Ce salop'art de texte!
Assis à même la moquette du salon, mon ordinateur posé sur mes genoux, je poussai un long soupir à m'en fendre l'âme et demandai à ma colocataire :
— Rappelle-moi qui est l'imbécile qui a dit que nos études supérieures seraient les plus belles années de notre vie, déjà? Que j'aille l'étriper?
Ivy McBlair, couchée sur le canapé, juste à côté de moi, ne daigna pas lever la tête de son ordinateur portable tant elle était concentrée par la lecture de l'article de cinquante pages que notre professeur d'histoire de l'art nous avait donné à lire pour la semaine prochaine. Elle, au moins, avait le courage de lire ce texte non seulement écrit en taille neuf, mais en plus bourré de termes que je n'avais jamais vus de ma vie.
Moi, j'avais abandonné tout espoir de parvenir à déchiffrer ne serait-ce que la première phrase, que j'avais relue au moins dix fois sans en comprendre le sens. Mais comme j'avais bossé à la bibliothèque ce matin et assisté à deux cours cet après-midi, c'était normal que je ne parvienne plus à me concentrer une fois le soir venu.
En plus, le soleil se couchait de plus en plus tôt compte tenu de l'hiver qui pointait le bout de son nez, et ça ne me motivait pas du tout à étudier. Je n'avais qu'une envie : me rouler en boule dans mon lit jusqu'au lendemain.
Hélas, je ne pouvais plus me laisser aller à la paresse comme l'année passée. La prestigieuse école d'art suédoise de Konsthögskolan n'acceptait que les élèves les plus prometteurs et les plus disciplinés. Je devais prouver que je méritais ma place, surtout au premier trimestre où j'avais l'impression que tout se jouait.
Je me levai donc et me dirigeai vers la cuisine, où je sortis des armoires ma tasse Gryffondor afin de me faire un café malgré l'heure tardive. Pendant que je remplissais d'eau la cafetière, Ivy me demanda ce que je fabriquais.
— Un café! lui criai-je de la cuisine. Tu en veux un?
— T'es dingue, tu ne dormiras pas de la nuit!
— Mais peut-être que ça me motivera à bosser.
Très sincèrement, j'en doutais, mais au point où j'en étais, j'étais prêt à tout pour réussir à lire cette saloperie de texte. Quand je revins au salon, ma tasse à la main, la rousse m'avertit, la voix bien sérieuse :
— Ne compte pas sur moi pour te réveiller demain matin, Nate Mackel.
— Oui, Maman, soupirai-je.
N'empêche que le réveil serait sans aucun doute brutal demain matin. Ivy et moi suivions tous les deux le cours Introduction à l'histoire de la peinture qui commençait à 8 h et décider de ne pas y assister sous prétexte qu'on était trop fatigué n'était pas une bonne idée : comme notre prof ne déposait pas les présentations PowerPoint sur le portail de cours, nous, les étudiants, devions uniquement nous fier à notre talent de preneurs de notes pour assimiler la matière.
Entre les courants artistiques et les œuvres marquantes, il y avait à voir. Et les trois heures qui y étaient consacrées chaque semaine n'étaient parfois pas suffisantes pour l'inlassable pie qu'était madame Forsberg.
En me réinstallant devant mon ordinateur, je posai fatalement les yeux sur la première page du fameux article qui m'attendait. Je marmonnai sans pouvoir m'en empêcher :
— Non mais vraiment, comme si on avait envie de se fatiguer les yeux à lire ça en plus du reste à apprendre...
— Tu peux toujours imprimer le document si tu n'aimes pas lire devant un écran, fit remarquer Ivy.
Je roulai les yeux.
— Comme s'il allait devenir subitement intéressant sur papier...
Mon amie ne me répondit pas, les yeux rivés sur son ordinateur. Après avoir bu quelques gorgées de mon café — qui ne me motiva pas à lire le texte, soit dit en passant —, je me tournai une fois de plus vers Ivy pour lui demander comment elle était capable de lire ce somnifère textuel sans faire de pause.
— Je le lis, c'est tout, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Comme ça, une fois que c'est fait, j'en suis débarrassée.
— Je suis sûr que tu as pactisé avec le diable pour avoir cette discipline de fer, râlai-je. En plus, t'es rousse, c'est un signe.
Elle plaqua une main sur sa poitrine, sa bouche ouverte en un « O » parfait.
— Oh non, tu as découvert mon sombre secret!
— Mort de rire, répliquai-je d'une voix sèche.
Elle pouffa.
— Si tu arrêtais de te plaindre, peut-être que tu réussirais à bosser, mon pauvre.
Mouais. Plus facile à dire qu'à faire.
Je me saisis de mon ordinateur portable d'une main et obligeai Ivy à me faire une place sur le canapé. Peut-être que si je m'asseyais là plutôt que sur le dur plancher, ça m'aiderait à me concentrer... Peut-être. Ça valait le coup d'essayer.
Je poussai un long soupir et me bottai le derrière pour essayer de lire ne serait-ce que le premier paragraphe. Le poing enfoncé contre ma joue, je me penchai pour la énième fois sur le texte maudit.
Dix minutes plus tard, j'abdiquais.
— Punaise, l'auteur veut rivaliser avec Proust, ou quoi?
Frustré contre moi-même de ne pas comprendre ce fichu texte, je fermai mon ordinateur d'un geste brusque.
— Tu ne trouves pas que tu exagères un peu?
Je n'eus même pas besoin de me tourner vers elle pour savoir qu'elle me souriait de toutes ses dents. Je décidai de prendre sa question à la lettre et rétorquai :
— Pas tant que ça! Regarde, il doit bien y avoir... Attends, plus de cents mots rien que dans cette phrase.
— Laquelle?
Je me penchai vers son écran d'ordinateur pour lui montrer l'aberration de la nature que représentait pour moi la phrase en question, mais à ma grande surprise, ne reconnus pas le texte que notre professeur nous avait donné à lire. Ivy lisait un tout autre texte. Plus facile à lire, si j'en jugeais par la longueur beaucoup plus raisonnable des phrases et... Oh.
Les yeux ronds, je m'immobilisai. Stupéfait. Bouche bée. Choqué.
Car je venais enfin de comprendre pourquoi Ivy était si prise par sa lecture. Elle essayait lamentablement de tourner son ordinateur de façon à ce que je ne puisse pas en lire davantage, mais c'était trop tard : j'avais eu le temps de reconnaître le texte. Ou plutôt, de reconnaître sa teneur, ce qui me suffisait amplement.
Maintenant que j'avais compris son petit jeu, mon amie me souriait d'un air penaud. Je laissai échapper un rire nerveux.
— Résumons un peu... Pendant que tu fais semblant de bosser, comme moi j'essaie réellement de le faire depuis au moins une heure, tu lis une fanfiction de Pretty Little Liars?
Sans que je puisse la contrôler, ma voix était montée en crescendo pendant que je dévisageais ma meilleure amie. Mais après cette trahison, méritait-elle encore ce titre?
— Nate...
— Ivy, tu me déçois.
— Mais je...
— Non, Ivy, je suis sérieux, tu me déçois vraiment beaucoup. Tu...
Cette fois, ce fut la rousse qui m'interrompit :
— Nate, ta tasse!
Pendant que je m'agitais, je n'avais pas remarqué que j'avais toujours ma tasse à la main. Et qu'il y avait encore du café à l'intérieur. Ce qui devait arriver arriva. Du liquide chaud se retrouva sur le clavier d'Ivy. Clavier qui émit alors un bruit très louche. Très définitif, aussi. Qui s'apparentait à « pssscchhh ».
Un sourire de malaise sur les lèvres, je me cachai le visage derrière ma tasse rouge et or, comme si elle pouvait me protéger du courroux de la rousse. Pour alléger l'atmosphère, mais sans non plus me voiler la face, je tentai un faible :
— Dix points de moins pour Gryffondor?
Ivy tourna la tête vers moi. Son visage, bien qu'impassible, trop impassible, ne laissait rien présager de bon et je me demandai l'espace d'un instant si n'elle n'avait pas bel et bien pactisé avec Satan pour paraître si effrayante.
— Nate, je vais te tuer, articula-t-elle lentement.
La seconde d'après, elle se jetait sur moi, toutes griffes dehors. Elle m'agrippa par le col de mon t-shirt et me secoua dans tous les sens, comme un prunier. Elle hurla, aussi. Je craignis de devenir sourd, mais me laissai faire, conscient de mériter ce châtiment. Quand elle cessa de me balloter comme une poupée de chiffon, elle se pencha vers son PC pour évaluer les dégâts. Sans surprise, le clavier avait rendu l'âme.
— Mais peut-être que le reste de ton ordinateur fonctionne encore, tentai-je sans trop y croire.
— Mais là n'est pas la question, triple andouille! rugit-elle. Pendant qu'on essaiera de le réparer, enfin si on peut le réparer, je n'y aurai pas accès. Comment je vais faire, pour les cours?
Je déglutis. Sans ordinateur, l'étudiant du XXIe siècle n'allait pas très loin, quel que soit son programme d'étude, c'était un fait.
— Je te passerai le mien, lui offris-je avec un sourire qui se voulait pacifique.
— T'as intérêt.
Elle ne hurlait plus. C'était bon signe.
— Par contre, je te défends lire des fanfictions Pretty Little Liars sur mon ordinateur.
Sitôt que la phrase eut traversé mes lèvres, Ivy me prit la tasse Gryffondor des mains et me jeta le café restant à la figure. Les cheveux dégoulinant du liquide heureusement tiède, je clignai lentement des yeux. Et finis par sourire, malgré moi. Tout compte fait, peut-être les études supérieures étaient-elles bel et bien les plus belles années de notre vie.
Vous pouvez retrouver Nate et Ivy dans « Homeless » ainsi que « Fearless » de @valentine-dg. Je vous recommande d'ailleurs de jeter un œil à ses autres histoires, elles sont géniales!
Texte et commentaire écrit par OhMyLonelyMonster
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