseurs grâce au pétrole. Ils ne peuvent pas entacher leur image.
Mon sang se fige dans mes veines. Je le fixe, horrifiée.
— Mais tout ça... le forage d'hydrocarbures... c'était ton idée...
— Je veux juste que tu sois heureuse.
Je comprends brusquement la portée de ces paroles. Hayden s'est condamné lui même. Il savait, depuis le début, qu'il ne reviendrait pas sur Terre. Mais il a oeuvré pour que moi, j'y aille. Avec un cri de rage, mes poings s'abattent à toute volée sur son torse. Imperturbable, il encaisse les coups.
— Imbécile ! Qu'est-ce que tu... Je suis heureuse... je suis heureuse quand je suis avec toi !
J'éclate en sanglot et me réfugie dans ses bras.
— Pardonne-moi.
— Je demanderai à Davis. On lui jurera que tu ne diras jamais rien à personne. Il ne peut pas me refuser ça, pas après tout ce que j'ai fait pour lui.
Ses doigts s'égarent dans mes cheveux, ses lèvres embrassent doucement mon front. Son souffle caresse mon front.
— Harmony... Tu n'as plus aucun pouvoir. Le pouvoir, c'est les investisseurs pétroliers qui le détiennent. La partie est finie, pour nous tous.
***
Sol 62, an martien 12, 15h31, heure martienne.
Installés dans l'atterrisseur, Hayden et moi répétons chaque manœuvre du décollage pour la dixième fois au moins. J'ai tenté de mémoriser chacune des fiches envoyées par Mars Utopia. Pour autant, l'ordre des procédures continue de se mélanger dans mon esprit.
—Cinquante secondes avant le décollage, s'exclame Hayden.
— Démarrage automatique des boîtes noires ?
Il pousse un soupir.
— Non. Ça, c'est à quarante secondes.
Je pousse un grognement.
— Ça ne sert à rien ! De toute façon, j'aurai la voix du système de bord pour me guider.
— Harmony, ni toi, ni Xiaoyun n'aurez le droit à l'erreur. Si tu décollais à bord d'une vraie fusée, tu n'aurais quasiment rien à faire. Là, nous sommes dans un cas totalement différent. Le programme que nous chargerons dans l'ordinateur central sera là pour te rappeler la procédure en cas de trou de mémoire, mais tout est chronométré à la milliseconde près pour que vous puissiez vous amarrez à l'Utopia. La moindre hésitation, et l'atterrisseur se retrouvera à dériver dans l'espace, incapable de rejoindre le vaisseau.
Je ferme les yeux. Il m'exaspère, mais je sais bien qu'il a raison.
— Cinquante secondes, répète-t-il.
— Je ne sais pas.
— Réfléchis.
— Puisque je te dis que je ne sais pas !
— On vient juste d'alimenter le moteur il y a une minute et dix secondes, reprend-il patiemment. L'alimentation du premier étage vient juste de passer sur les batteries de bord.
J'inspire profondément.
— On passe en autonomie totale.
— Tu vois, quand tu veux.
Il passe pensivement ses doigts sur le tableau de bord.
— Hayden ?
— Oui ?
— Je peux te poser une question ?
Il acquiesce, les yeux perdus dans le vague.
— Lorsque nous nous sommes rendus à Sithonius pour la première fois, tu m'as dit que tu voulais partir sur Mars pour ne pas mourir en n'ayant rien fait de grand.
— C'est le cas. C'est pour ça que je voulais partir, à l'origine.
— Et puis, tu m'as fait croire que tu avais quitté la Terre parce que...
Je m'arrête, incapable de me souvenir des mots exacts qu'il avait prononcé, il y a un an et trois mois de cela.
— Parce que j'avais peur de prendre goût à la Terre. De m'installer dans ma zone de confort, et de ne jamais oser partir. Ça aussi c'était vrai. Du moins, avant que le programme de sélection ne commence, et que tout ça arrive. Tu sais, je pense souvent à la famille d'Amar. Ses proches savent qu'il ne se trouve pas sur Mars. Mais est-ce qu'ils se doutent qu'il est mort, brûlé vif dans un stupide exercice ?
Il lève un regard infiniment triste sur moi.
— Le pire, dans tout ça... C'est que j'ai peur que Mars Utopia fasse la même chose pour nous. Peut-être pas pour les morts naturelles. Mais les autres ? Angel, Morgan, Héméra, Thomas. Avouer leur mort, c'est avouer l'échec de la colonisation. Qui sait si les terriens ont connaissance de leur décès... Je suis venu sur Mars parce que j'avais peur de sombrer dans l'oubli. Mais au final, rien ne nous garantit que nos noms seront gravés dans l'Histoire.
Il s'avance jusqu'à moi, prenant ma tête entre ses mains.
— C'est pour ça que tu dois retourner sur Terre. Pour laisser une trace de ce que nous avons vécu ici. Nous finirons tous par mourir. Mars nous tuera, à petit feu, un par un. Tu mourras toi aussi. Puis notre enfant à son tour. Et ses propres enfants.
— Ne dis pas ça, fais-je en me dégageant de son étreinte.
— Tu ne peux pas le nier, réplique-t-il en saisissant mes épaules. Nous sommes des êtres mortels. Mais, la civilisation humaine est sur Terre, et elle y perdurera, au moins jusqu'à ce que l'homme trouve une planète qui soit réellement habitable. Alors, c'est là-bas, sur Terre, que nos noms et que notre histoire doivent être gravés. Pas sur Mars.
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*Terminateur : Sur un astre, ligne de séparation entre la partie éclairée par le Soleil et la partie dans l'ombre.
*Et voilà, vous avez l'explication d'Hayden. :)
*Et un argument supplémentaire pour qu'Harmony parte sur Terre...
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