
VI
*Soldier on*
Le corps sans vie de Timo bougeait sous les soubresauts du chariot. À chaque fois que les roues heurtaient des petits cailloux, Pytz et Affée se sentaient désolés. Automne leur jetait parfois un regard avant de ne pouvoir éviter de regarder le petit carnet pendu à la ceinture de Bratt, où les noms des morts étaient inscrits. Elle pensait à la tâche qui l'attendait en rentrant, annoncer aux familles que leurs enfants disparus étaient morts.
Ils avaient tous le visage sombre. Cette mort était pour eux un échec. Ils n'étaient pas arrivés à temps. Pourtant, ils avaient quand même la force de s'arrêter lorsqu'ils reperaient une plante qu'ils n'avaient jamais croisés pour l'observer pour ensuite la prendre avec eux. Livaï trouvait ce comportement assez irresponsable, mais chaque fois que venait un titan, ils arrivaient à s'en occuper.
-C'est ici. Préparons le camps, déclara Automne quand ils furent arrivés au château en ruine indiqué par Erwin.
Ils commencèrent à défaire les affaires du deuxième chariot que conduisait Bratt. Il fallait installer le camp pour la prochaine grande mission d'exploration demandée par Erwin.
En descendant du cheval, Affée chuta, sous les rires de ses camarades. Rires qui cessèrent quand ils virent qu'elle ne se relevait pas. Sous l'œil de Livaï, ils se précipiterent vers elle. Son visage pâle et plein du sueur était crispé de douleur. Elle avait réussi à tenir jusque-là. Son corps ne pouvait plus.
-Affée, qu'est-ce que tu as ? Où as-tu mal ? paniqua Ishbala.
-... Partout... grogna t-elle.
Pytz fit un signe de tête à Automne qui s'exécuta aussitôt :
-Laissons Pytz gérer, Affée n'a pas besoin qu'on se regroupe autour d'elle, mais le camps a besoin d'être monté.
En chœur, ils acquiescèrent. La capitaine parlait fermement mais son visage était rongé par l'inquiètude. En se dirigeant vers le chariot, elle se retrouva aux côtés de Livaï qui en profita pour lui souffler :
-Je te l'avais dit, elle...
-C'est bon, le coupa t-elle, je n'ai pas besoin de ça.
Il fut presque heureux qu'elle se montre sévère envers lui, qu'elle agisse en capitaine, qu'elle lui montre son vrai caractère. Il sentit qu'il pouvait profiter de la malheureuse situation.
Affée fut transportée dans l'endroit le plus couvert des ruines. Pytz, qui essayait de garder son calme, l'examina, cherchant désespérément une blessure à accuser. Une blessure infectée, n'importe quoi qui puisse expliquer son état. Elle était brûlante de fièvre, aussi pâle que le cadavre de Timo, suant comme un poisson, gemissante de douleur. Aucune blessure anormale. Pytz commença à osculpter consciensement chaque partie du corps. En arrivant sur l'estomac, Affée poussa des cris de douleur.
Alertée par ces cris, Automne se précipita. Elle arriva nez à nez face à Pytz dont le visage blême ne disait rien de bon.
-Alors ?
-Elle est très mal en point.
-Qu'est-ce qu'elle a ?
Il hésita un instant avant d'avouer, vaincu :
- Je ne sais pas. Elle a le plus mal au ventre, mais je n'ai aucune idée de ce que c'est.
La couleur du visage d'Automne disparut à son tour. Elle tenta de garder ses moyens.
- Mais... Tu peux la soigner ? Ou du moins faire quelque chose ?
- Je peux essayer de soulager la douleur avec ce que j'ai, mais je n'ai pas le matériel pour un tel cas, je n'ai que pour les blessures externes. Il faudrait la conduire à l'hôpital.
- On ne sera rentré que dans trois jours, est-ce qu'elle tiendra d'ici-là ?
Pytz se retourna vers Affée, la regarda commencer à délirer sous l'effet de la fièvre et de la douleur. Le regard qu'il fit ensuite à Automne disait tout. Je ne sais pas, bon sang je ne sais pas, va t-on prendre le risque pour trois jours ? je ne sais pas quoi faire, capitaine, j'ai peur, peut-être que ce n'est qu'un virus passagé ou au contraire un virus qui la tuera en deux jours. Tout ça dans ses yeux. Sans rien dire. Automne comprit. Elle serra les poings et s'en retourna vers le reste de l'escouade.
-Déposez tout ce qu'il reste dans les chariots, on a pas le temps d'installer comme il le faudrait. On va devoir laisser les chariots ici, ils vont nous ralentir sur la route. On rentre ce soir chez nous, quand les titans seront endormis.
L'escouade ne posa pas de questions, ils savaient lire sur le visage de leur capitaine, et ce qu'ils lisaient ne leur plaisait pas.
-Compris, répondirent-ils un peu paniqués.
- Quoi ? s'étonna Livaï.
Un petit moment de silence s'installa avant qu'Automne répéta :
-On rentre chez nous ce...
-J'ai bien compris cette partie-là. Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi tu te decides à désobéir aux ordres d'Erwin en abandonnant la mission.
L'escouade entière retenait son souffle. Bratt et Ishbala bouillaient de l'intérieur. Automne prit son air sévère et glacé que Livaï voulait voir, sentant la confrontation venir. Il ne la provoquait pas pour ça, il trouvait sa décision complètement irresponsable et stupide.
-Affée est peut-être mourante, elle est notre priorité, trancha t-elle.
-Notre priorité est d'installer le camps comme on nous l'a demandé.
Ishbala, qui avait le sang chaud et qui était très attachée à Affée s'avança d'un pas, près à lui foutre une beigne, mais Klaus lui bara le passage. C'était une affaire qu'Automne avait à régler, en tant que capitaine.
-On obéit toujours à notre... commença Bratt.
D'un geste de main, Automne le fit taire. Elle savait qu'il fallait qu'elle règle ça elle-même. Livaï se rebellait à son autorité. Elle fit signe à Livaï de la suivre, un peu à l'écart.
-Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
-Toi qu'est-ce qu'il te prends ? On abandonne pas en cours de mission. Affée savait qu'elle était mal en point, elle a quand même décidé de venir, elle doit en assumer les conséquences. Elle n'a peut être rien, on ne va quand même pas abandonner pour un doute ?
Bien sûr, Automne ne s'attendait pas à ce que Livaï comprenne, mais jusqu'à là il avait obéi quand même. L'heure n'était pas à la persuasion, elle n'avait pas le temps pour ça, et les yeux de Livaï lui faisait bien comprendre que c'était inutile.
-Obéis à mes ordres, c'est tout.
-Tes ordres ? Je n'obéis pas aux ordres stupides. T'as pas l'air de te rappeler que bientôt c'est toi qui obeira aux miens.
Vraiment, Livaï était hors de ses gons et il en avait marre de faire face au visage de glace d'Automne, il voulait qu'elle explose aussi. Ne se rendait-elle pas compte de ce qu'il se passait ? Était-il le seul à le voir ?
-Mais tu es sous les miens pour l'instant. Notre camarade est gravement malade, nous devons la protéger, à n'importe quel prix.
-Alors quoi ? Il y a une blessée possiblement, il insista sur le possiblement, mourante et on abandonne ? Est-ce que tu as une idée du nombre de soldats qui ont péri pour une expédition sans que celle ci ne s'arrête ? Des centaines. Parce que c'est ce qu'on fait, nous sommes des soldats !
- Je sais très bien ça. Je les ai vu, j'en ai aimé certains. Je suis soldat depuis plus longtemps que toi, ne me fais pas la leçon. J'en ai suffisamment vu, et ce que j'ai vu, ce que j'ai vécu aussi, je ne peux pas le reproduire. Laisser les autres mourir, parce que soit disant on a le cœur suffisamment dur, parce que c'est ça qu'on appelle le devoir, ce n'est pas ma conception du soldat.
La colère de Livaï se transforma en un monstre affreux qui brisa le visage glacé d'Automne : le mépris brut. Qu'elle lui parut faible, cette capitaine, à cet instant. Une autre conception du soldat ? Tu parles, c'est de la lâcheté. Trop lâche pour continuer malgré les cadavres empilés.
-Non. Tu n'es pas un soldat. Tu n'as rien d'un soldat. Oh bien sûr tu fais de beaux discours, pour ça tu sais y faire,mais une fois sur le terrain, toi et ta bande de bras cassés, vous vous défilez comme des lâches. Qu'est-ce qu'on a fait, hein, exactement ? Récupérer un cadavre, chanter autour du feu, et se défiler quand quelqu'un est malade. Voilà ce qu'il se cache derrière tous tes mots de "nous sommes l'escouade d'assistance d'élite, nous aidons dans tous les moyens". Tout ce qui t'importe c'est toi. Tu es une arnaque. Voilà exactement pourquoi Erwin m'a envoyé ici, pour que je lui dise tout ce qu'il y a réglé ici.
Le coup de poing arriva vite dans la gueule de Livaï. Il l'avait vu venir, mais il s'était laissé faire, trop heureux de la voir dérailler, de voir enfin de quoi elle était faite. Il en sourit presque, surtout quand elle regarda son poing en le questionnant, comme s'il avait pris l'initiative sans lui demander. Mais elle ne s'excusa pas. Elle resta glacée et muette.
-Ravi de voir que tu es comme les autres, ton sang peut chauffer, à toi aussi, ricanna t-il presque. C'est de ça qu'un capitaine a besoin, pas d'une lâcheté ou d'une morale de bergère.
Elle le transperça du regard.
Pour elle, c'était Livaï le lâche. Trop lâche pour voir autre chose, pour se retourner et regarder dans les yeux les mourants qu'il abandonne. Trop lâche pour entendre les supplications casser son cœur, pour essayer de les sauver et prendre le risque qu'ils meurent dans ses propres bras. Parce que s'il les entendait, comment pouvait-il rester de marbre et continuer à sacrifier à tour de bras ? Elle ressentait la même colère que ce fameux jour où Erwin avait sacrifié son escouade pour la protéger. La douleur qu'elle avait ressentie alors, comment eux pouvaient-ils passer outre ? Ça la dépassait. Ils invoquaient le devoir du soldat, mais ce devoir lui semblait bien ridicule face à l'immense douleur de la perte. Elle savait qu'elle ne pouvait pas la supporter à nouveau, elle s'était promis que ça ne lui arrivera plus. Alors peut lui importait les protestations de Livaï.
Chacun était trop éloigné de l'autre. Ils ne se comprenaient pas, et il semblait qu'ils ne le feraient jamais. Automne laissa tomber.
-Tu es exactement comme Erwin. Sauf que tu es petit, froid, et vide, cracha t-elle.
Lui qui pourtant avait voulu la provoquer, sentit le froid de ces mots le transpercer. Elle lui renvoyait son mépris à la gueule. Mais c'était plus que ça, c'était de la déception, et quelque chose d'autre qu'il n'identifia pas.
Elle s'en alla et le laissa assis par terre. Elle croisa Pytz, médusé par ce qu'il venait de voir, et lui figne de soigner l'egratinure de Livaï. Il obéit, mais Livaï protesta, il n'avait besoin de rien. Pytz le dévisagea, voulant dire quelque chose, hésita, soupira, puis lâcha finalement :
-Tu as peut-être raison, nous ne sommes peut-être qu'une bande de bras cassés. Mais ce n'est pas grave, parce que nous savons qu'Automne aura toujours deux bras valides pour nous porter. Ne le sous-estime pas, il vaut mieux l'avoir avec soi.
Son ton calme était réconfortant, après cette tempête. Pytz était toujours placide, il ne s'enervait jamais. Et Livaï vit dans ses yeux qu'il n'avait pas dit ça comme un reproche, mais presque comme une excuse ou un conseil. Malgré tout ce qu'il avait craché au visage d'Automne, il devait reconnaître que son escouade avait une confiance en elle, et que c'était ça aussi, être un bon capitaine.
-Je n'ai besoin de personne, souffla Livaï.
Pytz haussa les épaules et le laissa. Ce n'était pas ses affaires. Contrairement à Automne, il s'en foutait de ce que Livaï pouvait penser.
Quand l'aube fit s'enflammer les pins et les collines au loin, il était presque temps de partir. La colère s'était évanouie avec le soleil, mais la fièvre d'Affée n'était pas retombée, elle vomissait maintenant. Allongée sur le chariot, la tête sur les genoux d'Ishbala qui lui essuyait le front, elle luttait contre un mal inconnue. L'escouade était prête à partir, Livaï l'avait attendu pour annoncer sa décision :
-Je reste ici, je vais finir la mission.
Ils se turent tous, ce petit homme avait l'air mortellement sérieux. Automne s'avança vers lui.
-Ne sois pas idiot. On a nos différends, et tu pourras demander à changer d'escouade à ton retour, mais il faut que tu viennes impérativement, je ne peux pas te laisser. C'est un ordre.
Livaï s'avança à son tour d'un pas.
-Comment veux-tu que j'obeisse aux tiens si tu ne respectes pas ceux des autres ? Erwin nous a demandé d'installer le camps pour la prochaine expédition.
Bratt en avait franchement marre de ces contestations constantes. Il s'était tu toute la journée, il avait du mal à se retenir. Derrière ses lunettes rondes, quand ses yeux se plissaient, il ressemblait à un assassin. Lui qui était toujours d'un calme olympien devenait tranchant, d'un tranchant pire que brûlant puisque glaciale, une colère froide que tous connaissait bien. Voyant ces yeux, Klaus, le véritable assassin, voulu calmer le jeu et intervint
-Arrête ton caprice et viens, siffla t-il.
-C'est vous qui faites un caprice, rétorqua Livaï. Vous rentrez la queue entre les jambes sans penser au temps que les soldats suivants vont consacrer à faire ce qu'on aurait dû faire. Des soldats qui vont s'épuiser pour ça, et cet épuisement sera fatal pour certains. Rentrez sauver une fausse mourante. Vous avez de beaux discours sur la valeur d'une vie humaine, mais ce ne sont que les vôtres qui vous importe, vous pouvez condamner les autres si seulement vous ne les voyez pas mourir.
Son ton un peu détaché enlevait son discours d'une colère qui aurait pu biaiser son jugement. Automne le ressentit comme un vent violent qui aspira ses mots avant qu'ils ne puissent sortir. Son silence fit comprendre à Klaus que le débat ne se résoudrait pas, qu'il fallait qu'il agisse. Il fit un signe de tête aux autres pour qu'ils se mettent sur leur cheval, ce qu'ils firent. Il n'y avait plus de temps pour réfléchir à ce qui était juste ou non. Elle avait déjà pris sa décision, elle ne pouvait pas faire marche arrière.
Livaï la forçait à choisir. Lui ou Affée. Elle le détesta pour ça. Mais pour lui, le choix ne se posait pas, il savait ce qu'elle choisirait, il ne lui demandait plus de rester, simplement de le laisser.
-Si tu restes ici tu mourras, lança t-elle.
-Peut-être.
-Je ne viendrai pas te sauver.
-Je sais.
-Capitaine, il faut partir si on veut être rentré avant l'aube, la rappela Klaus.
-Fais pas l'idiot Livaï, viens, tenta Pytz.
-On est quatre valides, on peut t'assomer, rend pas les choses difficiles, rappliqua Ishbala.
-Même à quatre vous n'arriverez pas à m'avoir. On a vraiment pas besoin de ça, je crois savoir que vous êtes pressés.
-Il a raison. Il a pris sa décision, il ne changera pas d'avis, répondit Klaus.
Klaus lança un regard fraternel à Livaï, qui le reçut naturellement. Par cette intervention, Klaus montra à Livaï tout son respect. Respecter sa décision, c'était respecter l'homme. Et un homme vrai s'en tiens aux siennes, sait les prendre, peu importe si elles étaient bonnes ou mauvaises. C'est pour ça qu'il respectait Automne, et qu'il respectait désormais Livaï qui retournait d'un pas confiant continuer les préparatifs sous le regard de la capitaine qui, toujours sous l'effet de l'attaque raisonné de Livaï, hésita une dernière fois.
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