
34. Gravitation
"Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres." - Louis Aragon
***
Les résultats de Mars Utopia tombent le jour suivant. Millie vient me chercher vers midi, l'air grave, en plein déjeuner. Je me lève sous le regard inquisiteur de Hayden, lui adressant un sourire que je veux rassurant.
Je la suis jusqu'à l'infirmerie. Pas un bébé, pitié, pas un bébé. Pas ce dilemme tragique. Je ne veux pas avoir à revenir sur mon choix. Planète bleue ou planète rouge, la vie ou la mort.
Notre médecin ferme la porte pour nous isoler du reste de la base. Le diagnostic tombe. Je suis en parfaite santé, malgré une pression artérielle plus haute que la moyenne, liée au stress.
Face à l'insistance de Millie, je dois bien reconnaître que mes menstruations se sont taries.
Je suis enceinte. Un bébé grandit dans mon ventre.
Et je suis totalement perdue.
— N'en parle pas. À personne.
— Je vais devoir en parler à Travis.
Je hausse les épaules. Que Travis connaisse ce secret m'importe peu. Je sais qu'il ne le divulguera pas.
— D'accord. Mais ne dis rien à Hayden, à mes parents, ou à quiconque d'autre. Je ne veux pas que ça se sache.
— Harmony...
— Jure-moi que tu n'en parleras à personne d'autre !
Elle me scrute un instant.
— D'accord.
— Jure-le.
— Je suis médecin, je sais garder un secret. Je ne dirai rien.
Mes yeux papillonnent autour des siens. Une question me brûle les lèvres.
— Je pourrai partir ? Sur Terre ? Ça... ça n'empêche pas ?
Je préférais qu'elle m'apprenne qu'un voyage vers la planète bleue n'est pas envisageable, pour ne pas avoir à me retrouver face à ce choix impossible. Mais elle secoue la tête :
— Tu accoucheras sur Terre, si tout se passe bien et si l'enfant ne nait pas prématurément. La pression subie au décollage et à l'atterrissage pourrait compliquer les choses, pour toi comme pour le bébé. Mais pour l'instant nous ne pouvons pas savoir. Aucune femme enceinte n'a fait de voyage interplanétaire.
Une idée s'insinue dans mon esprit. Je chasse immédiatement la culpabilité qui menace de s'emparer de mon cœur : après tout, c'est une question de vie ou de mort. J'aimerais me coudre les lèvres pour ne pas avoir à prononcer cette phrase si cruelle, mais elle s'échappe avant que je ne puisse la retenir.
— Fais-moi avorter. Comme ça, personne ne saura jamais. Je pourrais aller sur Terre sans problème.
— Je ne peux pas.
Je soupire, agacée.
— Et je ne peux pas le garder ! Tu dois m'aider, tu...
— Harmony, je ne peux pas ! Si je le pouvais, soit certaine que je te l'aurais proposé. Mais je n'ai matériellement pas les moyens de le faire. Tout a été détruit en même temps qu'Utopia Planitia, encore une fois.
Je ferme les yeux, à bout de forces.
Mars s'est ligué depuis longtemps contre moi, de toute façon.
— Ok, fais-je dans un souffle.
Des larmes embuent mes yeux. Je me sens totalement perdue.
— Hayden a le droit de savoir, poursuit notre médecin. Tes parents ont le droit de savoir.
Un frisson me parcourt le dos. Comment annoncer à Hayden une nouvelle pareille ? Alors que je m'apprête à le quitter, jusqu'à ce qu'il se décide à regagner la Terre, si ce n'est pour toujours ?
— J'en parlerai à Hayden juste avant le décollage, dis-je d'un ton décidé.
— Pourquoi ? Ça lui donnerait peut-être envie de partir sur Terre. Avec toi.
Hayden et moi, sur Terre, avec cet enfant en devenir. La vision émerge dans mon esprit avec tant de force qu'un sourire étire mes lèvres.
— Xiaoyun lui laissera sa place, ajoute Millie. J'en suis convaincue.
***
J'ai tout fait pour éviter Hayden depuis ce midi, afin qu'il ne puisse pas me demander les résultats de l'analyse. Et, lorsque je le retrouve le soir dans la salle commune, les mots se bloquent dans ma gorge.
— Alors ?
— Alors Mars Utopia n'a rien repéré d'anormal dans mon sang.
Je rougis légèrement en prononçant cette demi-vérité. Je détourne le regard pour qu'il ne voit pas mon trouble, avant de poursuivre :
— Tu avais raison le premier jour, c'est le stress du départ. Ma tension est assez élevée par rapport à la normale.
Ses yeux me fixent un instant. Il finit par hocher la tête, visiblement satisfait par mes explications.
— Tu vas tellement me manquer, chuchote-il.
S'il savait à quel point je m'en veux à cet instant. Je suis secouée par un sanglot, et je me réfugie dans ses bras.
— Hé...
— Je t'aime, fais-je en m'étranglant dans mes larmes.
Je suffoque, ma poitrine se soulevant convulsivement. Il murmure des mots qu'il espère rassurant à mon oreille, et qui ne font qu'amplifier ma culpabilité. J'imagine le petit être qui sommeille sous le galbe de mon ventre, et un flot de remords me submerge. Je ne suis même pas capable d'annoncer à l'homme que j'aime que je porte son enfant. Un enfant conçu sur Mars, qui naîtra sur Terre, loin de son père, loin des autres pionniers, loin de sa véritable famille. Il n'aura que moi. Et puis, chuchote une voix perfide dans un coin de mon esprit, je ne suis même pas terrienne. Quelle légitimité ai-je à porter la descendance de l'humanité ? À l'amener sur la planète bleue ?
Je me calme peu à peu dans les bras d'Hayden, mais mes lèvres demeurent closes. Je ne peux pas.
Les sols passent. J'intercepte de temps en temps le regard de Millie. Je sais ce qu'elle veut. Que je le dise à Hayden. Mais je n'en ai pas la force, même si la date fatidique du décollage approche.
La nuit est tombée depuis longtemps lorsque je trouve la force de me glisser dans notre module.
Hayden dort à poings fermés. Je contemple son visage si serein à la lueur de ma lampe torche, dont le faisceau lumineux ne parvient même pas à le réveiller.
Je m'étends à ses côtés.
— Hayden, murmuré-je.
Mon filet de voix ne parvient pas à le sortir du monde des rêves, me rendant encore plus hésitante. Après tout, rien ne me force à le lui annoncer maintenant. Je peux attendre encore un peu, attendre d'être prête.
Je me tourne sur le côté, lui tournant le dos comme pour tenter d'arrêter de culpabiliser. Mes yeux restent ouverts sur les ténèbres, incapables de trouver le repos.
Lorsque l'aube se lève, nimbant le module d'une lueur pourpre, j'ai à peine fermé l'oeil. Au bout de quelques instants, je peux entendre Hayden se lever. Je fais semblant de dormir pour échapper à ses questions. Je m'en veux tant de lui dissimuler la vérité.
Une fois qu'il a quitté la pièce, je sens un poids s'envoler de ma poitrine.
Je finis par m'endormir, poursuivie dans mes rêves par des bébés-planètes qui scintillent dans le firmament. Maman, s'exclament-ils dans des cris stridents. Un élan protecteur enserre mon coeur. Mais je m'éloigne, emportée malgré mes protestations par des chaînes brillantes, qui me tractent par saccades vers un trou noir. Je hurle à m'en déchirer les cordes vocales, mais le son ne se propage pas dans le vide interstellaire.
— Harmony.
J'ouvre les yeux en sursaut. Hayden se tient au-dessus de moi, une étrange lueur dans le regard.
— Salut, fais-je d'une voix rauque.
— Quand comptais-tu me le dire ? fait-il d'une voix glaciale qui ne lui ressemble pas le moins du monde.
Mon cœur rate un battement. Il sait. Il se laisse tomber à genoux à côté de moi, et ses mains se plaquent sur mes épaules.
— Quand comptais-tu me le dire ?
Des larmes s'invitent dans mes yeux. Je cligne des paupières, ne sachant que répondre. Il sait.
— Quand ? rugit-il en me secouant. Tu ne me l'aurai jamais dit, n'est-ce pas ? Tu... tu serais partie sur Terre, comme une voleuse !
Il sait. Il sait, et il ne me le pardonnera jamais. Une rage folle brille dans ses yeux. Ses doigts s'enfoncent dans mes bras, m'arrachant un cri de douleur.
— Tu m'avais dit que tu ne voulais plus qu'il y ait le moindre secret entre nous ! s'époumone-t-il, rouge de colère. Et tu oses me cacher que tu es enceinte ? Tu oses ?
— Arrête, Hayden ! Arrête. Tu me fais peur...
Une veine palpite follement sur sa tempe. Ses pupilles se fichent dans les miennes, et il semble tout à coup se radoucir. Ses mains me lâchent.
— Je suis désolée... Je... je ne savais pas comment te le dire...
— Non, non, c'est moi qui suis désolé. Je n'aurai pas dû réagir comme ça.
Ses lèvres viennent chercher sur les miennes un baiser. J'aimerai m'écarter, mais il est plus rapide.
— Je suis heureux, souffle-t-il avant que ses lèvres ne touchent les miennes. Si tu savais...
Mes doigts frôlent sa joue pour y cueillir une perle d'eau salée. Je sais bien, qu'au fond, il ne s'agit pas d'une larme de joie. Mais il préfère vivre dans l'illusion d'un bonheur possible, alors même que cet enfant ne sera qu'un déchirement. C'est peut-être la réaction la plus sensée à avoir. Puisque, comme il le dit toujours, il nous faut vivre.
Je l'enlace de toutes mes forces, respirant son odeur. J'imagine notre enfant, flottant dans mon ventre comme on flotte dans l'espace. Et je le hais, de toutes mes forces, de toute mon âme. J'exècre cette fausse promesse d'une vie qui nous est interdite par la volonté de mes désirs égoïstes, de mes rêves d'une planète bleue.
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* Gravitation : Force attractive, elle attire deux corps avec une force proportionnelle à leur masse, et inversement proportionnelle au carré de leur distance.
* Un chapitre assez calme (enfin...). En tout cas, le fait que Harmony soit enceinte risque de compliquer les choses, et, peut-être, les faire changer d'avis... Bonne nouvelle, la réponse de Hayden (finalement, viendra-t-il sur Terre ? ;) ) arrivera dans le chapitre suivant !
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