"Si vous avez des larmes, préparez-vous à les verser." - Shakespeare.

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Sol 363, an martien 11, 18h48, heure martienne.

Nous sommes à nouveau tous réunis dans la salle commune. Personne ne m'a rien dit lorsque je suis rentrée. Seul Hayden s'est approché et m'a serré dans ses bras, fort.

— Je suis désolé, a-t-il murmuré contre mon oreille.

— Ce n'est rien.

Ses yeux ont accrochés les miens, et il a semblé vouloir rajouter quelque chose. Sa main s'est perdue dans mes cheveux un court instant, avant qu'il ne se détache de moi. J'ai essayé de sourire, mais mes lèvres se sont tordues en une grimace. Je me suis adossée à un mur, gardant les yeux rivés à Hayden, qui lui a repris place à côté de Chris et de Jamila. Ces derniers ont dû finir d'exposer les détails de notre idée sans moi, car ils semblent en être arrivés au point fatidique de notre projet. Xiaoyun se lève :

— La question est simple. Nous avons quatre places pour un aller vers la Terre. Qui souhaite en faire partie ?

Dans une terreur instinctive, j'ai peur que quatre mains ne se tendent avant la mienne.

Mon bras se lève de lui-même. Et je suis la seule. Je regarde en direction d'Hayden. Un triste sourire joue sur ses lèvres lorsque ses yeux rencontrent les miens. Pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Parce qu'il n'y a que moi qui soit assez égoïste pour penser à ma survie avant celle des autres, me souffle une petite voix dans mon esprit.

— Personne ne vous jugera, poursuit notre planificatrice. Il est normal que certains d'entre vous aient envie de rentrer chez eux.

— C'est ici, chez nous, lance Yong. Ce qui veulent partir ne sont que des traitres.

J'ai l'impression de recevoir un coup de poignard en pleine poitrine. Des larmes affluent dans mes yeux, encore. Une vague de honte et de rage mêlées me submerge, tandis que quelques têtes se tournent vers moi. Un mélange cacophonique d'approbations et d'objections fait suite à sa déclaration, jusqu'au moment où Xiaoyun finit par réclamer le silence à grand renfort de cris.

Lorsque l'agitation ambiante s'est enfin calmée, Alma prend la parole.

— Sélina. Peut-être. Je ne sais pas, je...

— Tu te séparerais de ta fille ? s'exclame Astréa, une cultivatrice.

Tout le monde dévisage notre exploratrice norvégienne. Elle soutient fièrement les regards.

— Oui, fait-elle d'une voix implacable. Pour son bien. Même si ça doit être la décision la plus dure que j'aurais à prendre de toute ma vie. Je préfère mille fois la savoir en sécurité et loin de moi, que sur Mars et en perpétuel danger.

À côté d'elle, Nishat acquiesce.

— Pareil pour Alex et moi, lance soudain Giordanna d'une voix posée. Je pense que Jason devrait rentrer sur Terre, il...

Son époux se lève, visiblement furieux.

— Comment oses-tu parler en mon nom ? Il est hors de question que mon fils parte pour la Terre !

— Alex...

— Je ne te laisserai pas faire ! hurle-t-il.

— Dans quelques années, lorsqu'il sera plus grand, rien ne l'empêchera de revenir sur Mars, si nous sommes toujours en vie ! Pense à son bonheur à lui !

— C'est à lui de décider, de toute façon. Et tu sais très bien qu'il choisira de rester ici.

Jason, jusque là assis dans un coin aux côtés de Sélina, lève son regard vers les adultes :

— Je veux bien partir sur Terre. Maman a raison, je pourrais revenir après.

— Jason, tu ne sais pas ce que tu dis ! Tu te sens vraiment prêt à vivre loin de Papa et Maman ?

Il hésite un instant, visiblement déstabilisé. Ses yeux croisent les miens.

— Je ne sais pas, avoue-t-il d'une petite voix. Mais on pourra se parler. Et puis, au pire, vous pourrez me rejoindre sur Terre.

Je ne suis pas surprise par la décision de Jason. Il est suffisamment grand pour comprendre les enjeux qui se trament sur Mars et sur Terre. Il a toujours eu une certaine crainte de la mort, et le décès de Héméra n'a pas arrangé les choses. Et je sais que son instinct de survie est aussi affuté que le mien. Un enfant terrien n'aurait certainement pas eu ces préoccupations-là.

Alex ferme les yeux, comme pour fuir le regard insistant de sa femme. Avec lenteur, les poings crispés, il se rassied.

— D'accord. Mais si Jason change d'avis entre temps, rien ni personne ne l'en empêchera.

Il y a quelques murmures.

Voilà.

C'est fait.

Nous voilà, les quatre martiens en partance pour la Terre. Sélina, Jason, Hayden, et moi. Trois enfants martiens qui n'ont jamais vu la planète bleue, et le plus jeune pionnier de Mars.

— Il reste donc une place.

La place d'Hayden. Mais avant que celui ne puisse se proposer, une voix retentit à côté de moi :

— Ether ? suggère Lauri en se tournant vers Soo et Rami.

Ses parents secouent la tête, presque à l'unisson, et je pousse un soupir de soulagement.

— Elle a tout juste un an. C'est trop risqué.

Le silence est si lourd qu'il en devient angoissant. Je fixe Hayden, l'implorant du regard, mais il semble faire tout pour m'ignorer. Je ne comprends pas, et un horrible pressentiment me fait frémir.

Et puis, soudain, Xiaoyun reprend la parole.

— Si personne d'autre ne se propose... Je... je crois que j'aimerais retourner sur Terre, moi aussi. Je n'arrive plus... je n'arrive plus à vivre ici, avec tous ces souvenirs...

A travers mon champ de vision brouillé par les larmes, j'aperçois quelques acquiescements compréhensifs.

Doucement, je place une main tremblante sur mon coeur — j'ai si mal.

Hayden évite soigneusement mon regard. Il ne dit rien, ne s'oppose pas, ne réagit pas — il me brise le coeur. Il reste là, serein, les bras croisés.

Alors je me lève, marchant à grandes enjambées vers lui.

Je me mets à hurler, comme pour exorciser cette rage folle qui m'empêche de respirer.

— Tu m'avais dit que tu viendrais ! Tu m'avais dit que tu m'aimais !

Ses yeux croisent enfin les miens.

— Je sais. Je suis désolé. Je... je ne peux pas.

Un sanglot monte dans ma poitrine.

— Je te déteste ! Tu m'entends ? Je te hais !

Ma voix se brise en un geignement rauque. Et je m'en veux, tellement, de lui cracher ces mots au visage.

Je m'échappe de la salle en courant, sous le regard médusé des autres pionniers.

Hayden, Hayden, Hayden, scande ce qui reste de mon coeur dans des battements erratiques.

Alors, c'est ça. Je laisserai mon coeur sur Mars. Il se consumera dans les flammes du décollage, il s'éparpillera dans les étoiles. Hayden ne me laisse pas le choix. Car comment vivre à des centaines de millions de kilomètres de lui ? Comment, sinon en m'arrachant le coeur pour ne pas avoir à supporter pareille souffrance ?

Rester sur Mars auprès de lui, ou partir en sachant que je ne le reverrai jamais plus.

L'amour, ou la guerre.

Un dilemme beaucoup trop cruel.

Mars a gagné. La bataille était truquée, mais qu'attendre d'autre du dieu de la guerre ? L'échappatoire qu'il nous offrait n'était qu'un leurre.

***

Les jours sont passés avec lenteur. Mars Utopia a entériné notre décision, a diffusé nos quatre noms. Jason, Sélina, Xiaoyun, Harmony. Les quatre premiers martiens à revenir sur Terre - et sans doute les seuls.

Pour promouvoir le projet aux yeux du grand public et sur demande de Davis, nous avons tournés une vidéo. Un sourire factice accroché aux lèvres, j'ai parlé de la joie immense que je ressentais, de la chance inouïe que ce voyage vers la planète bleue représentait vers moi. Des mots vides de sens. Plus rien, plus rien n'a d'importance à mes yeux.

J'aurait dû être transportée de joie à l'idée de pouvoir enfin quitter Mars. Mais toutes mes pensées tournent autour d'Hayden, mon coeur est accaparé par son amère trahison.

Sol 368, an martien 11, 22h24, heure martienne.

Hayden et moi ne nous sommes pas adressés la parole depuis des sols. Nous nous évitons, l'un comme l'autre, et je me sens plus seule que jamais.

Je le hais - je l'aime si fort.

Vivre sans lui m'est impossible. Et c'est sans doute pour cela que je trouve le courage d'aller lui parler, une fois la quasi totalité de la base endormie. Je le rejoins dans la pénombre du module qu'il occupe depuis ces derniers jours.

— Hayden, fais-je en me glissant dans l'ouverture.

Il est assis contre la paroi, une jambe repliée contre sa poitrine, l'autre tendue devant lui. Une posture nonchalante qui contraste avec ses poings serrés, sa mâchoire crispée.

— Hayden ?

Il évite mon regard.

— Va-t-en.

Mon coeur se serre. Un frisson parcourt mon dos, j'ai envie de crier, de vomir, de pleurer. Je le déteste. Je me dégoûte de lui en vouloir alors qu'il est ce que j'ai de plus précieux au monde. Je l'aime. Je me hais de ressentir tous ces sentiments contradictoires. Je vais finir par imploser.

— Tu peux encore demander à Xiaoyun de te céder sa place, elle comprendrait. Hayden je t'en supplie...

— N'insiste pas ! Je ne te suivrai pas là-bas.

Ma vue se brouille, en proie à des larmes brûlantes.

— Pourquoi ? Dis-moi, donne-moi une bonne raison ! Dis-moi pourquoi est-ce tu tiens tant à me briser le coeur !

— Personne ne m'attend sur Terre. Il n'y a rien pour moi là-bas.

— Il y aura moi !

— Ce n'est pas suffisant !

Mon coeur me fait souffrir, une douleur aiguë, insupportable. Si un dieu existe quelque part dans l'univers, il s'est fourvoyé en nous créant avec cet organe si fragile. Un larme perle au coin de mon oeil, et je l'essuie d'un geste rageur.

— Ce... ce n'est pas suffisant ? Ce n'est pas suffisant ?

Il soutient mon regard, impassible. Et tandis que, le souffle coupé par le chagrin, je me perds dans ses iris mordorés, il souffle :

— Je suis désolé.

Un sanglot enfle dans ma poitrine, la secoue, mes poumons se soulèvent convulsivement. De l'air, pitié. De l'air. Des larmes brûlantes roulent sur mes joues, mon sang bat, impétueux, à mes tempes. Mes mains tremblent, et j'aimerais tant entremêler mes doigts aux siens à cet instant. Mais je ne peux pas, je ne peux plus. Notre amour n'est pas assez fort — pas suffisant à ses yeux.

— Très bien, dis-je d'une voix éraillée.

Rien ne va plus. Hayden me rejette, il piétine mon amour, ma raison de vivre. Il me condamne à vivre seule, à jamais loin de lui. Et, dans un élan de vengeance, je lance :

— Je trouverais bien quelqu'un pour te remplacer parmi les neuf milliards de terriens.

Son regard s'assombrit, et je ressens une satisfaction malsaine à voir son masque imperturbable s'effriter.

Parce que toutes mes certitudes se sont effondrées en une phrase. Toutes. La seule chose dont je suis sûre désormais, c'est que se faire arracher le cœur fait mal. Une douleur insupportable qui vous laisse un trou sanguinolent au milieu de la poitrine.

Je tourne les talons, quittant la pièce, la tête haute. Avec droiture, avec dignité, laissant sans doute des lambeaux de cœur derrière moi. Ça ne fait rien. Je n'en ai plus besoin à présent.

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*Aphélie : Point de l'orbite d'une planète le plus éloigné du Soleil, à l'opposé du périhélie.

*Certains s'en doutaient... Et je l'ai fait. ^^ Mais qui sait si la situation sera permanente ?  Hayden peut-il se laisser convaincre selon vous ? ;)

* Côté écriture, j'ai presque achevé "Fille de Mars". En effet, pour cause de participation à un concours (chez 404 Factory/404 éditions), je dois l'envoyer avant le 28 avril. Donc il ne me reste plus que quelques jours ! En tout cas, le roman devrait faire une quarantaine de chapitres. D'ailleurs, n'hésitez pas à traquer les fautes d'orthographe quand vous lisez et à me les signaler ! ^^