25. Variable
«Dieu ne joue pas aux dés. » -Albert Einstein
***
Les cahots du rover amplifient mon angoisse grandissante. Je crispe mes mains sur le volant. Cette fois, je retourne à Utopia Planitia. Fixée à mon casque, ma fidèle caméra enregistre l'image du véhicule d'Alma et de Nasir, qui avance à quelques dizaine de mètres devant nous.
Sol 344, an martien 10, 13h08, heure martienne.
La liaison entre Mars et la Terre est à nouveau rétablie. Plus besoin de passer par la station chinoise. Les ingénieurs ont pu nous envoyer les plans de l'extracteur de glace. L'eau apportée de notre première base vient à manquer, il nous faut donc faire fonctionner la machine de toute urgence.
Alors, quand Hayden s'est porté volontaire pour aller récupérer les pièces manquantes sur notre ancienne machine, peu abîmée par l'explosion du fait qu'elle se trouvait assez éloignée de la base, j'ai demandé à faire partie de l'expédition. À présent, tandis que les ruines d'Utopia Planitia apparaissent, partiellement ensevelies sous les couches de régolite, je regrette mon choix.
Je stoppe le véhicule. C'est le seul geste que je me sens capable d'effectuer.
— Ça va ? me demande Hayden, une mine inquiète sur son visage.
Je fixe les décombres d'Utopia Planitia, tandis qu'une émotion bien trop vive me submerge. Mes doigts tremblent sur le frein.
— Tu préfères rester ici ?
J'acquiesce, la gorge sèche.
— OK.
Sa main attrape la mienne, brièvement. Il descend du rover, et je me retrouve seule dans l'habitacle pressurisé. Je le regarde s'avancer dans sa combinaison intra-véhiculaire, au milieu du désert orangé.
Je repère le module extracteur de glace. Il se trouve légèrement en retrait de la base, non loin de là où se trouvait notre salle de bain commune. Des traces noirâtres de calcination sont visibles sur la paroi, mais il a échappé à la déflagration. Alma, Nasir et Hayden convergent tous les trois vers ce point.
— Ça va, Fille de Mars ? s'enquiert Alma avec un ton faussement enjoué.
Je lui réponds par grognement. Non, ça ne va pas. Mon père-planète a détruit ma maison, le centre névralgique de notre bataille stellaire. Je me suis rendue jusqu'à l'arène, sans doute par pur orgueil. Et il me force à regarder le spectacle.
Je regarde mes trois compagnons s'affairer, totalement paralysée. On me donnerait toutes les étoiles de l'univers, que je ne désirerais pas le moins du monde descendre sur la croûte martienne.
Je ne comprends pas moi-même la terreur qui s'est emparée de moi. J'ai contemplé ces décombres juste après la décompression, il y a presque vingt sols. Pourquoi, est-ce que je n'y arrive pas, à présent ? J'imagine les corps de Thomas et d'Héméra sous les débris, et des larmes montent à mes yeux.
Je consulte frénétiquement l'heure pour ne pas avoir à observer les restes d'Utopia Planitia. Le temps avance avec une lenteur exaspérante. Sur Mars, une seconde est presque trois pour cent plus longue qu'une seconde terrestre. À cet instant, j'aimerai connaître les minutes sur Terre. Tout doit passer plus vite.
Sol 344, an martien 10, 13h28, heure martienne.
— C'est bon, lance Nasir. On a les pièces.
Ils rebroussent chemin. Je soupire de soulagement, plus qu'impatiente de quitter ce champ de ruines.
Puis, soudain, un cri qui résonne sous mon casque, noyant ma satisfaction dans une vague de peur glacée.
Avec horreur, comme au ralenti — comme dans un cauchemar— je vois Hayden tomber. Mes yeux s'agrandissent. Lorsque je vois Alma s'accroupir à ses côtés, je me mets à hurler.
— Hayden !
— Quelque chose a perforé sa combinaison !
— Harmony, ramène le rover ! Vite !
Mais, tétanisée par la peur, je ne peux rien faire d'autre que de regarder la scène en criant, mes yeux stupidement écarquillés.
— Harmony !
Non.
Non, non, non ! Je t 'en supplie. Ô Mars, je t'en prie... Pas Hayden. Prends-moi, épargne-le. Tue-moi... Tue-moi à sa place.
Des larmes brûlantes coulent sur mes joues. Et l'air qui refuse d'entrer dans mes poumons, comme si j'étais déjà morte. Ma vision se brouille en un voile opaque, qui se pose sur le monde comme un linceul.
— Harmony, dépêche-toi !
Mes mains tremblantes agrippent le volant, mon pied peine à trouver la pédale. Hayden, Hayden, Hayden. Alors que l'oxygène avait déserté mes poumons, soudain, le mécanisme se remet en marche. Et je respire trop vite, trop fort, et mon souffle semble scander ses deux syllabes. Comme si, Hayden n'ayant plus d'air, il était de mon devoir d'inspirer pour nous deux.
Mars, Mars, je t'en supplie, je t'en supplie...
Je n'ai pas le temps de faire trois mètres. Nasir le porte jusque dans l'habitacle pressurisé. Par le système de communication, j'entends Hayden suffoquer. Je voudrais me jeter sur lui, mais les bras d'Alma me retienne, me font descendre à mon tour du rover. Non, non...
Je me retrouve devant les ruines d'Utopia Planitia. Un gémissement rauque s'échappe de mes lèvres. Des décombres tout autour, le champ de bataille dévasté.
Je me débats, tandis que les portes du véhicule claquent devant moi.
— Calme-toi, ma belle. Tu es en hyperventilation. Tout va bien. Calme-toi.
Je m'en fiche, je m'en fiche ! Hayden. Hayden...
Alma m'entraîne vers le second rover. À travers ma respiration précipitée, je parviens à articuler :
— Non... Je veux... rester... avec lui...
— Tu n'es pas en état de conduire !
Je sais qu'elle a raison. Mais je m'en fiche. Je veux Hayden, maintenant. Je veux le voir, je veux poser mes lèvres sur les siennes. Je veux lui dire que je l'aime.
Tandis qu'elle part récupérer les pièces que nous étions venus chercher, j'éclate en sanglots. Le rover qui transporte Hayden s'éloigne. Et, maintenant qu'il se trouve dans un environnement sécurisé, la peur fait doucement place à une culpabilité féroce.
Je me blottis sur un siège du rover.
J'étais là. Pendant que l'oxygène s'échappait de sa combinaison. Pendant que la vie s'enfuyait. J'étais là, à crier, à invoquer une planète. Je suis folle. N'est-ce pas ? Je suis complètement folle.
Lorsque Alma a enfin finit de charger le rover, elle me prend dans ses bras.
— Hé, ça va. Il est en sécurité. D'accord ?
Un geignement sort de ma gorge. Peu à peu, ma respiration décélère, reprend un rythme régulier.
— Je m'en veux...
— Tu n'as pas à t'en vouloir. Dans une situation de stress intense, peu de gens parviennent à garder leur sang-froid.
— Tu y es arrivée.
— J'ai été sélectionnée par Mars Utopia pour ça.
Loin de me rassurer, ses propos augmentent encore plus mon mal être. On y revient toujours : je n'ai pas choisi d'être ici. Aucun test ne m'a été prodigué pour savoir si j'étais en capacité de survivre à l'environnement hostile de Mars.
— Et puis, je ne suis pas amoureuse d'Hayden, moi ! s'exclame-t-elle en me décochant un clin d'oeil.
Je rougis.
— Ne t'inquiète pas. Je sais ce que c'est. Les autres m'ont tellement charriée quand ils ont su que Nishat et moi sortions ensemble...
— Ne le dis pas aux autres. S'il te plait.
— Pas besoin de leur dire. Ils s'en doutent tous un peu.
Elle rit devant ma mine outrée.
— Allez, on a une longue route à faire, sourit-elle en allumant le moteur.
Les restes d'Utopia Planitia s'éloignent dans la vitre arrière du rover.
Le trajet jusqu'à Sithonius me semble durer une éternité. Un supplice infernal, où je garde les yeux rivés sur la trace laissée dans le sable par le rover de Nasir.
Lorsque nous arrivons à la base, Hayden a déjà été transféré dans l'infirmerie. La salle est une des rares à avoir été partiellement équipée. Il y a un mois, Millie a insisté pour qu'une partie du matériel médical soit acheminé ici. J'y cours, sans même prendre le temps d'enlever mon casque.
Hayden est allongé sur un brancard. Mes yeux s'égarent sur la sous-combinaison qui moule son corps, avant de revenir se fixer sur son visage. Un pâle sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.
— Tu... tu vas t'en sortir ?
Puis je réalise qu'il ne peut pas m'entendre derrière la paroi vitrée de mon casque.
— Ça va ? fais-je en l'enlevant.
— Oui. Le temps que l'oxygène s'expulse de ma combinaison... J'ai suffoqué pendant une quinzaine de secondes.
Mon ventre se serre sous l'assaut de la culpabilité.
— J'ai eu tellement peur...
— Ne t'inquiète pas. Je ne vais pas me transformer en mutant. Par contre, ma combi IVA est foutue.
— Je suis désolée. Je... je n'arrivais pas à bouger, à...
— C'est normal. On réagit tous différemment à la peur.
Je l'embrasse, avant de me mettre à sangloter. Je ne veux pas qu'il me trouve des excuses. Je préférais mille fois qu'il me crie dessus. Qu'il hurle, pour exorciser cette voix en moi qui implore une planète. Car Mars ne peut pas être mon père, pas plus que la Terre n'est ma mère. Quelle mère laisserait son enfant vivre loin d'elle, quel père le tuerait en représailles ?
Je suis folle. Et sur Mars, pas d'asile où m'interner.
La terreur s'est immiscée dans mon esprit, comme elle comprimait le coeur des soldats qui combattaient jadis sur la planète bleue.
Mes doigts caresse doucement les cheveux d'Hayden, s'y perdent. Là, je songe, sans trop savoir pourquoi, au complexe enchevêtrement de crêtes d'Adamas Labyrinthus, à six cents kilomètres d'ici.
Au bout d'une éternité, Millie, qui se tenait en retrait, pose une main sur mon épaule. Elle m'a certainement vu embrasser Hayden tout à l'heure, mais je n'en ai cure.
— Tu devrais le laisser se reposer. Ce qui lui est arrivé n'est pas grave, mais il a besoin de repos. D'accord ?
Je hoche la tête.
— Va dormir un peu, toi aussi.
Après un dernier regard, je quitte le module. J'ai tout à coup envie de trouver mes parents, de me blottir dans leurs bras, mais ils sont introuvables. Je balaie du regard la salle commune, alors qu'une chape de fatigue s'écrase sur mes épaules.
Je me traine jusqu'à la pièce dans laquelle j'ai pris l'habitude de dormir. Je m'extirpe de ma combinaison, ne restant plus que vêtue d'une fine couche de tissu couleur de nuit.
Sol 344, an martien 10, 21h12, heure martienne.
Malgré mes yeux brûlants de fatigue, impossible de trouver le sommeil. Au-dessus de moi, Phobos, brille de mille feux, dardant ses rayons sur la coupole de mon module. J'imagine Deimos, gravitant quelque part autour de la planète.
Avec un triste sourire, je me dis que, dès l'origine, par ses deux lunes, Mars a fixé les règles du jeu : la Peur et la Terreur.
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*Variable : étoile dont la luminosité varie pour des causes internes – pulsations, éruptions – ou externes – éclipse par un autre corps.
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